
Nous ne les connaissons plus et pourtant sans elles Rome ne serait pas éternelle. Elles, ce sont les femmes qui ont fait Rome autant que les hommes. Voici quelques portraits de grandes Romaines, des femmes fortes qui ont su agir dans leur époque : des Virago. Chronique de Charlotte Labro.
La scène est aux Enfers.
C’est l’hiver chez les Hommes. Comme l’a décidé Zeus, la reine des Enfers Proserpine règne sur le royaume des ombres aux côtés de son mari Hadès, laissant sa mère Déméter, la déesse des moissons, sur Terre dans le froid hivernal. Mais Proserpine s’ennuie à mourir dans son palais des Champs-Élysées. Elle se dit alors :
« Je sais ! Je vais organiser une après-midi entre filles ! Les Achille, Ulysse, Énée ou autre héros virils et trapus m’insupportent, ils ne parlent que d’eux-mêmes et de leurs exploits. Mais qui inviter ? Ni déesse, ni nymphe, je connais déjà toutes leurs histoires. Invitons plutôt de vraies femmes qui ont des choses à raconter. Ah, oui, il y a la vive et volubile Clélie, l’héroïne des débuts de la Rome républicaine, qui habite en face, la maison avec la jolie terrasse qui donne sur le champ des asphodèles. Mais, si nous ne sommes que deux, ce ne sera pas très distrayant, allons voir dans le Tartare pour trouver une autre convive de choix. »
Le jour festif arrive. La reine des Enfers présente alors Clélie à la jeune Tarpéia.
« Voici Tarpéia, Clélie, vous ne vous êtes jamais croisées ici au royaume des morts car Tarpéia habite le Tartare, cet endroit des Enfers réservé aux êtres mauvais ; vous ne vous êtes jamais croisées dans le monde des vivants car Tarpéia est ton aînée. »
« Bonjour Clélie, je suis Tarpéia, fille de Tarpéius, gardien de la citadelle du Capitole. Je suis timide, car plutôt solitaire au fond du Tartare et ma santé est fragile. Il faut que je me présente davantage mais je n’en ai pas la force. Proserpine, raconte pour moi, s’il te plaît ! »
« Si tu veux Tarpéia, je vais raconter ton histoire à Clélie, nous avons tout notre temps, mon Palais est vide et Hadès est parti, sur les bords du Styx, promener Cerbère, notre adorable chien de garde à trois têtes.
Par où commencer ? Ton histoire est si mystérieuse Tarpéia. Romulus défendait sa jeune cité face à ses voisins les Sabins. Tu n’étais qu’une jeune fille romaine, certains disent une Vestale, une prêtresse sacrée. Tu fis la rencontre, fortuite ou non, de Tatius, le roi des Sabins. Il te fit promettre de les aider, en secret, à pénétrer dans le Capitole en échange de ce que lui et ses hommes portaient au bras gauche, ce qui arriva. Pourquoi cette trahison contre de l’or ? Tu as peut-être été contrainte par la force : une jeune fille face à un soldat puissant. Tu as peut-être voulu tendre un piège audacieux aux ennemis en les poussant, dans la citadelle, à se désarmer rapidement de leurs boucliers accrochés au côté gauche. Nul ne connaît tes raisons. Mais les écrivains simplifient tout cela en te présentant comme une petite femme jeune, vénale et frivole.
Ce qui est certain, c’est que tu payas de ta vie cette confrontation à l’ennemi. Ta mort reste mystérieuse et repose sur un étrange malentendu. L’ennemi t’avait promis les ornements de son bras gauche. Mais s’agissait-il des lourds boucliers ou des petits bracelets ? Les Sabins, avides de domination, tranchèrent vite la question et te lancèrent leurs armes, le poids t’écrasa, le lourd fracas te tua.
Étrangement, après, les Romains te rendirent les honneurs en nommant de ton nom ce roc où tu mourus, c’est la roche tarpéienne d’où ils précipitèrent, par la suite, leurs traîtres et leurs criminels.
Aucun homme n’a su ou n’a pu s’arrêter à écrire une seule version de ton histoire. Tite-Live hésite à coup de « soit », « soit » : seu, seu ; de même, Plutarque émet plein d’hypothèses. Valère Maxime te place dans son chapitre sur la perfidie, ce qui est un peu rapide et méprisant. Le poète Ovide laisse planer le doute sur ta responsabilité dans la trahison, il entoure ton nom d’un petit via reclusa, une porte ouverte, comme un mince hasard, et en même temps il rend hommage à ton âme : via Tarpeia reclusa / dignam animam […] exuit. Il te qualifie dans un autre poème de légère gardienne, levis custos, sans qu’on sache si légère signifie éphémère et libre ou futile et inconstante. Mais, faisons confiance à l’historien le plus ancien parmi eux, Denys d’Halicarnasse, il a peut-être raison : Ἀλλ' ὑπὲρ μὲν τούτων κρινέτω τις ὡς βούλεται « Mais laissons chacun se faire son avis sur cette histoire ». Mon avis de reine des Enfers est que tu es de ces femmes courageuses, de ces grandes Virago.
Voilà Clélie, qui est Tarpéia. À toi de raconter ton histoire. »
« Mon histoire n’est pas si différente, même si les auteurs me présentent comme une héroïne et toi comme une traîtresse. Je fais partie de toute une liste de héros masculins qui ont accompli des exploits dans les premiers temps de la Res Publica. Je suis, même, avec la reine Cléopâtre, l'une des rares femmes de la liste des hommes illustres, viri illustres, dressée par l’historien Aurelius Victor au IVe siècle de notre ère. Les historiens m’ont fait traverser les époques. Qu’ai-je donc fait pour mériter cela à leurs yeux ?
C’était la fin de la guerre entre le roi étrusque Porsenna et les consuls romains de la toute jeune République. Un traité de paix fut signé et, comme souvent dans la guerre, les femmes servent de monnaie d’échange. J’étais une otage parmi d’autres, une jeune fille utilisée ; mes campagnes et moi avions peur dans ce camp militaire.
Un soir, près des rives ennemies du Tibre, un élan de courage allié à ma petitesse et à ma finesse m’ont permis de me faufiler hors de la vue de nos gardiens lourds de vin et abreuvés de violence. J’ai chuchoté aux filles « Allons-y ! ». Mes compagnes ont tenté de me suivre, sans succès, le courant était trop fort. Par bonheur, une jeune pouliche se trouvait là, seule, près des roseaux. Nous sommes parties au galop. Ce devait être un spectacle étrange, une jeune fille sur un cheval à toute allure au milieu du fleuve ! Quand le roi Porsenna apprit mon évasion, il fut d’abord fou de rage, il avait perdu une belle proie ! Quand le consul romain Publicola me vit revenir seule, il fut aussi fou de rage, il pensait ses accords de paix brisés, il me renvoya chez l’ennemi. Que d’hommes en colère contre une jeune fille !
Finalement, le roi Porsenna reconnut mon courage et mon audace et me permit de rejoindre Rome en choisissant des otages pour m’accompagner. Évidemment, j’ai choisi toutes les jeunes filles pour que les hommes ne puissent pas leur faire de mal. Par malheur, je crois qu’aujourd’hui chez les vivants, les femmes sont encore souvent les otages lors des guerres des hommes.
Voilà l’histoire de la hardiesse de Clélie qui devint légendaire, comme si les hommes avaient besoin de fabriquer une discrète héroïne pour mieux asseoir leur propre pouvoir et nous exclure de la Res Publica. Les écrivains antiques, Denys d’Halicarnasse, Tite-live, Plutarque ou encore Aurelius Victor s’étonnent de ma témérité. Ce qu’ils oublient, c’est que devant la violence des hommes, en particulier lors des guerres, les femmes n’ont pas d’autre choix que le courage, le sang-froid et l’entraide entre elles.
Que reste-t-il de nous chez les vivants ? Toi, Proserpine, tu sais, tu es celle qui peut faire le lien entre les deux mondes. »
« De toi, Célie, il reste des œuvres te montrant jeune et déterminée sur ton cheval, mais ce sont des images convenues. Ta plus forte empreinte, tu la dois à une autre femme, Madeleine de Scudéry, qui fit de toi l’héroïne d’un long roman précieux en 1654, Clélie, histoire romaine. C’est un roman dans le ton de son temps mais c’est surtout une écrivaine qui veut s’imposer en son époque parmi les écrivains et qui te choisit pour cela.
De toi, Tarpéia, il reste un proverbe populaire : la roche tarpéienne est proche du Capitole, qui signifie que « des honneurs à la déchéance il n’y a qu’un pas » : un avertissement contre la vanité !
Les hommes ont voulu vous opposer : la vénale futile contre la prude courageuse.
Pourtant, vous êtes pareilles : deux très jeunes femmes audacieuses qui luttent contre le pouvoir des hommes et ce qu’ils vous imposent dans la guerre. Il n’y a qu’une lettre de la jeune fille, virgo, à virago, la femme forte. »
« Mais Proserpine, pourquoi Tarpéia habite-t-elle alors le Tartare aux Enfers ? »
« Tu as raison, Clélie, je vais faire une demande exceptionnelle à Hadès et aux trois juges des Enfers, Minos, Éaque et Rhadamanthe, afin que Tarpéia soit accueillie aux Champs-Élysées, dès demain à midi ou à minuit ! »
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