Les Bonnes Lettres – Les formules de l'humanisme : « Homines non nascuntur sed finguntur »

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« Bonae litterae reddunt homines » (« Les bonnes lettres rendent les hommes humains ») écrit Érasme dans la Querela pacis (La Complainte de la paix) de 1517. Ces « bonnes lettres », parfois alors appelées « lettres humaines » et distinguées des « lettres saintes », expriment un idéal encyclopédique, moral et « anthropologique » voire politique spécifique, avant celui des « Belles-Lettres » qui triomphera à l’Âge classique, bien avant celui des « droits de l’homme » ou de l’« humanitaire » d’aujourd’hui. Celui-ci se fonde sur la triade, cardinale dans l’humanisme historique, du studium (étude), de la charitas (charité et compassion) et de l’unitas hominum (unité et concorde du genre humain).
Cette chronique d'Olivier Guerrier entend mettre en relief certains des contenus, des messages et des auteurs principaux de l'humanisme, comme leurs prolongements dans la culture ultérieure.

La formule du De Pueris instituendis d’Érasme de 1529 définit fort bien la dimension prospective que l’humanisme prête à l’existence humaine, laquelle explique d’ailleurs l’intérêt de celui-ci pour le thème de l’éducation. Cette dimension s’exprime dès 1486 dans un des textes fondateurs de ce « courant » historique, le De Dignitate hominis de Pic de la Mirandole qui, en se démarquant du passage célèbre de la Genèse, campe un Adam mis par Dieu dans la position de déterminer librement sa propre vie :

« Il prit donc l’homme, cette œuvre à l’image indistincte (indiscretae opus imaginis), et l’ayant placé au milieu du monde, il lui parla ainsi : ‘Je ne t’ai donné ni place déterminée, ni visage propre, ni don particulier, ô Adam, afin que ta place, ton visage et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même. La nature enferme d’autres espèces en des lois par moi établies. Mais toi, que ne limite aucune borne, par ton libre arbitre, entre les mains duquel je t’ai placé, tu te définis toi-même (tibi […] prefinies). Je t’ai mis au milieu du monde, afin que tu puisses mieux contempler autour de toi ce que le monde contient. Je ne t’ai fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, afin que, souverain de toi-même, tu achèves ta propre forme librement, à la façon d’un peintre ou d’un sculpteur (ut tui ipsius quasi arbitrarius honorariusque plastes et fictor, in quam malueris tute formam effingas) […]’ ».

Jean Pic de la Mirandole, Sur la dignité de l’homme (1486), Œuvres philosophiques, trad. fr.Olivier Boulnois et Guiseppe Tognon, Paris, PUF, 1993, p. 4-7.

Anti-essentialisme, ou « existentialisme » avant la lettre, qui suppose de trouver la « forme » qui semble la meilleure. La traduction française habituelle du mot d’Érasme par « On ne naît pas homme, on le devient » fausse et évacue cependant le « finguntur » originel, soit le passif de fingere, verbe qui signifie « forger, fabriquer, sculpter » voire « feindre », et auquel correspond les substantifs fictor (voir le texte de Pic) et fictio. L’idée est donc bien celle d’une parenté entre l’existence et l’œuvre d’art, et un Montaigne s’en fait encore l’écho dans ses Essais quand il écrit « mon métier et mon art c’est vivre » ou « J'ai mis tous mes efforts à former ma vie. Voilà mon métier et mon ouvrage ». On renoue en fait par là avec les « esthétiques de l’existence » à la mode antique, qu’ont étudiées Pierre Hadot et Michel Foucault, ce qui justifie entre autres le titre de l’ouvrage de l’universitaire américain Steven Greenblatt, Renaissance Self-Fashioning - From More to Shakespeare (2005).

Si la vie est à concevoir comme une création continuée, en devenir, l’œuvre en reproduira des caractéristiques, et on n’est pas surpris alors que la période valorise le non finito, l’inachèvement, les mutations et autres réactualisations esthétiques : Érasme dans ses Adages, Ronsard dans ses Sonnets, Montaigne dans ses Essais proposent ainsi des versions successives de leurs productions, le dernier articulant même cette pratique avec la philosophie de l’éternel recommencement qui structure son œuvre. L’art exprime ainsi remarquablement un goût du perpetuum mobile que la sensibilité baroque de la fin de la Renaissance viendra consacrer. Et, à ce titre, un Rabelais qui figurait dans Gargantua l’apprentissage d’un jeune homme, fût-il un géant, par le roman, avait comme illustré et emblématisé le « Homines non nascuntur sed finguntur » de son contemporain néerlandais.

À suivre...

Olivier Guerrier