Grand écart – Glissements progressifs des régimes

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Si les sociétés antiques constituent bien cet « espace alternatif » provoquant un dépaysement absolu, il arrive parfois au lecteur curieux de tomber sur un texte qui semble faire écho aux préoccupations les plus actuelles. Ce sont ces textes et les perspectives qu’ils ouvrent sur notre époque que cette chronique entend explorer : avec cette conviction que l’intérêt présenté par l’Antiquité ne saurait se réduire ni à « un roman des origines » ni à un humanisme intemporel qui resterait insensible aux mutations des sociétés.

Quel est le meilleur régime politique ? Cette question traverse l’Antiquité. Les cités grecques, à l’époque classique, en font un objet de propagande pour justifier leur rivalité et les guerres qui s’ensuivent. Les philosophes s’en emparent, en associant étroitement, dans leur réflexion, éthique et politique : n’oublions pas que La République de Platon naît d’un questionnement sur la nature de la justice. Chez les Romains Cicéron, au milieu du 1er siècle av. J.-C., reprend ce débat, dans un dialogue dont le protagoniste est Scipion l’Émilien, le destructeur de Carthage et l’adversaire des Gracques. Celui-ci est censé parler en 125 av. J.-C, après une crise sociale et politique qui ouvre une longue période de déstabilisation de l’État romain dont Cicéron, au moment où il écrit, peut mesurer l’ampleur. Scipion compare dans sa réflexion trois régimes (réduisant donc le nombre de ceux que Platon examine au livre VIII de son traité) : la royauté (regnum), le gouvernement de l’élite (civitas optimatium), et le gouvernement du peuple (civitas popularis). Chacun de ces régimes a ses avantages et ses défauts (Scipion, interrogé par Lélius, optera pour la royauté ou mieux pour une combinaison des trois) mais tous se signalent par leur fragilité : « il n’est aucun de ces types de gouvernement qui n’ait un chemin, pentu et glissant (praeceps ac lubricum), vers un régime voisin et pernicieux[1]» Cette fragilité vient des défauts humains : si les hommes au pouvoir faisaient preuve de sagesse, s’ils se maintenaient dans la vertu, les régimes politiques dureraient. Ainsi son orgueil et son intempérance ont perdu Tarquin, entraînant la fin de la royauté à Rome. Le gouvernement de l’élite est fragilisé non seulement par l’orgueil, mais aussi par le manque de discernement du peuple qui choisit les oligarques au pouvoir, la richesse et le nom étant souvent préférés à la sagesse : « or aucune sorte de régime n’est plus vile que celle où les plus riches sont considérés comme les meilleurs. » Arrêtons-nous un peu sur le régime populaire, qui semble pourtant au départ le mieux incarner la chose publique identifiée à « la chose du peuple », au moment où, délaissant la raison et abusant de la liberté qui le caractérise, il se laisse aller à toutes sortes de débordements :

Dans un État de ce genre, tout est rempli de liberté, si bien que toute la maisonnée se retrouve sans commandement (dominatio), et ce mal s’étend jusqu’aux bêtes : le père craint son fils, le fils ne fait aucun cas du père, toute retenue est bannie, afin d’être complètement libre : on ne fait plus de différence entre le citoyen et l’étranger, le maître craint les élèves et les flatte, les élèves méprisent le maître, les jeunes gens s’approprient l’autorité des vieillards, tandis que ceux-ci s’abaissent aux amusements des jeunes, pour ne pas leur paraître odieux et importuns. De ce fait il arrive que même les esclaves se comportent plus librement, les épouses ont les mêmes droits que leurs maris et pour finir, dans une si grande liberté, les chiens et les chevaux, les ânes enfin se retrouvant libres se jettent sur les passants, si bien qu’il faut leur céder la route[2]

On aura reconnu ici tous les méfaits du wokisme… Plus sérieusement, comme son auteur le signale par ailleurs, le texte suit ici Platon[3], en reprenant les différents aspects de cette ivresse de liberté (métaphore commune aux deux textes) qui menace la démocratie, d’après le philosophe grec. La formule « tout est plein de liberté » qui ouvre l’évocation du désordre social chez Cicéron, la conclut dans son modèle. On peut noter que cette évocation est plus resserrée dans la bouche de Scipion, ce qui lui confère un aspect caricatural moins manifeste dans le texte grec, entrecoupé les petites répliques habituelles au dialogue platonicien. On voit que la liberté – invoquée sous toutes ses formes grammaticales[4] – revient de manière obsessionnelle dans ce discours : or si elle s’avère nocive, c’est qu’elle charrie avec elle l’égalité ou, pour le dire autrement, supprime tous les rapports de dominatio[5] : le tableau nous présente une société où la hiérarchie liée à l’âge, au sexe, à la condition sociale, politique ou biologique est abolie, voire inversée, détruisant ainsi la cohésion de « la chose publique ». Cette condamnation de l’égalitarisme n’est pas en contradiction avec le principe d’égalité des droits civiques reconnue auparavant par Scipion : ici en effet il n’est plus question de citoyens mais de tous les êtres qui vivent dans la cité (y compris les étrangers, les esclaves, les femmes et les animaux), chacun préoccupé de son intérêt particulier, et contrevenant ainsi à la définition qu’il donne du peuple – bien éloignée de la connotation sociale qu’a pris ce terme à l’époque moderne[6] : « par peuple il faut entendre, non toute réunion d’hommes rassemblés d’une manière quelconque, mais le regroupement d’une multitude s’étant accordée sur le droit et associée par un intérêt commun. » Une excessive liberté conduit donc au refus de toute autorité – et cette situation va engendrer à son tour un régime opposé, selon la théorie platonicienne de la succession des gouvernements : « ce peuple indompté ou plutôt sauvage, après avoir abattu et chassé ses dirigeants, choisit la plupart du temps un chef plein d’audace (audax) et corrompu (impurus), persécutant d’une manière éhontée les citoyens qui ont bien servi l’État (…). Et ces chefs désignés pour combattre l’anarchie finissent par se révéler les tyrans de ceux qui les ont élevés au pouvoir[7]

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Comment ne pas penser à Donald Trump, dans cette évocation d’un leader qui va bientôt se transformer en despote ? Le terme audax n’a pas vraiment d’équivalent en français : audacieux (à qui sourit dit-on la fortune) ne comporte pas la charge péjorative impliquée par le suffixe ax* ; hardi est un peu vieilli, avec une connotation militaire ; effronté suggère une relation sociale dissymétrique ; impudent tombe en désuétude. À vrai dire, aucun mot de notre langue ne convient  mieux que l’audax latin pour qualifier le locataire de la Maison Blanche, ce fonceur que rien n’arrête, ni les lois, ni les usages, ni les traités internationaux, encore moins l’humanité, et pour qui la politique se réduit à l’enrichissement et au rapport de force.

Le fait est que depuis son élection nous assistons en direct, si l’on peut dire, à ce dérapage des régimes évoqué par Cicéron, et la pente paraît bien glissante qui mène de la démocratie au fascisme[8]. On ne compte plus dans nos journaux les articles, dans les médias les émissions évoquant ce sujet : l’attaque systématique des corps intermédiaires et autres institutions (scolaires, scientifiques, sociales etc.) fait plus qu’ébranler le système démocratique états-unien, cité jusque là en exemple[9]... Mais ce dévoiement de régime, s’il paraît emblématique par sa brutalité, n’est pas propre aux États-Unis : on observe, un peu partout dans le monde, en Argentine, en Inde, en Turquie, en Israël, en Hongrie etc., des phénomènes similaires plus ou moins avancés, et qui vont de la remise en cause des décisions judiciaires à l’emprisonnement des opposants, en passant par le démantèlement des services publics et l’étouffement de la presse indépendante. La définition des différentes formes de gouvernement, qui paraît claire chez Platon et que Cicéron réduit même à trois possibilités, semble beaucoup plus floue aujourd’hui, quand tout le monde se réclame plus ou moins de la démocratie et a recours aux élections, quitte à les truquer en amont ou en aval pour qu’elles donnent le résultat escompté. L’expression «démocratie illibérale », qui connaît quelque faveur, reste bien vague pour recouvrir ce large éventail d’entorses aux libertés fondamentales. (Nous ne parlons pas ici des pays relevant sans ambiguïté de ce que les anciens nommaient tyrannie.)

Reste la question : quand les élections ne sont pas faussées, qu’est-ce qui pousse les peuples à choisir des despotes en puissance ? Pourquoi les Américains ont-ils voté Trump ? Pourquoi, un peu partout en Europe, les partis d’extrême-droite présentent-ils tant d’attrait pour les électeurs ? Reprenons le texte latin inspiré de Platon : nous avons affaire ici à une liberté débridée qui fait éclater la cohésion de la cité. Ce texte, dans ses exagérations, possède une dimension fantasmatique qui peut nous fournir des éléments de réponse : ce n’est pas tant la liberté partagée qui effraie que  la crainte obscure de voir émerger une diversité qui remettrait en cause l’ordre social. Les braves gens n’aiment pas que / l’on prenne une autre route qu’eux, chantait Brassens. S’il existe un point commun aux régimes autoritaires, de quelque obédience idéologique qu’ils se réclament, c’est bien la persécution de toutes les minorités (ethniques, sexuelles, religieuses etc.) au nom de « l’ordre »,  mot dont Roland Barthes souligne « le contenu éternellement répressif[10] ». Or ce rejet de la différence s’exacerbe dans les périodes de crise et d’incertitude, et c’est bien ce qui se passe aujourd’hui : l’angoisse de l’avenir ou la détresse économique pousse à plébisciter des leaders musclés qui promettent d’assurer la sécurité (en brandissant des solutions souvent simplistes),  et préfèrent reporter sur quelques boucs émissaires faciles à identifier les désordres du monde infiniment plus difficiles à corriger, dès lors qu’ils renvoient à notre système économique et à notre mode de vie. Braquer les projecteurs sur ces pervertis de transsexuels, ces dégénérés d’Haïtiens, ces fainéants de fonctionnaires permet d’occulter des phénomènes beaucoup plus graves tels que le changement climatique, les inégalités qui se creusent, l’épuisement des ressources naturelles impliqué par notre addiction à la consommation… Et comme le suggère Cicéron, tant pis si ses électeurs sont les premières victimes de celui – ou celle – qu’ils auront porté(e) au pouvoir...

À la captieuse sécurité promise par les adeptes de la « domination », préférons la fantaisie des poètes qui prient pour aller au paradis avec les ânes – même s’il arrive à ceux-ci de se mettre en travers de notre chemin…

J-P P.


 


[1] Cicéron, De la République, I, 28.

[2] Cicéron, De la République, I, 43.

[3] cf. Platon, La République, 562e-563a

[4] Dans le texte cité : libertatis ; liberi ; liberius ; libertate ; liberi. Ce n’est qu’à la phrase suivante qu’apparaît le terme infinita licentia pour désigner cette licence sans bornes évoquée par le texte.

[5] cf. aussi la conclusion du chapitre : « il n’y a plus de maître du tout » (… plane sine ullo domino sint).

[6] En latin, rappelons-le, c’est le mot plebs (et non populus) qui désigne le peuple par rapport à l’aristocratie ou à la classe équestre.

[7] De la République, I, 25 puis 44.

[8] Ainsi l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau pointe, dans un article intitulé « Un fascisme américain ? » et paru dans l’Ouest-France du 1er mars, la composante « révolutionnaire » qui, à côté de l’autoritarisme, la xénophobie, le culte de la force, l’impérialisme etc., assimile le trumpisme aux régimes fascistes.

[9] Pierre Rosanvallon, dans Le Téléphone Sonne du 12 mars dernier, rappelait que la démocratie ne se limite pas à l’expression du suffrage majoritaire, mais impliquait aussi les institutions qui représentent l’ensemble des citoyens.

[10] Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, « Écritures politiques ».

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