Gorgias et l’ère de la post-vérité

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Voici une nouvelle chronique de Grand écart, dont vous pouvez par ailleurs retrouver une anthologie libre en exclusivité sur notre site.

Le vénérable dictionnaire britannique d’Oxford a choisi récemment le terme « post-vérité » (post-truth) comme mot de l’année 2016. En anglais ce terme fait fonction d’adjectif, que l’Oxford Dictionary définit ainsi : « qui fait référence à des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles ». Pour le dire autrement, le réel devient soluble dans le langage, et la vérité dans l’opinion.

Cette technique de persuasion qui passe par l’inversion de la hiérarchie entre les mots et les choses, nous la trouvons déjà chez les sophistes grecs de l’Antiquité, en particulier le plus représentatif d’entre eux : Gorgias. S’il ne nous reste que peu d’œuvres du célèbre orateur, Sextus Empiricus nous a cependant transmis un traité particulièrement significatif de sa pensée, le traité du non-être : le rhéteur, prenant le contre-pied de Parménide, y soutient que « rien n’existe » et que de toute façon « l’être ne saurait être pensé ». Ce nihilisme aboutit à supprimer toute référence fixe, que ce soit au niveau du monde réel ou de celui des Idées postulé par la pensée platonicienne. C’est peut-être, paradoxalement, avec le Socrate des Nuées, tel qu’il est caricaturé par Aristophane (qui confond manifestement le philosophe avec ses adversaires) qu’on peut retrouver la représentation la plus expressive, sinon la plus rigoureuse, de la doctrine de Gorgias. Socrate, suspendu dans les airs (donc affranchi de la réalité terrestre) y dit révérer trois divinités : Le Vide (Chaos), Les Nuées (Nephelas) et la Langue (Glôttan).[1] La négation du réel laisse en effet le champ libre à l’arbitraire du langage : la doxa (qui désigne, rappelons-le, à la fois l’opinion et la simple apparence) l’emporte alors sur la science (epistêmê) et la rhétorique sur tous les savoirs techniques : « Il n’est pas de sujet sur lequel l’homme habile à parler ne parle devant la foule d’une manière plus persuasive que n’importe quel artisan » déclare Gorgias dans le dialogue éponyme.[2] La victoire du langage, c’est donc bien le triomphe du Vide et des Nuées inconsistantes : le contrepoids du réel ne fonctionne plus dans un cas de figure où « le discours ne renvoie donc à rien d’autre qu’à lui-même » selon la formule de Pierre Aubenque. On peut aussi interpréter dans ce sens la sentence de Protagoras : « L’homme est la mesure de toutes choses. » Ce relativisme ouvert par la sophistique est évidemment en contradiction avec l’enseignement socratique, qui se présente comme une quête constante de la vérité, s’identifiant avec l’Idée du Juste et du Bien.[3]

Il n’est peut-être pas inutile, à ce stade, de préciser ce qui sépare le discours sophistique du discours poétique. On pourrait en effet être tenté de les confondre dans une même dimension autoréférentielle où les critères de vérité et d’erreur ne sont plus pertinents. C’est ainsi que Jakobson désigne la fonction poétique comme celle où le message est centré sur lui-même (et s’affranchit donc du référent, pour reprendre sa terminologie). Ce qu’illustre parfaitement le poème d’Eluard : La terre est bleue comme une orange/ jamais une erreur les mots ne mentent pas… Mais la poésie reste un jeu, une libération de l’imaginaire par les pouvoirs de l’analogie : le langage poétique, complètement désintéressé, ne prétend nullement avoir prise sur le monde, ne serait-ce que pour le dire ; il est dégagé de toute arrière-pensée, et même de toute intention. « Les poètes, écrit Jean-Paul Sartre dans Qu’est-ce que la littérature, sont des hommes qui refusent d’utiliser le langage. »

Nous touchons là à l’autre point commun entre les sophistes et les tenants de la post-vérité : le discours, détaché de sa soumission au vrai, devient entre leurs mains un instrument de pouvoir. Gorgias assimile l’art de persuader par la parole au bien suprême des humains « source à la fois de leur liberté et de leur autorité sur les autres dans leurs cités respectives[4]» Dans les dialogues de Platon, les sophistes sont toujours du côté des plus forts, et souvent théorisent cette position. Voici qui nous ramène au cynisme des puissants de notre époque, à leurs divers dénis de réalité et autres assertions mensongères[5] : quand on s’affranchit de la caution du réel, le pouvoir des mots devient les mots du pouvoir. La manipulation par le langage n’est certes pas nouvelle : elle peut prendre, comme chez les sophistes de l’Antiquité, la forme de raisonnements spécieux et subtils, habillés de toute la séduction d’un discours parfaitement maîtrisé ; elle est parfois l’œuvre d’une série d’informations savamment distillées où le vrai et le faux s’entremêlent de façon si serrée qu’on ne peut les distinguer, pour servir une fin décidée à l’avance. Dans Les Fausses confidences de Marivaux, on voit ainsi Dubois se jouer d’Araminte pour l’amener à épouser Dorante ; et les procédés évoqués dans les romans d’espionnage de John Le Carré ne sont guère différents...

Pour notre époque, les auteurs du dictionnaire d’Oxford observent que la fortune du terme  post-vérité est liée à « la montée en puissance des réseaux sociaux en tant que source d’information et la méfiance croissante vis-à-vis des faits présentés par l’establishment. » Point besoin d’élaborer de savantes arguties : la moindre information, fût-elle un mensonge asséné avec assurance,  selon le mot de Pierre Haski, se voit immédiatement répercutée, multipliée, commentée à l’infini, et prend de ce fait une consistance bien supérieure à celle des Nuées évoquées par Aristophane. A l’ère des fake news, de petits malins ou de puissants groupes de pression ont compris tout le parti qu’ils pouvaient tirer, et pas seulement en période électorale, d’une situation où la rumeur se distingue de moins en moins de la nouvelle avérée. La multiplication des théories du complot constitue un autre symptôme de cet amincissement de la frontière entre les discours et les faits. Il est amusant de constater que le mot utilisé par Eschyle pour désigner le « filet de mort » qui enserre Agamemnon assassiné dans sa baignoire (diktyon) désigne aujourd’hui Internet[6].. Agamemnon constitue, pour son épouse infidèle, une réalité qu’il s’agit d’éliminer...

Mais les réseaux sociaux ne sont pas seuls en cause dans l’avènement d’une ère post-vérité. Les sondages contribuent insidieusement, tous les jours, à la suprématie de la doxa : le « fait sociologique » que constitue l’opinion ou la croyance finit par être présenté sur le même plan que le fait réel, et acquérir la même dignité dans les analyses des commentateurs. Des émules du Socrate des Nuées (pas celui de Platon, bien sûr) observent quotidiennement ce qui « est dans l’air » et se perdent en conjectures subtiles sur l’évolution de l’opinion dans les huit prochains jours, au lieu de s’intéresser à la situation sociale, économique et politique de la cité. Ces discours finalement assez vains, dont se nourrissent des émissions à succès, nous entraînent aussi du côté de la post-vérité en donnant aux attitudes divinatoires une place égale, sinon supérieure, à l’analyse de la réalité…

Le préfixe post, derrière, suggère bien une sorte de dépassement : nos outils modernes, de même que jadis le savant langage de Gorgias, encouragent des postures et des techniques de persuasion qui ne s’arrêtent plus aux repères tangibles des faits avérés : et comme dirait le sapeur Camembert, quand les bornes sont franchies, il n’y a plus de limite …

J-P P.

 


[1]     Aristophane, Les Nuées, vers 424

[2]     Platon, Gorgias, 456c

[3]     « Nous prendrons donc pour guide le raisonnement (logos) qui nous éclaire maintenant et qui nous signifie que la meilleure conduite à suivre est de vivre et de mourir en pratiquant la justice et les autres vertus », dit Socrate à la fin du Gorgias.

[4]     Platon, Gorgias, 452d

[5]     Les exemples ne manquent pas : ils ont jalonné la campagne de Donald Trump ; mais on pourrait citer aussi les communications tendancieuses de grands groupes chimiques ou pharmaceutiques ; et d’une manière générale  toutes les techniques de désinformation  auxquelles les nouveaux moyens de diffusion donnent encore plus d’influence.

[6]     Voir Eschyle, Agamemnon, v. 1115 : Ἒ ἔ, παπαῖ παπαῖ, τί τόδε φαίνεται /Ἦ δίκτυόν τί γ' Ἅιδου. , et Les Choéphores v. 999

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