Entretien tragique avec Christine Mauduit

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Figure terrifiante et pathétique (au sens étymologique), Médée demeure l’une des héroïnes les plus bouleversantes du théâtre antique. Trahie par Jason, armée d’une parole redoutable, elle pousse la logique de la vengeance jusqu’à l’irréparable, dans une lucidité tragique qui fait d’elle bien plus qu’un simple monstre. Dans sa nouvelle traduction de la Médée d’Euripide (Les Belles Lettres, 2025), Christine Mauduit s’attache à rendre toute la modernité, la violence et la polyphonie d’un texte conçu pour la scène, et dont la puissance continue de résonner aujourd’hui. À l’occasion de cette parution, elle nous accorde un entretien exclusif pour revenir sur la genèse du projet, les choix de traduction et la force tragique d’une figure qui n’a jamais cessé de nous interroger.

 

La Vie des Classiques : Comment vous présenter en quelques mots ?

Christine Mauduit : Je suis professeur de langue et littérature grecques à l’École normale supérieure de Paris ; je travaille principalement sur le théâtre grec de l’époque classique, et je m’intéresse en particulier à la dimension spectaculaire des œuvres dramatiques, au rapport entre le texte et la performance théâtrale. C’est un champ d’étude qui est désormais bien balisé, mais qui l’était beaucoup moins quand j’ai commencé à travailler ; ma collaboration de longue date avec Jean-Charles Moretti, grand spécialiste de l’architecture théâtrale, a découlé naturellement de cette orientation de mes recherches. 

 

L.V.D.C. : Quels sont les êtres, de chair ou de papier, qui ont rythmé et déterminé votre parcours intellectuel ?

C. M. : C’est à ma mère que je dois d’avoir commencé le grec au collège. Elle était professeur de lettres classiques en lycée, passionnée par son métier, et c’est elle aussi qui m’a donné envie de devenir enseignante. C’est la raison pour laquelle ma traduction est dédiée à sa mémoire. Au lycée (Saint-Exupéry de Mantes-la-Jolie), j’ai choisi la filière scientifique, qui s’appelait C à l’époque, et j’ai poursuivi tant bien que mal l’étude des langues anciennes, dans la mesure où les horaires me le permettaient. Bien m’en a pris car j’ai finalement opté après le bac pour des études littéraires, avec l’option lettres classiques pour le concours d’entrée à l’ENS. J’ai ensuite eu des professeurs qui m’ont appris à lire les textes grecs en les éclairant par leur contexte de production et de réception : Monique Trédé à « Sèvres » (ENSJF), qui par son enseignement stimulant, sa grande familiarité avec les auteurs grecs, sa sensibilité aux nuances de la langue, a décidé beaucoup d’entre nous à devenir hellénistes, et Jacques Jouanna, mon directeur de thèse à la Sorbonne, dont chaque séminaire était une leçon de lecture et de méthode, et qui m’a appris à prêter attention au potentiel spectaculaire des textes dramatiques, avant que je ne découvre les travaux d’Oliver Taplin. Je voudrais citer aussi Suzanne Saïd, dont les séminaires sur le théâtre, que j’ai suivis certaines années à Nanterre, étaient brillants et inspirants. 

 

L.V.D.C. : Vous publiez ces jours-ci une magnifique, tant pour la forme que pour le fond, nouvelle traduction de la Médée d'Euripide : quelle est l’origine de ce projet et à qui s’adresse-t-il ?

C. M. : Ce projet est né d’une proposition de Caroline Noirot, la directrice des Belles Lettres, et je saisis l’occasion de cet entretien pour l’en remercier à nouveau. Au moment de la parution de ma traduction du livre de Di Benedetto et Medda, La Tragédie sur la scène (parue en 2022), Caroline Noirot m’a proposé de traduire pour les Belles Lettres une tragédie de mon choix. C’était une carte blanche, quelle chance pour moi ! J’ai un goût particulier pour le travail de traduction, que je pratique depuis longtemps et très régulièrement, un peu comme un entraînement sportif, et j’avais traduit, il y a une vingtaine d’années, Le Cyclope d’Euripide, pour les éditions Garnier-Flammarion. J’étais séduite aussi par la finalité du projet, qui visait à faire découvrir une tragédie grecque à un lectorat qui n’était pas familier des auteurs anciens ; les illustrations originales de Scott Pennor’s, qui attirent l’œil dès la page de couverture, font pleinement partie de cette démarche consistant à aller au-devant de lecteurs nouveaux pour les inviter à une découverte. J’ai choisi Médée, parce que cette pièce met en scène l’une des figures féminines les plus impressionnantes de toutes les tragédies conservées, et qu’elle est susceptible, aujourd’hui encore, de nous émouvoir, de nous ébranler, de nous donner à penser. La preuve en est qu’elle est régulièrement rejouée ou adaptée sur les scènes contemporaines. 

 

L.V.D.C. : Quel est votre but avec cet ouvrage ? En quoi est-ce une traduction pour la scène ?

C. M. : Mon but est d’abord, en produisant une traduction lisible et audible (du moins je l’espère), accompagnée d’une introduction et de quelques notes explicatives, de montrer qu’il n’y a pas, pour ces textes, de public réservé. L’histoire de Médée telle qu’elle est mise en scène par Euripide, depuis la trahison dont elle est victime de la part de son époux, jusqu’à l’acmè de sa vengeance, dans l’acte de l’infanticide, entraîne le lecteur ou le spectateur dans un tourbillon émotionnel, où l’indignation et la pitié le disputent à l’horreur, sans exiger de lui aucune connaissance préalable, aucun prérequis. La machine infernale de la vengeance se met en route, et rien ne lui résiste. Tout ce qui a besoin d’être su est dit. Le reste, le théâtre le fait. Ces textes ont été écrits pour être représentés, et la scène est le lieu où il faut les faire entendre. J’ai donc constamment pensé, en travaillant, à la possible mise en voix de ma traduction, et je l’ai donnée à lire à des acteurs, pour m’assurer qu’elle était jouable, que tout était compréhensible, que rien ne gênait la diction, n’accrochait dans la bouche. Et j’ai aussi, en traduisant, compté sur le fait que les acteurs sauraient, par le rythme de leur diction, les variations du volume de leur voix, leur langage corporel, faire entendre l’extraordinaire polyphonie du texte. En réalité, toute traduction du théâtre grec devrait être pensée pour la scène. 

 

L.V.D.C. : Dans votre texte, vous dépoussiérez avec une généreuse liberté notre manière de recevoir l’Histoire en général et l’Histoire antique en particulier : en quoi cela vous a-t-il paru nécessaire ?

C. M. : Au risque de vous décevoir, je n’ai rien dépoussiéré du tout. Le texte d’Euripide est d’une force et d’une modernité telles qu’il n’en a pas besoin. Certaines traductions sont datées et difficilement lisibles aujourd’hui. Si elles peuvent être utiles pour l’apprentissage du grec, elles ne franchiraient pas l’épreuve de la rampe. Mais c’est qu’elles n’ont pas non plus été faites pour cela. Pour ma part, j’ai évité des tours vieillis ou trop littéraires, cherché à donner du rythme à ma traduction, à faire sentir, autant que possible, les différentes voix qui se croisent dans le dialogue, à rendre perceptibles les variations de registre, de ton, de musicalité. Pour chaque mot, chaque expression, chaque tournure de phrase, il s’agit toujours de trouver le meilleur équivalent possible, avec la moindre déperdition de sens, de « dire presque la même chose », selon la belle formule d’Umberto Eco. C’est un travail d’écriture. Et je n’ai pris aucune liberté avec le texte d’Euripide : à l’exception de quelques vers d’authenticité douteuse, rien ne m’a semblé devoir être laissé de côté pour en faciliter la compréhension. Je crois qu’il faut toujours parier sur l’intelligence du lecteur. Je n’apprécie pas non plus les metteurs en scène qui croient nécessaire de ménager des moments de rire factices, comme si le spectateur d’aujourd’hui avait besoin de ces récréations pour pouvoir supporter jusqu’au bout la représentation d’une tragédie. 

 

L.V.D.C. : En quoi le texte d’Euripide s’écarte-t-il du mythe ? L’épisode de l’infanticide est-il une invention de l’auteur ? 

C. M. : L’état du mythe de Médée avant la pièce d’Euripide n’est que partiellement connu. Dans la documentation iconographique et dans les textes antérieurs, Médée est avant tout représentée comme une redoutable magicienne et comme une barbare, originaire de Colchide, et parée de l’imaginaire et des fantasmes qui s’attachent à l’Orient lointain. Et elle est associée à quelques épisodes fameux – la conquête de la Toison d’Or, l’épisode du meurtre des Péliades –, dans lesquels elle a mis en œuvre ses pouvoirs, pour le meilleur et pour le pire. Sans ignorer ce fonds de la légende, auquel sa pièce fait allusion à plusieurs reprises, Euripide a concentré l’action de sa tragédie sur l’épisode de Corinthe, que ses prédécesseurs, comme le note Aristophane de Byzance, n’avaient pas porté à la scène. Il réinvente largement le personnage de Médée, en faisant de Médée une incarnation de la femme sophè, intelligente, habile, savante, experte, dans l’art des pharmaka (remèdes/poisons) sans doute, mais surtout dans le maniement du langage, grâce auquel elle dispose successivement de tous ses interlocuteurs, ennemis et amis. Quant à l’épisode de l’infanticide, il semble bien qu’Euripide en soit le génial inventeur. Dans l’une des versions antérieures (celle d’Eumélos de Corinthe), Médée tuait involontairement ses enfants en tentant de les rendre immortels ; dans une autre (celle de Créophyle de Samos), ses enfants étaient tués par les Corinthiens, en représailles du meurtre de Créon, et Médée se voyait faussement accusée de leur mort. C’est Euripide qui consacre la figure de la mère infanticide et qui fait accéder Médée au statut de personnage tragique. Après lui, personne, ou presque, n’a cru devoir renoncer à cette fascinante et terrifiante réécriture du mythe. 

 

L.V.D.C. : Pourquoi Euripide s’est-il intéressé à la figure de Médée ? Sa Médée est-elle un monstre ? 

C. M. : L’intérêt d’Euripide pour le personnage et le mythe de Médée s’est manifesté précocement. En 455, au tout début de sa carrière, il fait représenter une tragédie, les Péliades, qui met en scène l’épisode du meurtre de Pélias, le roi d’Iolcos, par Médée, au retour de l’expédition des Argonautes. On ne possède pas grand-chose de cette pièce, mais elle devait faire une large place à la figure de la magicienne, compte tenu de son sujet. Avec Médée, Euripide innove considérablement, et recrée le personnage, pratiquement à nouveaux frais. Médée est en effet, d’abord, une femme trahie par son mari, Jason, qui, après avoir bénéficié de son aide salutaire au moment de la conquête de la Toison d’or, lui préfère à présent un parti plus riche d’avenir pour sa réintrégration dans la société grecque. Le théâtre d’Euripide fait une place nouvelle aux femmes, et aux questions touchant à leurs relations avec les hommes, au mariage et à la famille, à leur place dans la société. Il nous fait souvent regarder par leurs yeux cet envers du décor que dissimule la façade des maisons et dénonce en leur donnant la parole les désordres d’un monde régi par les hommes. Ainsi, il nous fait entendre la souffrance et la colère de Médée, et pendant toute la première partie de la pièce, suggère, notamment par le positionnement des femmes du chœur, que son désir de vengeance est légitime et que Jason va payer pour toutes les femmes bafouées. Mais l’infanticide, dans lequel culmine sa vengeance, est un acte monstrueux, contre-nature, face auquel elle se retrouve seule, et qui lui aliène la sympathie des Corinthiennes, comme celle des spectateurs. Médée semble avoir dépouillé toute humanité et la pitié fait place à l’horreur. Cependant, cette violence extrême, Médée la retourne aussi contre elle-même car, comme elle le dit, elle tue ce qu’elle a de plus cher et se condamne à une vie de malheur. En cela réside le tragique du personnage, qu’Euripide nous fait percevoir en mettant à nu, dans un monologue extraordinairement poignant, l’âme déchirée de Médée.

 

L.V.D.C. : Pour finir par un sourire et un peu d’ironie : pour une femme, quelle leçon tirer de Médée ?

C. M. : Je ne suis pas sûre qu’il y ait vraiment une leçon à tirer de Médée, ni que l’on aille au théâtre pour y recevoir des leçons. L’infanticide n’est certainement pas la solution des infortunes conjugales. Mais Médée impressionne par sa force, par son intelligence, par sa capacité à ne pas se résigner, malgré la faiblesse de sa position sociale. Elle sait ce qu’elle se doit à elle-même. Son discours féministe aux Corinthiennes a marqué des générations entières et frappe encore aujourd’hui par sa modernité. Médée montre, jusque dans l’excès de sa vengeance, que la violence des femmes est souvent une réponse à celle qu’elles subissent de la part des hommes. Sa révolte est légitime, même si son crime est monstrueux.