Entretien engagé avec Thibaut Sallenave, Luigi-Alberto Sanchi et Cécilia Suzzoni

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Image : Entretien avec Thibaut Sallenave, Luigi-Alberto Sanchi et Cécilia Suzzoni
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À l’occasion de la parution de l'ouvrage Du latin à l'école ! aux éditions Fayard, Thibaut Sallenave, Luigi-Alberto Sanchi et Cécilia Suzzoni nous font l’honneur d’un entretien exclusif pour nous inviter à repenser la place de l'enseignement (fondamental !) du latin aujourd'hui.


La Vie des Classiques : Comment vous présenter en quelques mots ?

Luigi Alberto Sanchi : Je suis un chercheur spécialisé dans l'histoire de la philologie classique et je m'occupe en particulier de l'époque de la Renaissance en France. Parallèlement, je tente de m'investir pour favoriser le développement en France d'une culture littéraire démocratique de haut niveau, à base latine et grecque, en suivant l'exemple de mes chers humanistes.

Cécilia Suzzoni : L’héritage des Anciens m’importe au plus haut point, mais je ne suis pas une antiquisante, non plus qu’une « spécialiste » des langues anciennes, même si j’ai enseigné le grec et sa littérature en khâgne classique au lycée Henri IV pendant plus de 15 ans (ainsi que le français en khâgne moderne et en hypokhâgne classique) : je suis, je reste, un professeur, honoraire, généraliste.
J’ai eu par ailleurs la chance de faire un double cursus philosophie/lettres classiques et j’ai toujours voulu, conçu mon enseignement des langues anciennes en liaison étroite avec la littérature, l’histoire, la philosophie.

Thibaut Sallenave : J’enseigne la philosophie en classes préparatoires depuis bientôt presque dix ans. Parallèlement à cette activité d’enseignement, j’ai publié trois livres, La parole impropre (2019), Changements d’adresse. Une philosophie du déménagement (2022) et Petit traité de la ponctualité (2024). Dans ces deux derniers, j’ai tenté de me pencher sur des expériences ou des pratiques de la vie la plus quotidienne, pour réfléchir à ce qu’elles nous apprenaient d’un point de vue philosophique. Je crois qu’il y a un désir, chez beaucoup de lecteurs, d’une philosophie à la fois concrète et sérieuse, auquel je tente de répondre, à ma manière.

 

L.V.D.C. : Quels sont les êtres, de chair ou de papier, qui ont rythmé et déterminé votre parcours intellectuel ?

L. A. S. : Ce sont mes professeurs de Lettres, au lycée et à l'université – tous des Italiens ! Le mieux connu en France est Luciano Canfora, qui a changé à jamais ma vision de l'Antiquité et de sa réception et que j’ai l’immense chance de connaître personnellement.

C. S. : D’abord le milieu familial, mon frère et ma sœur, mes aînés de quelques années, sont également tous les deux agrégés de lettres classiques : j’ai baigné dans le grec et le latin, très tôt… Ensuite mon professeur de philosophie que « j’adorais » : c’est lui qui m’a orientée de mon petit « Collège et lycée corse Pascal Paoli » en classes préparatoires à Paris : je lui dois beaucoup d’avoir considérablement élargi mon approche des textes anciens.

T. S. : Pour la philosophie : Aristote, Descartes, Leibniz, Nietzsche, Bergson, Wittgenstein. À l’exception du premier, bien sûr, tous les autres ont de près ou de loin un lien étroit avec le latin. J’en retiens deux : Nietzsche, pour son éloge du latin chez Horace dans le Crépuscule des idoles ; et Wittgenstein, qui ouvre les Recherches philosophiques sur une longue citation de saint Augustin en latin et qui porte… sur l’apprentissage du langage.
Quant aux êtres de chair… Comme tout professeur, j’ai voulu faire ce métier parce que d’autres l’ont fait avant moi, et m’ont montré, par leur exemple, plus parfois même que par le contenu de leur cours, que l’on peut vivre de cette façon-là, avec une exigence intellectuelle sans défaut et la pure et simple joie qu’il y a à la partager.

 

L.V.D.C. : Quel est le premier texte antique, auquel vous avez été confronté ? Quelle a été votre réaction ?

L. A. S. : À la maison, et bien avant d’étudier le grec, c’est un recueil de poèmes de Sappho, qui m’ont immédiatement enchanté ; à l’école, je crois que ce sont des poèmes de Catulle, auteur que l'on ne peut qu'aimer, comme sa devancière grecque, en raison de sa beauté et de ses accents sincères.

C. S. : Deux textes, en fait, et la même année de seconde ! D’une part un texte du Satiricon, qui part en guerre contre la « boursoufflure » de l’éloquence : je l’ai trouvé d’emblée formidablement « moderne », impertinent, intelligent, drôle : il m’a vaccinée contre « l’imposture rhétorique » quand elle n’est pas arrimée au « vif » de la chose et de la vie. 
L’autre texte : l’agôn entre Créon et la toute jeune Antigone, et sa réplique (apprise immédiatement en grec par cœur !) ; d’autant que notre professeur nous avait lu le beau commentaire de Malraux dans Les voix du silence : « le grondement de la foudre antique orchestre sans la couvrir l’immortelle évidence d’Antigone : "je ne suis pas née pour partager la haine, je suis née pour partager l’amour" » …

T. S. : Comme beaucoup de jeunes latinistes, c’est d’abord par des petites phrases grammaticales, simplifiées et toilettées, et qui parlaient beaucoup de Didon et d’Énée. Elles m’ont appris à sortir de la linéarité de la phrase, à trouver les formes, à composer l’ordre des mots, les propositions, comme une énigme ou un puzzle. Plus tard, mon intérêt s’est porté sur la poésie latine, Catulle, les élégiaques, Horace, Ovide…. Je n’y comprenais pas grand-chose, mais tout me plaisait : des règles de prosodie différentes, un ordre des mots mystérieux, le sentiment d’un secret qu’à force de patience, il était possible de laisser se dévoiler et se former peu à peu. Comme les origamis, auxquels Proust compare les souvenirs. Le latin, c’était donc à la fois un raisonnement, carré, rigoureux (des formes à identifier, des règles à appliquer, une construction grammaticale complexe mais domesticable) ; une virtualité constamment poétique de la langue, dans sa densité et son épaisseur de signification ; et le mouvement du passé, à l’intérieur de la langue française, qui agit comme une réminiscence et une mémoire du sens, à retrouver et à suivre, avec attention, et en se méfiant des lignes droites. 

 

L.V.D.C. : Tous les trois vous avez passé une grande partie de votre carrière à défendre et illustrer les humanités : quels ont été les moments-clés ? Comment avez-vous transmis la flamme ?

L. A. S. : Venant de l'étranger, pour moi un moment important a été quand, vers 1998, j’ai compris qu’il fallait se révolter – en compagnie de collègues français conscients des enjeux de l’instruction publique – contre les dérives d’un système scolaire qui n’offrait plus aux classes dites « défavorisées » de véritables moyens de s’élever au plan culturel (un comble, quand la France était mondialement connue pour la qualité de son éducation, dont seuls quelques établissements ont gardé la teneur) et que je pourrais mettre au service de l’enseignement la riche formation que j'avais reçue en Italie. Il m'importe depuis ce moment de présenter en France des projets qui correspondent à l'idéal exigeant et généreux que je me suis fait de l'école républicaine, démocratique. Avant 2007 et l'élection au CNRS, j'ai tenté de transmettre cette exigence dans l'enseignement en lycée et en hypokhâgne ; depuis 2007, je l'ai fait par des ouvrages que j'ai tantôt conçus et dirigés, comme l'anthologie unilingue Les Lettres grecques (2020), tantôt traduits de l'italien (des ouvrages de Canfora, entre autres), tantôt réédités, comme la version française du manuel oxfordien D'Homère à Erasme (2022), sur la transmission des classiques ; je donne également des cours d'initiation au latin et au grec à l’université Paris-Assas, en M2 d'histoire du droit.
Une part importante de cette bataille nous la menons tous les trois au sein de notre association l'ALLE - Le Latin dans les littératures européennes, qui entend illustrer toute la richesse de la littérature latine, à toutes ses époques, qu'elle soit romaine ou européenne, et ses innombrables rapports avec les autres littératures, les sciences et les arts. En outre, l'ALLE se bat dès l'origine pour le latin obligatoire, car le latin devrait former le socle indispensable de la culture scolaire, une fois achevé le cycle du primaire.

C. S. : Je ne suis pas « née » dans les murs du lycée Henri IV : j’ai enseigné, avec le français, le grec et le latin, à Asnières, au lycée Renoir, dans le secondaire, en direction d’élèves très souvent de condition modeste : outre de formidables souvenirs, j’en ai gardé la certitude que cet enseignement ne prenait son plein sens que d’être accompagné d’un souci exigeant et permanent de la langue française ; et, s’agissant du texte ancien, grec ou latin, d’un commentaire sans hypertrophie grammaticale, résolument débarrassé de pièges inutiles, alliant lecture cursive, et traduction attentive à l’idiosyncrasie, grammaticale, syntaxique de la langue source, enfin une traduction toujours appuyée sur une médiation lexico-culturelle, invitant à un va et vient entre l’ancien et les langues modernes, vivantes. Deux événements clés : enseignant le français en khâgne moderne, quand, face à des étudiants passionnants et passionnés, j’ai compris que cet enseignement du français, comme langue de culture, et de la littérature française courait le risque d’être coupé du latin, genèse et flux vivant pourtant d’une littérature largement latine de Montaigne à Valéry et au-delà ! Dès lors mon combat a été d’abord l’introduction d’une langue ancienne obligatoire dans les hypokhâgnes indifférenciées – ce n’était pas le cas, même dans une hypokhâgne à vocation littéraire ! –, dur combat que j’ai mené avec d’autres à l’ENS Ulm sous l’égide de Françoise Mélonio, combat finalement victorieux, et dont je suis très fière, même si j’ai regretté la disparition des mots grec et latin dans le nouveau libellé « Langues et cultures de l’Antiquité ». Deuxième événement clé, la création à Henri IV de notre association ALLE – Le latin dans les littératures européennes, plaidant d’emblée pour un latin fons puteusque, « source et puits », au service de toutes les disciplines fondamentales, comme l’a indiqué d’emblée son bureau pluriel, et la grande diversité de ses soutiens : une création inaugurée par le poète Yves Bonnefoy, en mai 2008, moment d’une belle, grande intensité. Ensuite la publication, avec mon ami Hubert Aupetit, de notre premier volume collectif Sans le latin… : un très grand succès éditorial et médiatique qui nous a nous-mêmes étonnés, toutes sensibilités politiques confondues, preuve de « l’importance de cette affaire du latin » comme l’a dit le poète Michel Deguy ; et puis, Le bon air latin en 2016 qui faisait suite à la Journée organisée à la Fondation Del Duca « Quel français voulons-nous ? », série d’interventions ouvertes par celle de Michel Zink.
Aujourd’hui je poursuis ce combat, qui reste inséparable d’ailleurs de ma collaboration littéraire avec, entre autres, des revues comme la revue Esprit et la revue Europe ; je pense en particulier à mes articles sur l’école, le numérique, la langue arabe, les langues anciennes : comme « Antiquité. Quelles perspectives pour aujourd’hui ? » (Europe, novembre/décembre 2015). 

T. S. : Les humanités que je défends parce qu’elles m’occupent sont d’abord celles qui touchent à la philosophie, qui est mon métier. En ce sens, la littérature, le droit, les langues et bien sûr le latin, constituent ce « donné » sur lequel la philosophie gagne toujours à s’appuyer, parce qu’il lui présente des formes de pensée, de formes de langage, des formes de raisonnement et un potentiel d’imagination dont elle a toujours à s’instruire, pour nourrir son propre questionnement. J’ai appris cela, pendant mes études, au contact des élèves et des étudiants dans l’enseignement supérieur lorsque je préparais ma thèse, puis dans le secondaire et en classes préparatoires.
Mais, et sans démagogie aucune, d’une certaine façon, ce sont les élèves et les étudiants qui, dans mes différents postes, m’ont aussi et d’abord instruits en « humanité ». Par la leur, parfois difficile, parfois cabossée, parfois étonnamment plus mûre que moi-même, sur certains points. Par leur confiance et leur indulgence, bien souvent. Et par cette exigence, ce besoin de savoir, qui s’exprime sous bien des formes, et qui oblige en tant qu’enseignant à ne pas se payer de mots, et à mesurer ce que soi-même l’on ne sait pas assez pour le transmettre comme il faudrait. Je ne sais pas si je peux prétendre avoir transmis la flamme, mais en tout cas, il m’est souvent arrivé de la recevoir de cette façon. Et c’est cela qui m’incite à défendre une école exigeante. Parce que les élèves et les étudiants le sont, beaucoup plus qu’on ne croit. Et parce qu’on ne peut pas se résoudre à ce qu’ils sortent de l’école sans être fiers de ce qu’ils y ont fait, appris, vécu. 

 

L.V.D.C. : Comment est né le projet de ce livre ?

T. S., L. A. S. & C. S. : Très naturellement au sein des activités de l’ALLE, dans la continuité de ses premiers travaux. Nous venons d’horizons un peu différents, nous appartenons à des générations différentes, mais tous les trois nous sommes attachés à des humanités à la fois subordonnées aux intérêts d’aujourd’hui, en prise sur notre présent, et pleinement intégrées dans l’école républicaine. À l’heure du numérique, où nous disposons de tous les moyens, livres, technologies nouvelles, pour faire « respirer autrement l’héritage », il nous a semblé urgent de proposer des mesures neuves, audacieuses pour remettre l’école républicaine en état de marche et de désir : le retour du latin obligatoire au sein du tronc commun des disciplines, collège et lycée ; un latin ressaisi dans sa pleine et raisonnable légitimité, scientifique, pédagogique, est à nos yeux l’instrument indispensable du redressement de l’école. Dans une école cohérente, pertinente, notre livre n’aurait pas de raison d’être…

 

L.V.D.C. : Quel angle avez-vous souhaité donner à ce livre ? 

T. S., L. A. S. & C. S. : C’est un opuscule, militant, un « tract » si l’on veut. Le ton est vif : nous sommes un peu exaspérés par les antiennes de ces maîtres ignorants, demi-habiles, chevau-légers de la modernité qui voudraient des humanités sans leur socle linguistique, historique ; de ceux qui croient disqualifier le latin d’entrée de jeu en le stigmatisant comme « passéiste », « identitaire », « élitiste ». Nous faisons, avec une grande sûreté argumentative, justice de ces sottises, naïvetés ou roublardises. Nous y répondons point par point ! 
Nous refusons de laisser le latin, cette langue ancienne du français qu’il n’a cessé de nourrir, de faire « produire », aux mains d’une minorité « humanistico-littéraire » ; nous refusons tout autant qu’il reste l’apanage de « niches » héroïques ou confortables. Pour le dire avec les mots de notre ami, le philosophe Jean-Louis Poirier, nous voulons « l’abolition d’un privilège » : ce n’est certainement pas supprimer l’option latin, mais au contraire étendre à tous cette formidable réserve de sens et de savoir qu’est le latin : cela passe évidemment par un véritable aggiornamento. Dans cette affaire, nous sommes les vrais « modernes » … 

 

L.V.D.C. : À qui s’adresse ce livre ?

T. S., L. A. S. & C. S. : À nos collègues, bien sûr, à tous ceux qui, enseignant les langues anciennes, ont été amenés progressivement à s’accommoder de ces réformes, série de replâtrages qui au fil du temps ont entrainé le délitement de leur discipline, sa marginalisation. Nous leur disons : il faut que l’enseignement des langues anciennes retrouve une pleine légitimité, préservée, garantie par l’autorité institutionnelle ! Il s’adresse, bien sûr, aux parents, soucieux de donner à leurs enfants l’accès à une instruction solide : qu’ils sachent que la maîtrise de la langue française, de cette langue dans laquelle se fait, se fera dans tous les cas le parcours de leurs enfants est l’instrument indispensable de leur réussite scolaire. Il s’adresse enfin à tous les Français, simplement mais ardemment soucieux de retrouver une école républicaine de qualité : ni l’uniforme, ni le drapeau ! Du savoir ! Lequel, on le sait, exige, exigera dans tous les cas, un « ralenti de la pensée ». Dans cet esprit, Du latin à l’école ! relève pour nous d’un choix citoyen, pleinement démocratique. Aussi bien notre petit volume s’adresse, bien sûr, aux autorités et responsables politiques de notre pays. 

 

L.V.D.C. : Quelles sont les idées reçues qu’il nous permet de repousser ?

T. S., L. A. S. & C. S. : Elles sont légion…
Nous devrions être sortis depuis longtemps de ces vieux procès, pathétiquement anachroniques ! Pour les résumer quand même, car ils pourraient intimider des esprits sincères mais étourdis. Le latin ? langue de l’autorité, du pouvoir, de l’église, vieillerie inutile, signe désormais anhistorique… Ce procès, largement légitime du temps très ancien où le latin était, de fait, instrumentalisé, idéologisé, au service d’une élite bourgeoise peu soucieuse de mettre à la disposition de tous ses vertus épistémologiques et pédagogiques, est désormais plaisamment anachronique : nous le réfutons, encore une fois, point par point. Comme de tout autre discipline, il peut y avoir encore aujourd’hui un mauvais usage du latin, mais quel étrange contresens de mettre au compte de ce formidable instrument d’apprentissage de tous les savoirs fondamentaux, et d’abord d’émancipation critique par la langue, le fallacieux usage qui a pu en être fait dans le passé ! Idée reçue aussi que l’enseignement du latin, les méthodes, n’auraient pas changé ! La didactique des langues anciennes se porte bien et elle a largement renouvelé ses méthodes ; si nous jugeons peu raisonnable un alignement pur et simple de l’étude du latin sur la didactique des langues vivantes, si nous défendons les vertus de la version « sèche », nous sommes favorables au collège à l’enseignement d’un « latin vivant », à la condition expresse qu’il ne se résume pas à des syntagmes-gadget, à la condition expresse qu’il accompagne la réactivation des avantages précieux, pleinement grammaticaux, d’une langue dite « morte », que l’on n’est pas tenu de parler… Nous réfutons aussi l’idée que le latin serait réservé, accessible seulement à de très bons élèves : rien n’est plus faux ! On peut démontrer chiffres à l’appui que l’étude du latin fait progresser tous les élèves dans toutes les matières ! Il faut le dire aux parents ! Autre idée reçue, qui, elle, relève d’un fantasme plus passionnel que fondé en raison : notre plaidoyer pour un latin obligatoire aurait le défaut de vouloir réactiver, essentialiser – horresco referens ! – des « racines » de la langue française ! Notre plaidoyer pour un enseignement du français arrimé au latin est tout le contraire d’un combat franchoulliard – comme l’attestent les soutiens d’intellectuels, écrivains, romanciers, poètes, les moins suspects de verser dans un chauvinisme frileux ! Nous avons la chance d’hériter avec le latin d’une langue métissée d’entrée de jeu, vaccinée contre les fantasmes de la langue « pure » : le latin, envers lequel nous sommes endettés pour toujours, via la langue, mais aussi l’héritage de la Renaissance, est aussi la langue la moins propre à flatter la crispation identitaire, la moins guettée par le virus du nationalisme ontologique, et du nationalisme tout court. Aussi bien, nous n’avons que mépris pour l’effarante imprudence, impudence à faire du souci de préserver un héritage latin dans l’école de la République, et plus largement dans un projet d’éducation européenne, le signe politico-littéraire d’un débat identitaire d’arrière-garde ! 

 

L.V.D.C. : Pourquoi le latin devrait-il être obligatoire ? En quelles classes et à quelle fréquence ? 

T. S., L. A. S. & C. S. : Cela découle de beaucoup de remarques précédentes ; et d’abord une excellente et première raison qui résiste à toutes les déconstructions de bonne ou mauvaise foi : le latin n’est pas une langue ancienne parmi les autres, mais la langue ancienne du français. Nous continuons à rappeler les avatars linguistiques et littéraires de la singularité que constitue la paradoxale et forte composante latine de la langue française , qui fait que, si l’on peut évidemment parler un français correct sans avoir fait de latin – encore que nous atteignons maintenant dangereusement la génération de professeurs qui non seulement n’ont pas fait de latin, mais qui ont eu des professeurs qui n’en n’avaient pas fait non plus ! – le latin, que nous continuons de « parler » est, constitutif, institutif – continuons de le parler ! – du tissu de la langue française, son substrat linguistique, historique, littéraire ; il a nourri l’histoire – dont les programmes restent trop concentrés sur l’époque contemporaine, alors que le latin permet d’approfondir l’Antiquité, le Moyen Âge et toute la première modernité, toutes disciplines confondues –, les sciences, le droit, la philosophie, la musique ; bref, tout le champ symbolique : c’est une affaire de culture profonde. C’est une langue sésame, stratégique, un véhicule, disait George Steiner, au carrefour des études comparées en Europe : toutes les disciplines sont des textes ! L’optionnalisaton du latin au collège est aussi absurde que le serait l’optionnalisation des mathématiques pour l’apprentissage de la physique, ou de la référence à l’atome pour celui de la chimie. 
Tous les professeurs doivent se sentir responsables dans la langue ; une langue française, langue de culture, bien sûr, car ce n’est pas un français simplement communicationnel, mais un français progressivement maîtrisé, habité de l’intérieur que l’école se doit d’enseigner. Ce latin n’est commutable avec aucune autre langue ! Nous sommes tous les trois hellénistes, nous savons parfaitement ce que nous devons au grec, que nos commencements culturels sont grecs, que les Romains – nos premiers « Modernes » – offrent le premier exemple d’une reddition tranquille au magistère de l’autre ; mais le grec n’est pas la langue ancienne du français, quelle que soit la part lexicale, conceptuelle dont est truffée, via le latin, la langue française. Quelle aberration, quel défi au bon sens de mettre au collège le grec à parité de salut avec le latin ! Quel contresens d’autoriser un étudiant de lettres modernes à « perdre son latin » au nom du grec. En revanche, le grec optionnel ne peut que pleinement profiter, sortir lui-même fortifié de cette nouvelle architecture que nous appelons de nos vœux. 
Nous voulons en finir avec ce piège mortel qu’a été pour le collège et le lycée l’optionnalisation du latin, et ce faisant , mettre un terme au clivage lettres classiques / lettres modernes, véritable curiosité au sein de l’Europe avec ses trois agrégations qui laissent supposer une indépendance absurde, contre nature du français et des langues anciennes, comme si une langue moderne pouvait l’être, moderne, en oubliant ou en faisant peu de cas de la nature historique, scientifique de son objet ! Bref, nous ne voulons pas plus des professeurs de lettres classiques que de lettres modernes, mais des professeurs de lettres, avec des concours uniques, avec latin obligatoire à l’écrit et options lourdes à l’écrit et à l’oral. Pour le détail, la fréquence, nous faisons des propositions, mais, bien sûr, nous importe d’abord au plus haut point que soient lues, entendues nos propositions phares…

 

L.V.D.C. : Pour finir par une note d’ironie, la pratique du grec et du latin est-elle un sport de combat ? 

T. S., L. A. S. & C. S. : Un « combat », ça l’est sûrement, ça doit l’être à condition qu’il soit loyal, à armes égales, et donc dans l’arène d’une paideia que nous voulons pleinement garantie par des autorités conscientes que l’école est la plus haute exigence politique qui soit ! À cette condition, oui, c’est « un sport de combat » pour la lumière, la beauté, la connaissance historique, l’esprit critique, l’aventure du sens. C’est donc, uniment, un combat contre la bêtise, la mauvaise foi, le gadget, l’obscurantisme, et surtout la fade démagogie qui règne depuis trop longtemps.

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