Entretien patriotique avec Michel de Jaeghere

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Image : Entretien avec Michel de Jaeghere
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À l’occasion de la publication de La Mélancolie d'Athéna. L'invention du patriotisme aux éditions Les Belles Lettres, Michel de Jaeghere nous fait l’honneur d’un entretien exclusif.

Quatrième de couverture :

« Nous voici retournés au cœur des contradictions qui rendent cette histoire décisive. Parce que les Grecs se sont posé les questions que nous n’avons cessé de retrouver depuis. Parce qu’ils ont consigné avec une clarté sans pareille les différentes réponses possibles. Qu’ils ont analysé avec minutie les tenants et aboutissants des cas de conscience dont seraient tissés pour toujours nos débats politiques. Ils ont eu le génie de donner aux événements de leur histoire une portée universelle en dégageant ce qui relève, dans leurs causes, des permanences de la nature humaine ; ce qui tient, dans leurs conséquences, des lois de la politique. »

Parcourant le Ve siècle grec, des origines des guerres médiques à la fin de la guerre du Péloponnèse, Michel De Jaeghere ne se contente pas ici de faire le récit frémissant de cet apogée de la civilisation hellénique. Il a suivi à la trace les débats, les dilemmes, les conflits inhérents à la naissance du patriotisme, de sa dilatation dans le panhellénisme à sa caricature en volonté de puissance, et de l’échec tragique auquel la tentation de l’impérialisme avait conduit Athènes, aux crises de sa démocratie. Fidèle à la méthode inaugurée dans son Cabinet des antiques (Les Belles Lettres), il prend appui sur Hérodote, Thucydide, Isocrate, Platon, quelques autres, pour faire dialoguer les textes antiques avec notre propre histoire et tenter de dégager, dans l’expérience des Grecs, ce qu’ils ont à nous dire d’essentiel, de vital sur nous-mêmes. L’histoire du grand siècle d’Athènes en sort comme rajeunie.

 

La Vie des Classiques : Comment vous présenter?

Michel de Jaeghere : Comme un amateur, à tous les sens du terme. Quelqu’un qui a été conduit à écrire trois livres sur l’Antiquité grecque et romaine sans être ni historien de métier (j’ai une formation de juriste et d’historien des idées), ni helléniste ; qui n’a de la langue latine que la connaissance qu’on en acquérait, il y a cinquante ans en sept années d’études au collège et au lycée ; mais qui n’en est pas moins resté si amoureux de l’Antiquité qu’il n’a pu en détacher, tout au long de sa vie, sa pensée, et qui a tenté d’organiser sa réflexion sur le monde autour de la méditation des trésors de la civilisation gréco-latine.

 

L.V.D.C : Quels sont les êtres, de chair ou de papier, qui ont rythmé et déterminé votre parcours intellectuel ?

M.D.J. : Il m’est assurément impossible de les citer tous. Je me limiterai donc à ceux qui ont fait naître mon goût pour l’Antiquité gréco-romaine. Au commencement de tout, les professeurs que j’ai eus à l’école, et dont j’ai gardé un souvenir aussi vif, parfois plus, que celui de mes maîtres de l’université. Singulièrement mon professeur d’histoire de cinquième, Mme Schwalb, qui m’a ouvert les portes de l’histoire romaine comme celles d’un jardin enchanté. Avec l’histoire de Rome, l’enseignement du latin a perdu, pour moi, tout caractère rébarbatif. Les deux disciplines, se répondant, me donnaient le sentiment de m’ouvrir l’accès à un continent englouti, un monde clos, tourné vers la gloire et vers l’excellence, et d’autant plus excitant pour l’esprit qu’il avait disparu. Nous le retrouvions en outre en cours de Français dans l’étude de Corneille et Racine, et rien ne nous paraissait aussi naturel que de voir surgir Horace, Titus ou Agrippine au cœur de notre propre littérature. Les professeurs qui m’ont fait accéder à cet univers ont peut-être pensé qu’ils labouraient la mer, alors même qu’ils faisaient leur métier avec cœur. Ils ont en réalité laissé en moi une empreinte ineffaçable et il y a quelque chose de poignant dans l’idée qu’ils n’ont probablement rien su de la reconnaissance silencieuse que nous sommes certainement nombreux à éprouver à leur égard.

Nous étions cependant au lendemain de mai 68, et il fallait montrer qu’on adoptait une pédagogie interactive. J’ai donc été chargé de faire un exposé sur l’empereur Caligula. En ces temps bénis, il n’y avait pas Wikipédia, et je ne savais guère où trouver les informations qui m’étaient nécessaires. Je m’en suis ouvert à la vieille demoiselle qui tenait, près de chez nous, une modeste librairie-papèterie. Elle m’a conseillé les Vies des douze Césars de Suétone, qu’elle avait en Livre de Poche dans un de ses tourniquets, ce qui en dit long sur ce que pouvait être encore la présence des classiques dans l’univers intellectuel des Français. J’en ai été foudroyé. Il y avait là tout un monde, qui ne me paraissait pas monstrueux, mais plein d’ombres rougeoyantes, de crimes formidables, de lumières éclatantes, de personnages vibrant d’une vie frémissante. Le jeudi (où nous étions alors en congé) je réalisais sur de grands panneaux de papier Canson des résumés des vies des empereurs, illustrés par des photos de leur buste ou de leurs monnaies. Ils sont très longtemps restés sur les murs de ma chambre comme des figures familières.

Plus tard, la lecture de Montherlant, (abordé par son théâtre à l’adolescence) m’a conduit à celle de Tacite, dont il faisait grand cas. Avec elle, à la fascination pour ce monde où les complots les plus embrouillés, les actions les plus cruelles pouvaient être racontés en formules sèches, définitives, avec un art de la litote qui en faisait ressortir l’infamie avec une force singulière. Tibère, Claude, Agrippine, Néron et les quatre empereurs de l’année 69 formaient une galerie de personnages dont prisonniers (à mes yeux d’alors !) des conventions du théâtre classique, Corneille et Racine ne me semblaient pas avoir épuisé, dans Othon et Britannicus, toutes les potentialités dramatiques. Je rêvais de leur consacrer une saga théâtrale qui eut utilisé les procédés de Shakespeare pour en ressusciter les violences et les crimes, mais aussi les moments de grâce- quand se révèle, parfois, derrière le tyran, la grande âme- dans tout leur clair-obscur. J’ai lu aussi grâce à Montherlant, qui en était coiffé, Quo Vadis, et subi la fascination pour le personnage de Pétrone, ce dandy cynique et désabusé qui tenait lieu d’arbitre des élégances à la cour de Néron avant de devenir son plus impitoyable accusateur, en même temps que m’intriguait le mystère de Sénèque : comment le plus humain des philosophes avait-il pu être le précepteur d’un monstre et l’accompagner dans le crime jusqu’à l’aider à rédiger la lettre par laquelle l’empereur s’était justifié vis-à-vis du Sénat d’avoir assassiné sa propre mère?

A l’Université, bien que suivant en théorie un cursus qui devait me permettre de devenir professeur de droit, j’ai eu la chance de pouvoir étudier la pensée politique de Tacite et celle des stoïciens romains, de Cicéron à Marc Aurèle, auxquels j’ai consacré exposés et mémoires. Cela m’a donné l’occasion de lectures extensives. Cicéron est devenu un ami, à l’école de Gaston Boissier (les professeurs de droit étaient moins regardants sur la fraicheur de la bibliographie que ne le sont leurs collègues en histoire), de Jérôme Carcopino et de Pierre Grimal. Sa correspondance n’étant pas entièrement disponible dans la collection Budé (d’ailleurs très au-dessus de mes moyens), j’en avais trouvé l’intégrale dans la vieille collection Panckoucke, du début du XIXe siècle. Les traductions n’étaient pas rigoureuses, avec un certain penchant pour la boursouflure, mais je lisais cela comme un roman épistolier.

La Grèce est venue plus tard, à l’occasion d’une rencontre cette fois décisive puisque je l’ai découverte il y a quarante ans à l’occasion de mon voyage de noces. L’éblouissement a été tel que je n’ai plus cessé dès lors d’y retourner. Me renvoyant à mes souvenirs scolaires de l’histoire grecque, à celui d’un roman pour enfant sur la bataille des Thermopyles qui m’avait enthousiasmé (Va dire à Sparte, de Roderick Milton) il m’a naturellement conduit à la lecture de l’Enquête d’Hérodote et à l’Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide. Par rapport à l’histoire romaine, qui avait jusqu’alors dominé mon imagination, c’était un autre monde, où la lumière de la Méditerranée semblait jeter sur notre condition une clarté solaire, qui ennoblissait jusqu’à la guerre et la violence ; où le souci de comprendre les lois de l’univers et celles de l’existence paraissait ordonner le chaos. Ils ne m’ont, dès lors, plus quitté.    

 

L.V.D.C : Quel est le premier texte antique auquel vous avez été confronté ? Quelle a été votre réaction ?

M.D.J. : J’ai commencé par le commencement puisque mon premier contact avec l’Antiquité s’est fait, vers l’âge de 10 ans, à travers l’Iliade, dans une version pour enfant rédigée pour la collection Contes et légendes de Fernand Nathan. Il ne s’agissait naturellement pas du poème d’Homère, mais d’un récit qui en était tiré. Il était pourtant suffisamment suggestif pour que ma sensibilité soit profondément marquée par l’histoire qu’il racontait, qu’Hector et Andromaque, Achille et Patrocle, le vieux Priam et la malheureuse Hécube, Paris et Ménélas devinssent des personnages familiers. Je n’ai lu l’Iliade elle-même que longtemps après, à 16 ans, l’été après mon bac, avec un plaisir dont je me rappelle parfaitement l’intensité. J’avais été frappé par la noblesse que procurait aux hommes leur condition mortelle, quand les dieux impuissants à changer le cours des choses paraissaient occupés à d’éternels crêpages de chignon. J’avais rédigé un court essai sur la question : « Les dieux dans la mêlée ». J’ai été plus long à apprécier l’Odyssée, que je n’ai commencé à aimer que beaucoup plus tard, lorsque j’ai dirigé un numéro spécial du Spectacle du monde, (dont j’étais alors rédacteur en chef), consacré à une exposition sur l’Europe au temps d’Ulysse, à la fin des années quatre-vingt dix. Il est vrai que j’ai eu alors une double chance. La première a été d’aller passer une quinzaine de jours à Ithaque, dont le souvenir m’est resté comme celui du paradis terrestre, et que j’ai sillonnée en compagnie d’archéologues grecs et américains qui cherchaient les vestiges du Palais d’Ulysse, enfouis par les tremblements de terre successifs. Dans cette île épargnée par le tourisme de masse (il n’y avait pas d’aéroport), à la nature sauvage, aux côtes échancrées, il y avait quelque chose de miraculeux dans le fait d’avoir le privilège de passer ses journées dans la garrigue sur les traces d’Ulysse ou du porcher Eumée, et d’assister, le soir, à table, au bord de l’eau, à des discussions interminables entre savants et villageois sur les trois sites qui se disputaient l’honneur de cacher les restes de la ville d’Ulysse et du Palais cyclopéen où l’avait attendu Pénélope. Je crois avoir compris quel avait pu être, au XIXe siècle, le bonheur de Schliemann de faire de l’archéologie (certes un peu naïve, mais parfois efficace) les textes anciens en main.

Ma deuxième chance a été de rencontrer Jacqueline de Romilly, que j’ai longuement interviewée, chez elle, sur Homère, prélude à des rencontres et des conversations que la mort a seule interrompues, avec une personnalité lumineuse d’intelligence et de générosité, et qui avait le don de nous rendre proche l’héritage des Grecs en même temps que d’en dégager la poésie incomparable, l’extraordinaire acuité.

 

L.V.D.C : Vous publiez un essai au titre aussi poétique que provocateur, La mélancolie d’Athéna. Que voulez-vous signifier : Athéna est malade ? Elle n’est plus pensive ?

M.D.J. : Je fais effectivement allusion au relief de l’Athéna pensive, découvert au XIXe siècle dans le mur d’un atelier sur la colline de l’Acropole d’Athènes. Les romantiques l’avaient trouvée mélancolique parce qu’elle penche la tête pour regarder une stèle dont on a imaginé qu’elle portait peut-être une liste de soldats morts à la guerre. Une lance à la main et coiffée d’un grand casque, cette Athéna évoque le monde des hoplites : serrés les uns contre les autres par la magie de leur discipline, elle-même fondée sur l’amitié civique, ces petits propriétaires terriens capables de financer l’achat de leur équipement et de payer un valet d’armes avaient, en 490, repoussé l’invasion perse sur la plaine de Marathon. Sculptée en style sévère, le relief date cependant de plus tard : de ce milieu du Ve siècle où, après avoir triomphé durant les guerres médiques, le patriotisme athénien s’était métamorphosé, et où la volonté d’Athènes de fédérer les Grecs sous son commandement pour faire face à un retour possible des Perses, avait peu à peu cédé place à une politique de domination dont la Ligue de Délos, crée au lendemain de la victoire comme une alliance militaire, était devenue, faute d’ennemi qui en justifiât la perpétuation, l’instrument. Mutation décisive qui avait vu le petit peuple des rameurs, les Thètes, prendre le dessus à Athènes sur l’élite des hoplites au sein des institutions, et substituer à l’enthousiasme panhellénique qui avait valu à la Grèce sa victoire sur les Perses, une insatiable volonté de puissance, peu regardante sur les moyens. Il m’a semblé que contemplant la liste des premiers morts de ce nouveau type de guerre, qui allait, durant le dernier tiers du siècle, conduire le monde grec à l’embrasement et Athènes elle-même à la défaite et à la guerre civile, Athéna avait quelque raison de ressentir un certain accablement.    

 

L.V.D.C : Plus sérieusement, pourquoi ce livre et à qui s’adresse-t-il ?

M.D.J. : La lecture d’Hérodote et de Thucydide a provoqué en moi il y a quarante ans une sorte de choc. De telle sorte que leur pensée ne m’a jamais quitté. Or ces deux historiens offrent, comme vous le savez, un fort contraste. Ici, une universelle curiosité, un gout du récit, de l’anecdote, de la parenthèse, poussé jusqu’à un point où l’on se demande si l’auteur n’a pas perdu le fil de son sujet. Là, une prose serrée, souveraine, dont le charme mélancolique procède de la gravité, du sentiment de l’inéluctabilité de la marche des choses, en même temps qu’elle crée l’angoisse par la hauteur de vue avec laquelle elle dévoile le jeu des passions humaines et les conséquences désastreuses qui en procèdent. Malgré tout, leurs livres me sont apparus comme deux volets d’une même histoire. Hérodote raconte la victoire des Grecs à l’occasion de la première invasion étrangère à laquelle ils aient eu à faire face depuis de longs siècles, l’émergence de la puissance athénienne et l’exaltation du patriotisme civique dans le panhellénisme. Thucydide est le syndic de faillite de cet apogée. J’ai voulu reprendre cette histoire pour en montrer l’unité. Le Ve siècle est justement célébré comme celui du miracle grec, le sommet d’une civilisation. Il ne s’en achève pas moins par une guerre universelle, et par l’effondrement de la cité qui après avoir contribué plus qu’aucune autre à la victoire des Grecs sur la superpuissance de l’époque, et tenté de faire autour d’elle l’unité du monde hellénique, avait sombré, victime de ses propres excès. J’ai essayé de raconter cette histoire comme une tragédie.

En dernière instance, il me semble que j’écris les livres que j’aurais aimé lire moi-même quand j’avais vingt ans et que je n’ai pas toujours trouvés. Mon éditrice, Caroline Noirot, a la gentillesse de faire le pari de croire que je ne suis pas tout à fait seul dans mon cas. Plus généralement, mon livre s’adresse à l’honnête homme, qui a le sentiment que l’héritage du monde grec recèle un trésor de pensées, de réalisations et d’expériences dans lequel on n’aura jamais fini de puiser. L’idéal serait qu’il parvienne à le convaincre d’aller y voir lui-même, et de lire les auteurs dont je me suis moi-même nourri. 

 

L.V.D.C : Quel est l’origine de ce projet et comment s’inscrit-il dans votre œuvre ?

M.D.J. : Les trois livres que j’ai consacré à l’Antiquité (les Derniers jours, le Cabinet des Antiques et la Mélancolie d’Athéna) procèdent en réalité d’un même projet, conçu au tout début des années quatre-vingt, alors que je commençais ma vie professionnelle. Le hasard de la vie avait fait de moi un journaliste, voué au décryptage et au commentaire de l’actualité. La familiarité que j’avais acquise avec l’histoire de la Grèce classique et de la Rome républicaine et impériale ainsi qu’avec un certain nombre de textes de l’Antiquité m’a amené à sentir que les questions qui agitaient le petit théâtre de notre vie politique et sociale avaient souvent fait l’objet, autrefois, de débats analogues. Les Anciens étaient certes différents de nous par bien des traits : les conditions matérielles, les connaissances, les mentalités, les croyances. Il n’empêche que les permanences de la nature humaine sont telles que leur expérience était, à l’évidence, une source de réflexion susceptible d’aiguiser notre propre discernement. C’est du reste ce que proclame Thucydide au premier livre de son histoire : « L’absence de merveilleux dans mes histoires (vacherie confraternelle décochée au passage à Hérodote qui ne manquait jamais de mentionner les histoires extraordinaires et les prodiges dont il avait eu connaissance) les rendra peut-être moins agréables à entendre. Il me suffira que ceux qui veulent voir clair dans les faits passés, et, par conséquent, aussi dans les faits analogues que l’avenir, selon la loi des choses humaines, ne peut manquer de ramener, jugent utile mon histoire. C’est une œuvre d’un profit solide et durable plutôt qu’un morceau d’apparat composé pour la satisfaction d’un instant. » (I, 22).

Il m’a semblé qu’il y avait désormais, à cet égard, entre les Anciens et nous, un fossé. La disparition de la culture classique consécutive au prestige acquis par les matières scientifiques (seules réputées sérieuses, et susceptibles de préparer les jeunes gens à un métier : vous vous souvenez certainement de ce que disait, il y a peu, un président de la République sur l’inutilité de la lecture de la Princesse de Clèves), et  à la réduction progressive de l’enseignement des langues anciennes, avaient rendu les hommes politiques, les journalistes, les hommes d’affaires, les cadres que j’étais amené à fréquenter très étrangers à cet univers. Symétriquement, il m’a semblé que la plupart des historiens (je mets naturellement Jacqueline de Romilly, Claude Mossé, Maurice Sartre, quelques autres, de côté) s’étaient enfermés dans une tour d’ivoire. Les progrès de l’histoire scientifique ayant débouché au XXe siècle sur une plus grande méfiance à l’égard des sources littéraires, le recours à toutes sortes de sciences auxiliaires pour les valider ou les invalider, cela s’était traduit par d’indiscutables progrès dans la connaissance, mais aussi par une hyper-spécialisation des historiens, qui semblait avoir rendu plus difficile la communication au grand public des résultats de leurs travaux. La culture classique, telle qu’elle avait été, longtemps, partagée dans le grand public, leur apparaissait souvent elle-même comme un mirage propice aux anachronismes et aux contresens, chaque époque ayant, depuis Machiavel, prétendu tirer des leçons de l’Antiquité en projetant souvent ses propres conceptions, ses inquiétudes et la subjectivité de ses auteurs, leurs fantasmes, sur une histoire devenue un réservoir de justifications et de clichés. Justement soucieux de ne pas sombrer dans de tels travers, ils me semblaient cependant avoir souvent tendance à tirer l’histoire de l’Antiquité vers l’exotisme, l’étrangeté, la spécialisation absconse. Le sérieux de leur reconstitution de l’histoire, des moeurs et des mentalités n’avait cessé de se conforter, mais au prix de la diffusion du sentiment d’une différence irréductible entre les hommes de l’Antiquité et nous qui leur interdisait toute comparaison, tout rapprochement. Je comprends parfaitement les préventions qui entourent toute instrumentalisation de l’histoire au service de visées politiques et sociales qui lui sont étrangères. Il me semblait pourtant que, les faits établis, l’histoire restait un réservoir d’exemples destinés à nourrir notre méditation et ultimement, notre discernement. Sinon, à quoi sert-elle ? A étancher une vaine curiosité ? J’ai eu envie de lancer un pont. Non pas pour réécrire l’histoire à l’aune de nos préjugés, mais pour distinguer, par-delà ce qui appartient en propre aux spécificités de chaque époque, ce qui, relevant des permanences de la nature humaine et de celles du comportement des Etats, pouvait être pour nous porteur de leçons.

Mon projet initial était de rédiger sept courts essais d’une cinquantaine de pages : sept leçons politiques tirées de l’histoire de l’Antiquité. L’un aurait porté sur la crise de la démocratie athénienne, d’autres sur la citoyenneté à Rome et en Grèce, l’impérialisme d’Athènes, ou la fin de l’empire romain d’Occident. Quand je me suis mis à l’ouvrage, je me suis cependant rendu compte que, du fait de la situation que je viens de décrire, le grand public était trop éloigné de l’histoire ancienne pour qu’il soit possible de lui proposer un essai de pure réflexion : il fallait lui raconter l’histoire avant de lui proposer d’en tirer matière à méditation. Symétriquement, manquaient parfois les grands ouvrages de synthèse récents (c’était singulièrement le cas à l’époque pour la fin de l’empire romain), les historiens ayant eu tendance à préférer les études ciblées aux grandes fresques, sans doute à leurs yeux trop propices aux approximations.  C’est ce qui m’a conduit à une dilatation imprévue de mon entreprise initiale. Dans le livre que j’ai fini par consacrer à la chute de l’empire romain d’Occident, le récit occupe 500 pages, quand le dernier chapitre, qui correspond à ce que j’envisageais d’écrire à l’origine, n’en compte que soixante-dix. La contrepartie est que ce qui devait, dans mon esprit être bouclé en quelques mois m’a occupé pendant quarante ans. La Mélancolie d’Athéna a obéi en effet à la même fatalité. J’ai publié en 1997 un article d’une dizaine de pages qui dressait un parallèle entre l’évolution de la Ligue de Délos et celle de l’Otan. Je croyais avoir fait, là, l’essentiel, et jeté les bases d’un chapitre qu’il me suffirait d’étoffer pour lui donner l’épaisseur historique nécessaire. Vingt-cinq ans plus tard, c’est devenu un livre de 600 pages. La question que je me pose aujourd’hui est de savoir si j’aurai le temps de venir au bout de l’ensemble de mon projet.  Je garde bon espoir mais il me reste au moins deux livres à achever avant de pouvoir, enfin, peut-être passer à autre chose.

 

L.V.D.C : Dans votre essai, vous dépoussiérez notre manière de recevoir l’histoire en générale et l’histoire grecque en particulier : en quoi cela vous a-t-il paru nécessaire maintenant ?

M.D.J. : Je n’ai nullement le sentiment ni l’intention de dépoussiérer l’histoire. Je ne suis pas historien de profession, je ne prétends pas l’être, et j’ai une immense estime pour le travail des historiens contemporains. Je me sers abondamment de leurs recherches, qui me semblent précieuses. Pour autant je n’accepte pas l’idée de quelques-uns d’entre eux selon laquelle l’histoire serait leur domaine réservé, devant lequel nous devrions passer notre chemin en nous contentant de nous incliner avec respect. Mes livres sont des essais, des livres de réflexion sur l’histoire. J’essaie de traiter celle-ci avec sérieux, sans me dissimuler que ma qualité d’autodidacte m’impose une grande prudence. Je ne cherche pas à concurrencer l’histoire scientifique dans son domaine, j’essaie de la compléter dans le mien. De produire des livres susceptibles de nourrir la méditation par le soin apporté au plaisir de la lecture, à la musique des mots, en même temps qu’à la réflexion, parce qu’ils sont nourris par ma connaissance de l’histoire des idées, mon expérience journalistique de la géopolitique et des problèmes contemporains, et la lecture récurrente des textes anciens. Pardon de cette référence illustre et évidemment immodeste, mais c’était le propos de Tocqueville, dont les livres sont parvenus jusqu’à nous alors même qu’ils relevaient du travail d’amateur. L’histoire universitaire est indispensable, mais elle n’est pas nécessairement le seul chemin vers la connaissance. Comme l’a écrit un jour sarcastiquement Remi Brague, « Hérodote eût-il été admis à soutenir sa thèse ? ».

Mes livres ne visent pas à renouveler l’historiographie par la découverte de nouveaux documents, de nouvelles inscriptions ouvrant la voie à de nouvelles interprétations. Ils s’inscrivent dans un projet d’une tout autre nature. Les Grecs désignent d’un même mot, paideia la culture et l’éducation. Parce que la culture est pour eux un moyen pour élever l’âme. Leur éducation n’a pas été tournée seulement, comme tous les groupes humains, vers la perpétuation de leur héritage, de leurs mœurs (même si ce souci est évidemment présent). Elle a consisté, au-delà, comme l’a montré Werner Jaeger, à forger un homme idéal. Non pas un sujet obéissant, comme dans les grands empires, les grands royaumes, non plus que l’homme de la tribu, le guerrier dévoué à sa communauté des peuplades germaniques que Tacite a décrites. Bien plutôt l’homme rendu parfait par l’accomplissement de la plénitude de sa nature, la tension vers le Beau, le Vrai et le Bien, à l’image de leurs divinités anthropomorphiques, qui ne représentaient pas le divin sous les couleurs de la puissance, mais de la perfection, à l’image encore de leur architecture, qui a tourné le dos aux constructions colossales telles que l’Egypte ou le Proche Orient en avaient donné l’exemple pour tendre vers l’harmonie, l’équilibre, la perfection.  Cela rend leur héritage irremplaçable. Alan Bloom a montré (dans L’Ame désarmée, maître-livre) que cette tension vers un idéal surplombant la seule perpétuation communautaire avait été spécifique à leur civilisation et par contrecoup, à la nôtre. Que c’est elle qui l’avait rendu capable d’une curiosité universelle sans craindre de perdre sa propre substance. C’est dans cette logique que je m’efforce très modestement, de m’inscrire, dans la mesure de mes moyens. Le but n’est pas de trouver à tout prix du nouveau, non plus que d’éblouir par l’érudition. Il est de nous aider à réfléchir sur nos devoirs, sur notre place dans la cité et sur la place de notre nation dans le monde, sur la splendeur de notre héritage, la richesse de notre culture, la fragilité de notre civilisation, la nécessité de la défendre et de nous défendre nous-mêmes contre toutes les formes de barbarie, sans oublier celle qui est tapie au fond de chacun d’entre nous.

 

L.V.D.C : Le mot de « patrie » est traditionnellement associé à la civilisation romaine, selon vous il s’agirait d’une invention grecque ?

M.D.J. : Le mot est de fait emprunté en Français au latin Patria. Il existe également en grec, mais il ne désigne que la descendance d’un même père, la lignée. On trouve cependant déjà chez Homère la notion de « terre des pères » quand Ulysse se fait reconnaître par Laerte (Odyssée XXIV, 322). Par invention, j’entends mise au point plutôt que découverte, car il est bien possible que le patriotisme (le mot ne remonte en Français qu’au XVIIIe siècle) soit aussi vieux que les sociétés humaines, puisque leur stabilité exige un sentiment d’appartenance. Il me semble seulement que l’apparition de la Cité grecque, vers le IXe siècle avant J.-C. lui a donné une force singulière dans la mesure où elle correspondait à l’émergence d’une communauté politique unie par des cultes communs et réunie pour permettre à ceux qui en formaient la charpente de délibérer ensemble « sur les dieux et les choses qui plaisent aux dieux » (je renvoie ici aux travaux magnifiques de François de Polignac et d’Alain Duplouy sur la naissance de la cité grecque).  Cette société fondée, nous dit Aristote sur la recherche du Bien et sur l’amitié ne pouvait manquer de bénéficier, de la part de ceux qui la composaient, d’un attachement singulier, infiniment plus puissant que celui qui pouvait unir les sujets d’un même maître, soumis à l’arbitraire. La relative exiguïté des cités grecque les rendait cependant vulnérables aux entreprises guerrières de voisins nombreux et peu éloignés du centre de leur propre pouvoir. Le monde de la cité a été dès lors depuis l’origine en proie à de multiples guerres de voisinage. Avec elles, à la menace de la mort violente et de la réduction en esclavage. Cela a nécessairement contribué à susciter un fort réflexe de défense, un attachement à la cité considéré comme le bien suprême puisque sa survie était la condition de tous les autres biens.

Ce patriotisme de défense s’exprime en abondance dans l’Iliade, au point d’attirer la sympathie de l’auditeur du poème (aujourd’hui de son lecteur) vers l’ennemi troyen, pour cela seul qu’il défend sa patrie, les murailles de sa propre cité, fut-ce contre les Grecs (on retrouvera ce même sentiment, bien plus tard, dans les Troyennes d’Euripide, au lendemain du massacre des Méliens par le corps expéditionnaire d’Athènes). Il est le moteur même de l’Odyssée, qui voit Ulysse quitter l’amour de la plus belle des nymphes, affronter mille dangers, parce qu’il veut regagner sa patrie. Il a été durant toute l’époque archaïque et au début de l’époque classique associé à la défense d’un peuple (Hérodote et Thucydide ne parlent jamais que des Athéniens ou des Spartiates, jamais d’Athènes ou Sparte comme d’une identité abstraite), d’un territoire et d’une souveraineté.

Les guerres médiques allaient cependant au début du Ve siècle, provoquer un élargissement du concept. Darius, puis Xerxès proposent successivement au cités grecques de jouir d’une condition privilégiée si elles acceptent de se soumettre sans combattre, alors qu’ils leur promettent incendie destruction et esclavage en cas contraire. Chacune d’entre elles se trouve dès lors confrontée à un dilemme : que faut-il sacrifier ? Doit-on, pour sauver sa souveraineté, prendre le risque de voir son peuple mis à mort et ravagé son territoire? Seule 31 d’entre elles (sur plusieurs centaines) feront en définitive ce choix, les autres adoptant la devise : « plutôt perses que morts ».

Thémistocle acceptera quant à lui, de livrer Athènes et l’Attique aux Perses, tandis que ses soldats se seront repliés sur la flotte devant Salamine, les femmes et les enfants sur l’île ou à Trézene. Ce repli stratégique, qui sacrifiait la ville et son territoire permettra aux Grecs de remporter la victoire décisive que l’on sait. Mais Plutarque nous dit que regardant leur ville en feu, leur Acropole en flammes, certains s’étaient demandé à quoi rimait de sauver la patrie au prix des tombeaux de ses ancêtres et des temples de ses dieux.  Le sacrifice des murs d’Athènes fut, après la victoire, invoqué comme le plus beau fait d’armes d’Athènes, celui qui plus qu’aucun autre, lui valait son prestige. Parce qu’il avait témoigné d’une exaltation du patriotisme. En choisissant la cause de tous les Grecs contre leur intérêt particulier, les Athéniens avaient montré que le patriotisme incluait une dimension culturelle. Qu’il procédait certes du désir légitime de sauver la cité, mais aussi, à travers son appartenance à la communauté panhellénique, une certaine façon d’être au monde : des mœurs, une langue, une culture, une manière de se gouverner, des dieux. Ils avaient, par-là, fait parvenir le patriotisme à sa plénitude.

Les Romains sont plus directement associés dans nos esprits à l’idée de patrie parce que le mot est omniprésent dans leur littérature : chez Caton, Cicéron ou Tite Live. Il a nourri en France la rhétorique révolutionnaire. Mais il me semble que passée la soumission du Latium, où le patriotisme avait pu procéder comme en Grèce du réflexe de défense, il était devenu chez eux dès le IVe siècle le moteur de la conquête progressive de la péninsule italienne : le sentiment par lequel avait été sublimée l’alliance d’une aristocratie prédatrice avec les classes populaires, qu’elle avait associées à ses entreprises en leur faisant part au butin prélevé sur les vaincus. Il se traduisait par la conviction que Rome avait un droit immémorial à l’expansion et à la subjugation de ses ennemis, de ses rivaux, de ses voisins. En définitive, de tout le monde connu, puisque la conquête de l’empire perse sera vainement poursuivie, de Crassus et César à Trajan et Julien l’Apostat. Cette dénaturation s’est faite, comme à Athènes au Ve siècle, au détriment de l’idéal de Justice. Elle a, ultimement, à Rome, fini par faire tourner le patriotisme à l’idolâtrie avec, sous l’empire, l’assimilation de Rome à une déesse. Je ne suis pas certain que ce soit un modèle à suivre, en dépit des beaux exemples que nous a procurés Tite Live, et qui ont imprégné nos sensibilités par le biais de nos versions latines. Omniprésente chez les hommes de la Révolution française, elle a contribué à rendre la patrie expansionniste et sanguinaire. 

 

L.V.D.C : Pour ce livre vous êtes imprégné de Thucydide, Platon, Hérodote : les avez-vous tous relus pour l’écriture de ce livre ? En grec ?

M.D.J. : Encore une fois, je n’ai cessé de lire et de relire Hérodote et Thucydide, en Français, hélas, du fait de mon ignorance de la langue grecque. Je les ai relus intégralement l’un et l’autre avant de passer à la phase de rédaction de mon livre et je n’ai pu les refermer qu’après en avoir écrit la dernière ligne. Pour Platon, je n’ai malheureusement pas lu toute son œuvre, mais je me suis concentré sur les textes qui étaient les plus évidemment liés à l’histoire du Ve siècle : l’Apologie de Socrate, le Criton, le premier Alcibiade, Gorgias, le Banquet, la République, le Politique, les Lois.  Je les ai complétés avec les Tragiques, Aristophane, Lysias, Xénophon, Isocrate, Andocide, Antiphon, Lycurgue, Eschine et Démosthène, Aristote, Diodore de Sicile, Plutarque.

Je suis conscient de ce que cet accès indirect aux textes par des traductions me fait probablement perdre. Mon amateurisme a en revanche l’avantage de donner une certaine fraicheur à mon abord de ces œuvres, puisqu’il me permet de me plonger dedans, souvent de les découvrir, avec l’enthousiasme de la première fois.

 

L.V.D.C : Duquel de ces auteurs vous sentez-vous le plus proche ? Pourquoi ?

M.D.J. : Lorsque j’avais vingt-cinq ans, je vous aurais répondu Hérodote pour la couleur et pour le charme, la curiosité insatiable, le goût de l’inattendu, le sens de la mise en scène : certains de ses dialogues pourraient être joués sur une scène de théâtre ; son portait de Xerxès fait de lui un héros shakespearien, plus attachant et plus complexe que le personnage des Perses d’Eschyle. Aujourd’hui, je suis plus sensible cependant à Thucydide. Il y a chez lui une incomparable capacité d’abstraction qui ordonne le désordre des faits pour nous les rendre intelligibles. Avec lui, les pièces du dossier sont mises sur la table, livrées à notre réflexion par la conjugaison d’un récit scrupuleux et d’une généralité dans l’analyse qui en rend la méditation féconde. Plus encore : il me semble que, sous les apparences d’une froideur glacée, Thucydide a eu pleine conscience d’être le témoin d’un drame, et que derrière la netteté sans pareille de ses explications, l’atticisme de ses formules, se devine une âme en recherche d’un remède aux maux dont souffre sa patrie. Il y a en lui une mélancolie secrète, un pessimisme entretenu par sa lucidité sur les méandres de l’âme humaine qui en font un moraliste résigné et amer, un lointain prédécesseur de La Rochefoucault. Thucydide ne croit guère au destin qui conduisait les personnages d’Homère, non plus comme Hérodote à la rétribution des excès et de la mesure par les dieux. Les Etats qu’il met en scène s’affrontent dans un ciel sans Olympe, guidés par les passions irrépressibles qui sont au fond de l’âme humaine et qui les conduisent par des voies diverses à leur fin. Le spectacle qu’il donne est d’autant plus déchirant que l’on sait qu’aucun deus ex machina ne viendra retourner les situations. Il nous montre l’homme en proie à des malheurs dont il est responsable, mais qu’il a attirés sur sa tête par une pente d’autant plus fatale qu’elle correspond à la faiblesse et aux contradictions de l’âme humaine.

 

L.V.D.C : Comment ces textes peuvent-ils nous permettre de comprendre le monde contemporain ?

M.D.J. : Les Grecs n’ont nullement « annoncé notre temps ». Ils ne sont pas comme on le dit parfois avec un narcissisme comique et inconscient « étonnamment modernes ». Ils sont sans cesse à la recherche de ce qui dure, de ce qui est éternel. Ils croient le cosmos ordonné selon des lois rationnelles, et l’homme partagé entre raison et passions. C’est pourquoi ils excellent à donner un caractère de généralité à leurs propres expériences. Ils ne les ont pas racontées par forfanterie (encore que celle-ci affleure parfois dans l’Histoire d’Hérodote) comme le faisaient les inscriptions des Pharaons ou des rois de Babylone ou de Perse sur leurs temples, mais bien plutôt pour en discerner les leçons. Fondées sur l’observation des permanences de la nature humaine, celles-ci se sont souvent révélées pertinentes pour toutes les époques, puisqu’elles s’appuient sur ce qui ne change pas dans l’homme. En dépît de sa prétention à tout inventer, notre temps n’échappe pas à la règle, même s’il faut garder toujours à l’esprit que les analogies sont nécessairement imparfaites, qu’elles ne sont qu’un rai de lumière venu d’un monde lointain et à bien des égards différent du nôtre. Mon livre s’attache ainsi à examiner les dilemmes que les guerres du Ve siècle ont fait naître. Qu’est-ce que la patrie ? Un peuple, un territoire, un système de gouvernement, un bouquet de vertus, une manière d’être ? A quel prix doit-on la défendre si elle méconnaît elle-même la Justice ? A quoi vont nos fidélités : à son intérêt profond ou aux ordres du gouvernement ? Que faire quand ils s’opposent ? Quelle obéissance doit-on à un gouvernement installé par un coup de force ? Doit-on concentrer ses efforts sur son renversement et le rétablissement des libertés démocratiques, même si cela risque de favoriser, aux frontières, les entreprises de l’ennemi avec lequel on est en guerre ? Le bien commun s’identifie-t-il nécessairement à la défense de la démocratie au point qu’il faille lui sacrifier toute autre considération ? De quelle légitimité peut jouir un régime installé sous la protection d’une armée d’occupation ? La réponse varie-t-elle selon que ce gouvernement est ou non démocratique ? A qui donner son allégeance quand il y a deux gouvernements ? Peut-on s’appuyer sur une influence étrangère pour conquérir le pouvoir si c’est dans le propos d’y poursuivre le bien commun ? Peut-on s’efforcer de provoquer dans son pays un renversement d’alliance ? Est-ce le trahir que de désapprouver les engagements de ses gouvernants ? Les Grecs ont consigné avec une clarté incomparable les réponses qu’ils ont eux-mêmes apportées à toutes ces questions. J’ai cru que nous pourrions tirer profit à les connaître.

 

L.V.D.C : Si le passage par l’Antiquité est le moyen pour comprendre le monde d’aujourd’hui pourquoi l’enseignement des langues anciennes est-il en déréliction ?

M.D.J. : Il me semble que ce désamour est lié à la conjonction de deux phénomènes. Le premier est le relativisme contemporain. Sous l’influence de Lévi-Strauss, nous proclamons depuis la deuxième guerre mondiale que toutes les cultures, toutes les civilisations se valent. Qu’elles ne se considèrent, chacune, comme supérieure, que parce que le critère d’évaluation est tiré de leur propre fond. Cela a conduit à un déclassement de l’héritage gréco-romain, qui était considéré jusqu’alors comme la matrice d’une civilisation à nulle autre semblable, et qui avait permis à ses dépositaires de conquérir le monde. Nous n’en sommes plus là, et l’heure est à la repentance. Il était inévitable que l’arrogance de l’homme Blanc dont nous ne cesserons plus de nous proclamer coupables, genou en terre et la tête couverte de cendres, soit en partie mis sur le compte de ce classicisme qui avait prétendu tendre à une perfection hors du temps, mais qui n’était, dit-on, que l’instrument de notre impérialisme et de l’oppression que nous avons fait peser sur le reste du monde.

Le deuxième est l’avènement de la culture technicienne. Les progrès fabuleux qui ont été réalisés par ce qui relève de la technique, de la biologie, de la machine, et qui nous ont permis de maitriser l’espace, de multiplier de manière exponentielle nos productions et d’atteindre à une profusion de connaissances inouïe par rapport à celles qui étaient à disposition des hommes du XIXe siècle (quand mon arrière-grand-père recevait, en cinquième, l’Histoire du Bas empire du comte de Ségur en récompense de son premier prix de thème grec, mais qu’il s’éclairait à la lampe à pétrole et se déplaçait en calèche)  en même temps que de vivre dans un confort que n’ont connu aucune des générations qui nous ont précédé sur cette terre. Cela ne pouvait manquer de jeter une ombre sur une culture qui avait méprisé les machines et consacré l’essentiel de ses efforts à la recherche des principes qui régissaient la nature et à l’exploration de l’âme humaine sans songer à transformer le monde par la maîtrise de l’énergie.

La culture classique est ainsi jugée arrogante par les tenants du wokisme (certains universitaires américains demandent désormais la mise au ban de l’enseignement des « classics ») parce qu’elle a sous-tendu la domination de l’Occident et la suprématie blanche. Elle est jugée inutile par tous ceux qui croient que l’amélioration de la vie repose, d’abord, sur l’accumulation et la bonne répartition des richesses matérielles.

L’une et l’autre de ces deux écoles négligent cependant la finitude de notre condition, et l’angoisse que, depuis la nuit des temps, elle fait naître dans l’âme humaine. Les Anciens (j’y inclus les Pères de l’Eglise, qui ont intégré la Révélation chrétienne dans le corpus de la civilisation romaine aux IVe et Ve siècles) se sont interrogés sur ce qu’était la Justice, ce qui rendait la vie bonne. Ils se sont demandé comment bien vivre et comment bien mourir. La question n’est pas de savoir s’ils sont utiles. Ils sont, dit Heidegger, bien plus que cela : salutaires.

 

L.V.D.C : Pour finir par un sourire et un peu d’ironie contemporaine : êtes-vous patriote ? Pour quelle cause accepteriez-vous de courir le marathon ?

M.D.J. : Le patriotisme me parait relever du devoir de Justice, qui consiste à rendre à chacun ce qui lui est dû. Nous avons reçu en naissant de notre patrie une somme de biens immenses. C’est à elle que nous devons les conditions de notre survie, à quoi notre famille n’aurait pu pourvoir seule. C’est elle qui en nous dotant d’une langue, nous a ouvert la vie de l’esprit. Elle encore qui a mis à notre disposition l’incroyable patrimoine matériel et immatériel dont nous disposons. Cet héritage a fait de nous, notre vie durant, des débiteurs insolvables, à qui il appartient de s’efforcer de rendre une partie de ce que nous avons reçu.

Je ne suis pas un inconditionnel des courses humanitaires, qui relèvent trop souvent de la société du spectacle. Il me parait plus opérant de donner à une cause du temps ou de l’argent que de courir pour elle. J’ai couru, quant à moi, le Marathon, au cours de mon service militaire. Je n’y ai trouvé d’autre satisfaction que d’arriver au bout, mais j’ai aimé qu’on me demande d’interrompre mes études et de donner une année de mon temps pour manifester mon attachement à la France, me préparer, s’il le fallait, à la défendre. Je n’avais pas emporté avec moi un exemplaire de la Guerre du Péloponnèse, comme Albert Thibaudet pendant la guerre de 1914. Mais l’apprentissage du combat au sein d’une section d’infanterie, puis l’expérience d’un très modeste commandement dans un régiment parachutiste m’ont valu des moments d’épreuve et de communion qui m’ont, plus d’une fois, fait rêver à l’exemple de nos devanciers des Thermopyles et de Marathon.

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