
À l’occasion de la parution de Fou d’Histoire aux éditions Armand Colin, l’historien Xavier Mauduit nous fait l'honneur d'un entretien exclusif pour évoquer ce qui, de la radio au livre, transmet le goût du passé et fait dialoguer Histoire et création.
La Vie des Classiques : Comment vous présenter en quelques mots ?
Xavier Mauduit : Le mot « passion » est souvent employé à tort et à travers, mais j’accepte volontiers d’être présenté comme un passionné d’histoire, qu’il s’agisse de la recherche ou de la transmission. Je suis agrégé d’histoire et docteur en histoire, avec une thèse sur la Maison de l’empereur Napoléon III, qui en 2013 a reçu le Prix Mérimée (la thèse, pas Napoléon III). Auteur d’ouvrages sur l’histoire, principalement du XIXe siècle, et sur l’histoire de la langue française avec Laure de Chantal, je suis aussi chroniqueur dans l’émission 28’ sur Arte et producteur de l’émission Le Cours de l’histoire tous les jours à 9h sur France Culture. Dans un cas, je raconte un fait historique en quelques minutes ; dans l’autre, je laisse la parole aux spécialistes, historiennes et historiens, pour longuement présenter leurs travaux. L'association Défense de la langue française m’a attribué le Prix 2025 et j’en suis particulièrement honoré.
L.V.D.C. : Quels sont les êtres, de chair ou de papier, qui ont rythmé et déterminé votre parcours intellectuel ?
X. M. : Je suis redevable à celles et à ceux qui ont été mes professeurs, du lycée à l’université, et comme il se doit à mon directeur de recherche, Christophe Charle. Nos parcours intellectuels sont constitués d’échanges et de rencontres, pour la plupart incarnés, mais avec cette complexité que nos lectures nous offrent une proximité si forte avec l’autrice ou l’auteur que j’ai parfois l’impression de les connaître, d’entendre leur voix, d’être familier avec leur parole, leurs manies, leurs marottes. Les murs – bien trop petits – de nos habitations sont tapissés de livres qui sont autant de jalons de notre construction intellectuelle. Je pense que nous l’avons toutes et tous vécu, à l’occasion d’un grand rangement ou d’un déménagement : il est difficile de se séparer de certains ouvrages, tant ils sont constitutifs de ce que nous sommes. J’y place Federico Garcia Lorca et Alain Corbin, ou encore Michelle Perrot et Frédéric Dard… il ne s’agit là que de quelques étagères de ma bibliothèque.
L.V.D.C. : Quel est le premier texte antique auquel vous avez été confronté ? Quelle a été votre réaction ?
X. M. : Plus qu’un texte qui se trouve dans un livre, mes plus anciens souvenirs d’une parole antique, et de l’émotion qui lui est associée, est gravée sur la pierre. Dans les musées ou sur les monuments, les mots d’une stèle ou d’un fronton m’ont toujours intrigué, avec désir de les déchiffrer. Avec l’épigraphie, le vocabulaire et la grammaire semblent modestes, loin des subtilités stylistiques. Déchiffrer ces inscriptions obligent à composer avec l’art des abréviations : ivl devient Julius, IMP est impérator, et D.M. sont Dis Manibus, les dieux Mânes. L’incompréhension fait partie du plaisir de ces inscriptions destinées à traverser le temps. Je me souviens de mon émerveillement de découvrir que le texte en lettres de bronze au fronton de la Maison Carrée, à Nîmes, a été reconstitué au XVIIIe siècle à partir des marques laissées dans la pierre par trous par lesquelles étaient scellées les pierres où le COS est consul.
L.V.D.C. : Cette période de l’histoire a-t-elle quelque chose de particulier pour vous ? Et ses historiens ?
X. M. : Le découpage de l’histoire en grandes périodes historiques est bien pratique pour se repérer dans la chronologie, mais quel sens donner à cette « histoire en tranches », pour reprendre l’expression de Jacques Le Goff ? En l’an 476, personne ne s’est dit : « Tiens, c’est la fin de l’Antiquité ». Les continuités sont évidentes, même sur la longue durée. Je suis contemporanéiste et l’Antiquité, comme construction intellectuelle, est très présente pour mon objet d’étude. Les œuvres d’Homère, de Xénophon, de Tite-Live, de Suétone, de Plutarque, pour ne citer qu’eux, sont familières aux gens du XIXe siècle. Les auteurs de l’Antiquité sont des références, déjà parce qu’ils sont omniprésents dans la formation dès le plus jeune âge. Connaître ces textes anciens permet de suivre la pensée de celles et ceux qui les ont comme repères. J’ai particulièrement étudié Napoléon III, auteur d’une monumentale Histoire de Jules César, preuve de son intérêt pour l’Antiquité. C’est ainsi que la préparation du coup d’État du 2 décembre 1851 porte le nom de code d’Opération Rubicon. Des fouilles du Palatin à celles du site d’Alésia, de la fondation du Musée des Antiquités nationales à l’achat de la collection Campana, il n’est pas possible de saisir le Second Empire sans s’intéresser à l’Antiquité.
L.V.D.C. : Quelle est sa place dans « Le Cours de l’Histoire » ?
X. M. : France Culture offre chaque jour le luxe d’une heure d’émission d’histoire, en direct, pour laisser la parole aux spécialistes, historiennes, historiens, et pour les écouter nous présenter le résultat de leurs recherches. L’Antiquité y a toute sa place puisque les phénomènes historiques prennent sens sur la longue durée. L’émission se compose de séries de quatre émissions, du lundi au jeudi. Ainsi, l’histoire des brigands conduit jusqu’à la figure du brigand italien, au moment du Risorgimento, et débute avec une émission sur les brigands de grands chemins dans l’Antiquité romain. La série sur l’histoire de la rhétorique commence sur l’agora, avec les malheurs des malheurs des sophistes. Quant aux expéditions polaires, elles permettent de s’attarder sur la figure de Pythéas.
L.V.D.C. : Vous nous présentez aujourd'hui un livre splendide issu de votre émission : comment est né ce projet ?
X. M. : Parler d’histoire, c’est aussi réfléchir à celles et ceux qui transmettent le goût du passé. À bien y réfléchir, dans nos jeunes années, notre contact avec des récits des temps anciens est rarement la lecture d’un ouvrage universitaire, aussi accessible soit-il. C’est par le cinéma, le roman, la bande dessinée, que se construit notre imaginaire historique. L’historien Michel Pastoureau évoque avec émotion le film Ivanhoé pour expliquer sa passion pour le Moyen Âge. Pour ma part, j’y place Fortune de France de Robert Merle, mais aussi, en lien avec les mondes antiques, les aventures d’Astérix le Gaulois ou d’Alix. Il me semblait donc important de laisser la parole, dans Le Cours de l’histoire, à celles et ceux qui, sans être historiens ou historiennes, s'appuient sur le passé pour construire leur œuvre. C’est Gaël Faye qui nous raconte comment se construit son enquête, portée dans ses romans, pour comprendre le phénomène génocidaire au Rwanda, mis en perspective historique. C’est la cheffe d’orchestre Laurence Equilebey à l’écoute de la musique baroque. C’est Laurent Gaudé qui se plonge dans l’épopée d’Alexandre le Grand. Dix Fous et Folles d’histoires, par les arts et la littérature, nous donnent le goût de l’histoire et nous expliquent leur démarche.
L.V.D.C. : Quel angle avez-vous souhaité donner à ce livre ? Pourquoi des illustrations ? Qu’apporte-t-il par rapport aux émissions ?
X. M. : Dans le cas de Fou d’histoire, transcrire en livre une émission radiophonique a peu d’intérêt, d’autant qu’elle est accessible en podcast. Disons que l’émission a été une rencontre qui a servi de base pour construire un récit inédit signé de très belles plumes, honorées pour certaines par le Prix Goncourt ou le Prix Renaudot. D’ailleurs, l’oralité ne convient pas à des textes dont les autrices et les auteurs sont soucieux de la qualité littéraire de leurs écrits. Ce sont des témoignages, parfois intimes, sur leur parcours et leur relation à l’histoire, au sens d’exploration du passé mais aussi de discipline scientifique. C’est aussi une réflexion sur leur démarche personnelle : comment aborder l’histoire par le roman ou l'œuvre d’art ? Ainsi, les images de ce beau livre accompagnent les textes davantage pour les compléter que pour les illustrer : les artistes ont ce talent d’évoquer le souffle de la pensée, la violence, ou l’espoir.
L.V.D.C. : Qui sont les folles et fous d’histoires ?
X. M. : De Laurent Gaudé à Laurence Equilbey, de Gaël Faye à Maylis de Kerangal, ce sont autant d’histoires à explorer, du Rwanda au Havre, du Soleil des Scorta à la musique de Mozart. Nous sommes toutes et tous fou d’histoire, qui pétrit notre vie et nous offre une compréhension du monde. En aucun nous ne sommes « sans histoire », pour reprendre une expression qu’utilise avec ironie Alice Zeniter dans le titre de l'un de ses écrits. Nous croisons les compagnons du devoir et l’art de rue avec Christian Guémy alias C215, les Russes blancs et les cosaques avec Macha Méril. Jean-Michel Othoniel fait danser Louis XIV et transforme en fontaine le Palais Idéal du Facteur Cheval. Didier Daeninckx nous conduit de l’Exposition coloniale de 1931 à la banlieue rouge. Avec Delphine Horvilleur, c’est la Champagne médiévale et la figure de Rachi, le rabbin vigneron, ainsi que le dialogue entre les religions.
L.V.D.C. : À qui s’adresse ce livre ?
X. M. : L’ambition de l’ouvrage est d’offrir un moment de lecture agréable, où chaque chapitre est une exploration du passé avec des histoires plurielles. Le récit des Fous et Folles d’histoire s’accompagnent d’encarts pour apporter une précision sur un point, mais avec la démarche de l’historien, dont je suis l’auteur. Il y a donc les faits du passé, mais aussi la manière dont les autrices et les auteurs les ont découverts et explorés. Une chose est apparue par la suite, comme une très agréable surprise : le livre dévoile les coulisses de la création des œuvres évoquées. En cela, il s’adresse aux gens curieux, à celles et ceux qui aiment l’histoire ou la littérature, et bien souvent les deux, ou qui souhaitent trouver une approche originale pour découvrir des artistes, auteurs, autrices.
L.V.D.C. : Quelle actualité prend ce texte aujourd’hui ?
X. M. : Romans et œuvres d’art qui s’appuient sur l’histoire reflètent, en réalité, le monde dans lequel ils sont produits. Les préoccupations du passé font écho à celles que nous connaissons, elles les éclairent et donnent du sens au présent. Lire Delphine Horvilleur, rabbine, nous ébranle face à l’actualité. Suivre Gaël Faye permet de réfléchir à la violence génocidaire à travers le temps. Avec Didier Daeninckx, nous saisissons combien les combats du passé sont reliés à ceux d’aujourd’hui. Les exemples sont nombreux de la nécessité de connaître l’histoire pour survivre au présent.
L.V.D.C. : Pour finir sur une note d’ironie, est-ce que l’histoire rend fou ?
X. M. : L’histoire peut rendre fou, c’est certain ! Je mets de côté celles et ceux qui se trouvent immergés dans le passé au point de considérer que tout le monde maîtrise les subtilités des dynasties byzantines, la chronologie des guerres de Louis XIV, ou l’uniformologie impériale. J’écarte également celles et ceux atteints du syndrome de la collection, où la folie est celle du cumul. Être fou et folle d’histoire, c’est savoir être en quête de compréhension, qui nous conduit toujours plus loin, avec ce goût insatiable de lire, de découvrir, de s’étonner, avec rigueur et émotion.
Dans la même chronique

Entretien troyen avec Denis Kambouchner

Entretien érudit avec Luigi-Alberto Sanchi
Dernières chroniques

La Note Antique – Le luth d'Harmose
