
Nous ne les connaissons plus et pourtant sans elles Rome ne serait pas éternelle. Elles, ce sont les femmes qui ont fait Rome autant que les hommes. Voici quelques portraits de grandes Romaines, des femmes fortes qui ont su agir dans leur époque : des Virago. Chronique de Charlotte Labro.
Il est des belles Romaines, des douces, des fleuries, des divines qui sont protectrices, confidentes, amantes et compagnes, vous les connaissez. Mais il y a nous : les Virago, les guerrières, les combattantes, les mères, les sœurs, les reines : cachées et exposées, abusées et fortes, loyales et rebelles. Nous nous appelons les Virago. Notre nom latin est un assemblage étymologique étrange entre le mot vir, l’homme masculin qui donne le mot virtus, et le verbe ago, se mettre en mouvement, aller de l’avant. Avec nous, la virtus, la vertu, le courage, la grandeur et la force ne sont plus ce soi-disant apanage des hommes, elle nous appartient tout autant, à nous ! La virago est une force qui va ! Qui fut la première ? Elle s’appelait Hersilie, écoutons-là :
« Je ne suis pas née Romaine, je le suis devenue. Rome n’est encore qu’un amas de petits hommes : des vagabonds, des marchands. Après avoir tué son frère, Romulus l’a fondée, a délimité son espace mais il est vide car plein uniquement d’hommes. Il faut une descendance. Romulus a besoin de femmes, il y a pénurie comme l’écrit l’historien Tite-Live : « penuria muliebrum » (Ab Urbe condita, I, 9). Jolie formule ! Alors, Romulus organise de grands jeux, une grande fête de voisinage en l’honneur du dieu Neptune. Il invite ses voisins : les Sabins. « Venez accompagnés, Messieurs », dit-il.
Je suis une Sabine, avec mes sœurs, à la fin du jeu, soudain, je suis arrachée violemment, raptée par cette jeunesse romaine masculine avide de femmes, de proies, telles des colombes qui s’enfuient face aux aigles, des agneaux face aux loups comme nous présente le poète Ovide (Ars Amatoria, I, v. 117-8) : « Ut fugiunt aquilas, timidissima turba, columbae, / Ut fugit invisos agna novella lupos. » Les Romains nous attirent de force à eux. Alors, nos pères, nos frères Sabins engagent une guerre contre Rome.
Je vis la guerre, qui dure ; le temps passe, je deviens mère, mes sœurs aussi. Ma colère s’apaise contre mes ravisseurs. Mon enfant a le sang de son père mais il a aussi le mien, il est romain et sabin. Pourtant, les combats masculins ne cessent pas, nos pères, nos frères, nos maris s’entretuent. Je rassemble les Sabines. Et tout à coup, à la surprise de tous, nous nous élançons au milieu d’une grêle de flèches, de coups. Des femmes sur un champ de bataille ! Nous entrons en scène. Nous, les Sabines, voulons mettre fin à la colère des hommes. J’ai une robe déchirée, des cheveux collés au front, je pleure, j’implore mais je n’ai pas peur. J’oublie cette timidité de femme, cette pudeur, cette « pavor muliebri » des femmes romaines qui se doit être la mienne, d’après les auteurs masculins.
Au milieu du combat, je dis ces mots que rapporte Tite-live : « Si adfinitatis inter vos, si conubii piget, in nos vertite iras : nos causa belli, nos vuolnerum ac caedium viris ac parentibus sumus ; melius peribimus quam sine alteris vestrum viduae aut orbae vivemus. » (Ab Urbe condita, I, 13)
(« Si ces liens de parenté, si ces mariages vous sont odieux, c’est contre nous qu’il faut tourner votre colère ; c’est nous qui sommes la cause de la guerre ; c’est pour nous que sont tués ou blessés nos maris et nos pères ; plutôt mourir que de survivre aux uns et aux autres et de rester veuves et orphelines. »)
Je m’offre en sacrifice, mes sœurs avec moi. Mes paroles sont claires et assurées. Et tout à coup, les hommes baissent les armes. L’émotion les gagne.
La postérité a retenu de nous la faiblesse, le tremblement, les larmes qui seraient la spécificité des femmes. L’Histoire a imprimé de nous une image collective : un groupe de proies fuyantes. Pourtant, les historiens de Tite-Live à Plutarque placent dans ma bouche ce discours individuel plein de détermination et de courage.
Je suis une Romaine. Les Sabines ont créé Rome en un jour, un jour où les femmes ont parlé fort en leur nom, par ma voix. Je suis l’épouse de Romulus ; à sa mort, sur ordre de la déesse Junon, Iris, messagère des dieux me conduit vers lui et j’entre à petits pas dans le Panthéon des divinités romaines sous le nom d’Hora comme le raconte Ovide (Les Métamorphoses, XIV, v. 851). Les Sabines et moi sommes des Virago, nous sommes allées face aux hommes, contre eux et pour eux.
Je suis en pleine lumière, au Louvre, sur ce tableau de 1799, peint par David. Je suis en blanc, mes bras forts tendus, mes seins pâles au milieu des armes, j’interromps la guerre, celle des hommes, des Romains, ainsi par mes mots j’arrête les folies masculines, je réconcilie les peuples avec douceur et audace. Voici les Sabines, voici la paix.
Moi, Hersilie, la première des Virago, j’ai pris la parole, et créé Rome. »
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