Entretien littéraire avec Florence Dupont

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À l’occasion de la publication de son Histoire littéraire de Rome : De Romulus à Ovide, une culture de la traduction aux éditions Armand Colin, Florence Dupont nous fait l’honneur d’un entretien exclusif pour partager sa vision des lettres latines, ou plutôt romaines, des premiers poètes archaïques aux grandes figures augustéennes que sont Virgile, Tite-Live ou encore Ovide.

 

La Vie des Classiques : Comment vous présenter ?
Florence Dupont : Je suis une anthropologue de l’Antiquité, c’est-à-dire que je m’intéresse à l’Antiquité grecque et romaine dans sa globalité et en lui conservant toute son étrangeté, comme les chercheurs d’Anhima (Anthropologie et Histoire des Mondes Antiques, unité de recherche rattachée au CNRS et l’EHESS), et comme les anthropologues qui travaillent sur des cultures non occidentales.

 

L.V.D.C. : Quelles ont été les rencontres déterminantes, de chair ou de papier, dans votre parcours ?
F.D. : Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet et tous les chercheurs du centre Gernet (devenu en 2010 Anhima) dont je suis devenue membre en 1977. Ils m’ont introduite dans un espace intellectuel libre et ouvert sur les autres civilisations, en particulier les cultures africaines (Jean-Louis Durand) et initiée à une méthode, l’anthropologie culturelle comparée. Ensuite Claude Calame qui apporté au Centre l’analyse pragmatique des textes.

 

L.V.D.C. : Quelle a été votre formation intellectuelle ?
F.D. : Celle d’une antiquisante, c’est-à-dire une formation qui ne se limitait pas à la langue et la littérature, mais incluait les sciences de l’Antiquité. J’ai eu la chance de découvrir à la Sorbonne, à l’EPHE et à l’EHESS, l’histoire ancienne, l’archéologie, l’épigraphie, la science des religions, l’iconologie…

 

L.V.D.C. : Quel a été le premier texte latin et/ou grec que vous avez traduit/lu ? Quel souvenir en gardez-vous ?
F.D. : Je n’ai aucun souvenir marquant d’un texte latin, ou grec, car, élève, je m’intéressais aux civilisations et assez peu à la « littérature ». Je n’ai jamais été une littéraire.

 

L.V.D.C. : Vous publiez, chez Armand Colin, une Histoire littéraire de Rome, somme de toute une vie consacrée aux études latines (et grecques !) : comment est né un tel projet ? En quoi diffère-t-elle des ouvrages de littérature latine existants que tout étudiant, aussi néophyte soit-il, a eu au moins une fois entre les mains ?
F.D. : Ce livre est une commande des éditions Armand Colin, pour remplacer dans la collection U, La littérature latine de Jean Bayet, parue en 1934 et sans cesse rééditée, qui avait fait son temps. Les perspectives sur l’histoire des pratiques littéraires ont été à ce point renouvelées depuis près d’un siècle que le projet lui-même a dû changer. D’abord parce que, comme l’ont montré les historiens de la culture, l’idée de littérature est récente (fin du XVIIIème s.) et ne concerne que les modernités européennes. Rien ne correspondait dans l’Antiquité à ce que nous appelons littérature. Donc, pour éviter l’anachronisme, il fallait revenir aux termes latins, litterae latinae, qui désignent toute autre chose que la littérature. Ensuite, faire l’histoire de Rome nous amène à découvrir que les textes de Plaute ou Virgile n’avaient rien de nécessaire et que Rome aurait pu, comme les autres puissances méditerranéennes, cultiver les lettres grecques (hellenika grammata) sans créer sur leur modèle, les litterae latinae.

 

L.V.D.C. : Le sous-titre contient un nom quelque peu surprenant : Romulus. Personnage attaché aux origines de Rome, en quoi en est-il une figure ‘littéraire’ ?
F.D. Selon le mot de Caton l’ancien, « Romulus parlait grec ». Commencer avec Romulus, c’est rappeler que Rome avant d’être latine était grecque. La plus ancienne inscription sur le site de Rome est un graffitto grec et les premiers écrivains romains écrivaient en grec, comme l’historien Fabius Pictor (254-190 av. J.-C.). Le grec était la langue de culture et de prestige de la noblesse romaine et le resta au moins jusqu’au début de l’Empire.

 

L.V.D.C. : Si les premières œuvres littéraires grecques remontent au VIIIe siècle av. J.-C., avec des auteurs tels Homère ou Hésiode, les premières œuvres littéraires en latin à nous être parvenues datent du IIIe s. av. J.-C. : comment expliquer un tel décalage temporel, alors même que la fondation de Rome est datée en -753 ?
F.D. : La chronologie en ce domaine est trompeuse. En effet on a longtemps utilisé un modèle évolutionniste fixant les différentes et mêmes étapes de l’histoire des sociétés, comme si chacune avait surgi du néant avec une origine propre et vivait isolément, avec sa langue, sa littérature, sa culture, etc. En réalité, depuis le 8ème s. av. J.-C., au moins, il y a d’incessants transferts culturels tout autour de la Méditerranée, et en particulier le modèle de la cité grecque a diffusé partout. L’archéologie montre que les pratiques culturelles aristocratiques - le banquet couché, le vin, la vaisselle ornée, l’épopée homérique – sont adoptées dès cette époque par les élites locales italiennes. L’exemple le plus connu est celui des Étrusques. Rome est dans les temps les plus anciens une de ces cités plurilingues et pluriethniques qu’on retrouve dans toute l’Italie et dont le grec est la langue commune aux élites comme aux esclaves. Ce qu’un historien contemporain a appelé son « hellénisme organique » a donc été premier, avant que Rome, vers le 3ème s. av. J.-C. ne s’invente une identité latine.

 

L.V.D.C. : Ainsi, les stéréotypes placent souvent la Grèce comme le berceau des Arts et des Lettres face à une Rome vue comme une simple imitatrice ou une traductrice (Graecia capta ferum victorem cepit…) : qu’en est-il vraiment ? Quelles sont les singularités des lettres latines ?
F.D. : Rome est une culture de la traduction, nous dirions du « transfert » : elle a importé aussi bien de la Grèce que de Gaule ou d’Egypte, de nombreuses pratiques techniques, religieuses, culturelles… Les Grecs disaient que la domination romaine était fondée sur son ouverture au monde : Rome intégrait « tout ce que le monde avait de meilleur », hommes et traditions. Les litterae latinae font partie de ces transferts qui étaient des importations et des adaptations aux traditions préexistantes. Celles-ci étaient souvent elles-mêmes déjà le résultat de transfert. C’est ainsi qu’en 240 av. J.-C., sont traduites en latin et adaptées aux jeux scéniques des tragédies et comédies grecques. Les jeux scéniques avaient été au siècle précédent importés d’Etrurie et installés dans le cadre d’un rituel préexistants, les ludi circenses, les jeux du cirque (courses de char dans l’hippodrome). La singularité des lettres latines est justement qu’elles sont toutes le résultat d’un transfert.

 

L.V.D.C. : Votre ouvrage s’arrête à l’aube de notre ère avec Ovide : doit-on voir, dans le Ier siècle ap. J.-C. et l’avènement de l’Empire, une forme de rupture dans l’histoire littéraire de Rome ?
F.D. : Absolument. Progressivement les litterae latinae ont intégré toutes les lettres grecques, par la traduction systématique de ce qui constituait, depuis le 4ème s. av. J.-C., le canon littéraire de la paideia, c’est-à-dire de l’éducation des enfants en Grèce. Cette politique de la traduction a été accélérée et terminée par Auguste et Mécène : Virgile, Horace, Properce, Tibulle et Ovide sont les nouveaux Homère, Hésiode, Alcée, Sapho, Mimnerme et Callimaque. Rome est désormais officiellement bilingue. Sur le Palatin, Auguste a fait édifier un temple à Apollon qui commémore sa victoire à Actium et accueille deux bibliothèques, l’une grecque, l’autre latine. Les Romains vont réunir le latin et le grec dans la formule « nostra utraque lingua » (nos deux langues). Le latin ne remplace pas le grec, il s’ajoute à lui comme sa langue jumelle.

 

L.V.D.C. : La publication d’un tel volume montre bien que les études anciennes, contre vents et marées, sont toujours vivantes : en quoi est-il important, selon vous, de continuer à transmettre ces langues et ces cultures aux jeunes générations ?
F.D. : Abandonnons, si vous voulez bien, un point de vue téléologique faisant de la Grèce et de Rome les racines d’une civilisation européenne qui en serait l’accomplissement. En revanche, il s’est bien constitué dans toute l’Europe, depuis la Renaissance, une culture grecque et latine qui a été et reste un langage commun aux arts et aux lettres. La mythologie, par exemple, est un imaginaire omniprésent de la série à la BD et à l’opéra. Ne nous privons pas, ne privons pas les enfants des plaisirs de l’Antiquité. Plus sérieusement, l’Antiquité garde une telle place de référence dans la philosophie, la politique, l’histoire contemporaines qu’il est dangereux d’en abandonner la connaissance à quelques uns et de la laisser être instrumentalisée par ceux qui parlent de « la Grèce, berceau de la démocratie », ou de la « romanisation forcée » de la Gaule.

 

L.V.D.C. : Pour finir sur une note de fantaisie : si vous receviez des invitations à dîner de tous les auteurs antiques, chez qui vous rendriez-vous ?
F.D. : Chez Apulée, bien sûr.

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