Si les sociétés antiques constituent bien cet « espace alternatif » provoquant un dépaysement absolu, il arrive parfois au lecteur curieux de tomber sur un texte qui semble faire écho aux préoccupations les plus actuelles. Ce sont ces textes et les perspectives qu’ils ouvrent sur notre époque que cette chronique entend explorer : avec cette conviction que l’intérêt présenté par l’Antiquité ne saurait se réduire ni à « un roman des origines » ni à un humanisme intemporel qui resterait insensible aux mutations des sociétés.
Si donc un homme, semble-t-il, capable par son habileté de prendre toutes les formes et d’imiter toutes choses, venait dans notre ville en voulant présenter ses poèmes, nous nous prosternerions devant lui comme devant un être sacré, admirable et plein d’agrément, mais nous lui dirions qu’il n’y a point d’homme tel que lui dans la cité, et qu’il n’est point permis d’en avoir, et nous le renverrions dans une autre cité après avoir versé du parfum sur sa tête et l’avoir couronné de laine[1]…
Ce passage du livre III de La République de Platon est aussi célèbre que souvent simplifié à l’extrême, au risque d’en déformer la portée. Il intervient, comme on le sait, dans le cadre du projet d’une cité idéale – donc totalitaire comme toutes les utopies – et plus précisément après une réflexion sur les différents types de discours. Platon distingue le simple récit, où le poète parle en son nom, de l’imitation, qui correspondant à notre style direct donne la parole au personnage (il prend l’exemple du discours de Chrysès dans Homère). Or Platon semble prêter au discours mimétique des pouvoirs contagieux, d’où une sorte d’hygiène qui consiste à l’autoriser uniquement dans une perspective d’exemplarité : « L’homme mesuré, ce me semble, quand il sera amené dans un récit à rapporter quelque mot ou quelque action d’un homme bon, voudra s’exprimer comme s’il était cet homme[2]. » Le reste des imitations (conduites répréhensibles, personnages subalternes ou même bruits de la nature) est le fait d’individus moins vertueux, donc à éviter. Cet argument est renforcé par une autre considération : les gardiens et autres membres de la cité doivent se consacrer à une seule tâche : or les poètes, pour rendre leurs récits agréables, ont tendance à user d’un mélange de formes – ce qui les exclut d’une cité où chacun est assigné à un rôle spécifique.
De fait le passage témoigne d’un conflit entre l’éthique et l’esthétique. Platon multiplie les qualificatifs élogieux pour évoquer la séduction du poète éclectique : il en fait un être sacré, et l’on se comporte avec lui comme avec un représentant de la divinité. Rappelons que dans le Phèdre la poésie est considérée, avec l’amour et l’art divinatoire, comme une des espèces de délire (mania) inspiré par les dieux (en l’occurrence, les Muses). Dans un dialogue plus ancien, Ion, Platon théorisait cette contagion divine en prenant l’image des anneaux de Magnésie : l’âme des hommes est attirée dans une chaîne aimantée qui part du dieu et passe successivement par le poète, puis le rhapsode, pour arriver jusqu’au spectateur. Dans La République Platon ne renie pas cette dimension divine de l’expérience poétique, mais la nouveauté, c’est qu’il privilégie le souci de l’éducation et la censure qui va avec, au détriment du plaisir du spectateur. Voici la suite du célèbre passage :
… et nous aurions recours, pour son utilité, à un poète et un faiseur de fables plus austère et moins agréable, qui imitera pour nous le discours d’un homme honnête et usera d’un langage conforme aux modèles que nous avons établis dès le début, quand nous nous chargions d’éduquer les guerriers.
Platon ne chasse donc pas tous les poètes de sa cité, comme on le dit souvent, mais ne souhaite garder que ceux qui, par leur caractère mesuré, en renonçant aux attraits d’un langage débridé, pourront s’inscrire dans son projet d’une éducation uniforme et vertueuse. Par rapport au Phèdre où il déclarait : « La poésie de l’homme sage est éclipsée par celle de ceux qui délirent » le renversement est total : le poète besogneux, s’il « imite » le bien, est préféré désormais au possédé des Muses, pour son utilité…
Des subtiles analyses de La République une vulgate un peu sommaire n’a guère retenu que « Platon chasse le poète de la cité » – les plus avertis ajoutent : « après l’avoir couvert d’honneurs » – sans s’encombrer des motivations qui accompagnent cette attitude, et sans mentionner la place accordée au poète « imitant le discours de l’homme honnête ». On peut voir plusieurs raisons à cela. La première tient au texte lui-même – au point qu’il est permis de se demander si cette simplification ne va pas à l’essentiel : Platon suggère en effet que c’est le poète renvoyé qui constitue le véritable représentant des Muses. La seconde est qu’aujourd’hui nous sommes peu enclins à subordonner la création poétique à une visée morale. Nous nous faisons plutôt une idée mythique du poète, dans le sillage de Rimbaud : « le grand malade, le grand criminel, le grand maudit – et le suprême Savant[3] », image sacralisée qui n’est pas si différente de la conception platonicienne. Enfin, si le texte de Platon nous parle, c’est qu’il correspond pour une part à la réalité d’aujourd’hui : la Poésie est devenue, en France, un genre marginal, peu lu, et ignoré de la plupart des critiques. Il n’est qu’à observer la place qu’elle tient, à côté des romans ou des essais, dans les rayons d’une librairie… Laudatur et alget[4], comme dirait Juvénal : on la loue, mais elle grelotte. Il est triste de la voir, bonne fille, contrainte de partir en Maison pour survivre, et disposer d’une semaine par an pour s’éclater. (Cette année celle-ci, programmée du 14 au 21 mars, était coincée entre la semaine de la Bonté et celle de la Persévérance Scolaire !)
Il n’est pas question d’ignorer, bien entendu, tous les militants, les nombreuses revues, les éditeurs – aux moyens souvent modestes – qui œuvrent, avec plus ou moins de succès, pour sa promotion. Aussi préférera-t-on à une « semaine de la Poésie » trop restrictive l’intitulé « Printemps des Poètes », plus dynamique et prometteur. À la figure sacrée du poète (l’autre face de sa malédiction) il faudrait substituer une image plus humble, comme celle que suggère René Char dans l’un de ses aphorismes :
Le poète recommande : « Penchez-vous, penchez-vous toujours davantage. » Il ne sort pas toujours indemne de sa page, mais comme le pauvre il sait tirer parti de l’éternité d’une olive[5].
On aimerait ainsi que le Printemps des Poètes ressemble à celui qu’évoquait l’un d’entre eux, René Guy Cadou, né il y a exactement cent ans :
Printemps comme un chanteur des rues printemps pareil
A la petite lumière d’un vélo sur la route
Voici que le plus simple entre nous s’émerveille
D’avoir entre les mains un bouquet de jonquilles
Et l’oiseau qui dormait encore se souvient
D’une fenêtre au bout du monde[6] (…)
Pour cela, il faudrait que le chant des poètes se fasse entendre au-delà des murs de leurs chapelles – et que les éditeurs misent un peu plus sur des textes sollicitant les ressources du langage. Que les critiques, qui ont leur part de responsabilité dans cet ostracisme, redonnent à ce genre, aux origines de la littérature, toute la place qui lui revient dans la cité des Lettres. Et puisque rêver ne coûte rien, que les journalistes veuillent bien admettre qu’à côté des bombes, des épidémies et des fluctuations de la Bourse, une jonquille qui s’ouvre, ou trois mots étonnés qui prennent leur envol, ce sont aussi des événements.
« La Poésie, dit encore Cadou, n’est rien que ce grand élan qui nous transporte vers les chose usuelles – usuelles comme le ciel qui nous déborde. » Puisse ce printemps faire exploser toutes les barrières qui tendent à la confiner dans le temps et dans l’espace – et que son élan soit contagieux !
J-P P.
[1] Platon La République, livre III, 398a
[2] op. cit., 396c
[3] Rimbaud, Lettre à Paul Demeny
[4] Dans sa première satire, Juvénal utilise cette formule à propos de l’honnêteté (probitas). On peut l’appliquer à beaucoup de domaines, y compris les Lettres Classiques !
[5] René Char, Partage Formel (Fureur et Mystère, éd. Gallimard)
[6] René Guy Cadou, Symphonie de Printemps (Hélène ou le Règne Végétal, éd. Seghers)