Entretien comico-tragique avec Florian Pennanech

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Image : Entretien Florian Pennanech
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À l’occasion de la publication de son dernier ouvrage, Mission : Comédie ou Comment se sortir d'un tragédie en moins de 24 heures, co-écrit avec Sophie Rabau aux éditions Les Belles Lettres, Florian Pennanech nous fait l'honneur d'un entretien exclusif pour nous emmener au cœur de la théorie littéraire et théâtrale.

 

La Vie des Classiques : Comment vous présenter ?
Florian Pennanech : Je suis professeur de lettres, mais je me suis surtout intéressé à la théorie littéraire, c'est-à-dire à cette discipline qui n'étudie pas en particulier telle oeuvre ou tel texte, tel auteur ou telle autrice, telle époque ou tel mouvement, mais en générale les catégories abstraites que les œuvres, particulières peuvent illustrer. En ce sens, je me suis intéressé à tout ce qui peut exister en littérature ; j'ai commencé par étudier le genre de la critique littéraire dans un livre paru en 2019, et je me suis arrêté là.

 

L.V.D.C. : Quels sont les êtres, de chair ou de papier, qui ont rythmé et déterminé votre parcours intellectuel ?
F. P. : Il n'est pas très difficile de répondre à cette question car les poéticien·nes ne sont pas finalement légion sous nos latitudes. Gérard Genette, naturellement, chez qui j'ai retiré le bonheur de la combinaison structurale rigoureuse ; Sophie Rabau, avec qui j'ai écrit le livre pour lequel je me retrouve ici interrogé, qui m'a appris les joies de la créativité intellectuelle ; Pierre Bayard, qui m'a appris le plaisir de penser au lecteur ou la lectrice quand j'écris des travaux théoriques ; Philippe Hamon, qui m'a appris la saveur de l'énumération infinie ; Michel Charles, qui m'a appris la satisfaction de la clarté. Je ne mentionne ici que celle et ceux qui m'ont appris à penser et à écrire en théorie littéraire, et j'en oublie bien sûr. Si l'on élargit la question à mon "parcours intellectuel" en dehors de ce domaine, il me faudra citer des noms plus hétéroclites et inattendus, comme le compositeur Stephen Sondheim, le linguiste Jean-Claude Milner ou le philologue Pierre Pithou.

 

L.V.D.C. : Quel est le premier texte antique auquel vous avez été confronté ? Quelle a été votre réaction ?
F. P. : Le premier "texte" antique auquel j'aie été confronté était un curieux livre au curieux titre, "Pas de poison pour Agrippine", dans une curieuse collection pour la jeunesse, "Reporters du passé", appartenant à la maison Gallimard si je ne m'abuse. Ma professeure de français me l'avait donné à lire quand j'étais en cinquième. Le texte était en français, comme on peut s'en douter, et attribué à Tacite et Suétone. Je ne me souviens cependant pas que les textes deux auteurs apparussent séparément dans le texte, de sorte que je pensais (l'inculture constituant comme on sait un inégalable levier de l'imagination...) qu'ils s'agissait de deux écrivains qui avaient collaboré ensemble, comme Boileau-Narcejac. Je ne faisais pas de latin, mais du grec, sinon j'aurais sans doute rencontré au moins le nom de Tacite et toute cette série volontiers homoérotique (car je prêtais aussi à Tacite et Suétone une relation amoureuse) eût disparu. Ma première rencontre avec un texte antique s'est donc faite sous ces auspices borgésiens (à tout le moins tlöniens) et je n'ai par ailleurs aucun souvenir de ce livre que je n'ai vraisemblablement pas lu finalement.

 

L.V.D.C. : Vous publiez un essai au titre joyeusement provocateur, « Mission : Comédie. Comment se sortir d’une tragédie en moins de 24h ». Pourquoi ce livre et à qui s’adresse-t-il ?
F. P. : Ce livre s'inscrit dans le sillage d'une réflexion développée depuis de nombreux livres par Sophie Rabau, parfois en compagnie de Marc Escola : l'idée est qu'au lieu de commenter les textes comme on le fait toujours en justifiant chaque élément pour expliquer pourquoi le texte est ce qu'il est, et ne peut être que ce qu'il est, on peut aussi commenter les textes en se demandant quel élément on aurait pu avoir à la place de celui que l'on a, et imaginer comment le texte aurait pu être tout à fait différent de celui que nous connaissons. On appelle cette approche "théorie des textes possibles" puisqu'elle consiste à chercher dans les textes les verisons possibles qu'il recèle. Je n'en dis pas plus car, précisément, il s'agit de la pensée de Sophie et non de la mienne, et que je ne suis pas sûr d'être capable de l'expliquer avec toute l'exactitude requise. Parmi ses multiples aventures théoriques, notre intrépide théoricienne a donc un jour voulu changer les tragédies en comédies - ce qui était de fait une question à multiples dimensions : la tragédie, dans la conception que tout le monde s'en fait en tout cas, c'est une manière de considérer que les choses ne peuvent pas se dérouler autrement, tandis que dans la comédie, il y a toujours une autre solution : la théorie des textes possibles est du côté de la comédie, la critique traditionnelle du côté de la tragédie. S'intéresser à la tragédie, c'était donc aller à la racine du problème, c'est-à-dire l'idée de nécessité, qu'elle soit appliquée au texte (qui ne peut être que ce qu'il est), à son intrigue (qui ne peut finir que comme elle finit), ou plus généralement au monde dans lequel nous vivons (dont les chantres du libéralisme économique au pouvoir depuis désormais belle lurette répètent à qui mieux mieux qu'on ne peut contrecarrer l'avènement de la sinistre modernité managériale, et tout ce qui s'ensuit).

 

L.V.D.C. : Dans votre essai, vous dépoussiérez notre manière de recevoir les classiques : en quoi cela vous a-t-il paru nécessaire maintenant ?
F. P. : Cela ne m'a nullement paru "nécessaire" et par particulièrement "maintenant". Ce travail, pour lequel j'éviterai la métaphore du "dépoussiérage" qui me parait un cliché inepte, peut tout à fait être appliqué à n'importe quelle œuvre, classique ou non. Il s'agit de modifier le rapport au texte, certes, mais le rapport qui est prôné n'a rien de nécessairement moderne : comme l'ont expliqué ici ou là les représentants de la théorie des textes possibles, ce mode de lecture était pratiqué sous l'Ancien régime (on donne fréquemment pour exemples les débats sur Le Cid ou la Princesse de Clèves où les critiques n'hésitaient pas à proposer des variantes des oeuvres). J'avoue que pour ma part je ne me risquerai pas aux hypothèses historiques ; j'ai tendance à penser que tout existe de puis toujours, que tout est ancien et que tout est moderne, et qu'il vaut mieux éviter de s'auto-proclamer novateur, révolutionnaire ou subversif, car un tel désir d'auto-célébration va rarement de pair avec une pratique effectivement novatrice, révolutionnaire ou subversive.

 

L.V.D.C. : Comment avez-vous choisi les pièces et pourquoi ?
F. P. : Dans ce livre qui se veut surtout un ouvrage de vulgarisation de la théorie des textes possibles, il fallait prendre pour exemple des textes connus de tout·te·s, en tout cas de notre fameux "grand public cultivé". Œdipe Roi et Roméo et Juliette se sont donc imposés d'eux-mêmes. Il fallait en outre un texte relevant de la tragédie classique à la française dans sa plus pure tradition, ou en tout cas perçue comme telle. Racine faisait donc l'affaire, et il ne fallait plus que choisir entre Phèdre ou une autre. Ici je dois préciser que le corpus avait été choisi par Sophie qui avait fait cours sur la question "Comment transformer une tragédie en comédie". Je ne sais donc plus, si j'ai jamais su, pourquoi elle avait choisi Andromaque. Pour ma part, j'avais suggéré le drame espagnol Don Álvaro o la fuerza del sino du Duc de Rivas, mais il a finalement été coupé au montage (il reste une petite allusion introduite acrobatiquement dans un chapitre). La dernière œuvre choisie par Sophie était Thérèse Raquin, j'imagine pour varier les genres et montrer que la tragédie est partout même hors du théâtre.

 

L.V.D.C. : Faut-il chahuter ou chouchouter les classiques ? Comment les adapter sans les trahir et risquer de les transmettre de manière erronée ?
F. P. : Il y a beaucoup de questions dans cette question... Je trouve étonnant par exemple d'associer adaptation et transmission. Une adaptation (une réécriture de pièce de théâtre qui la transpose en roman, une mise en scène qui la transpose dans une autre époque, une version cinématographique qui en raccourcit l'histoire...) a-t-elle pour but de transmettre quoi que ce soit, et de façon exacte de surcroît ? La question peut se poser pour le commentaire, dans l'édition, dans l'enseignement, certes, mais dans le cas de l'adaptation, c'est-à-dire de la création à partir d'un matériau préexistant, je vois mal en quoi il y a quoi que ce soit à "transmettre". On peut poser la question de la fidélité de l'adaptation, mais si l'on veut éviter de transmettre de façon erronée on peut déjà commencer par ne pas adapter et travailler à partir de l'œuvre originale, ou ce que l'on tient pour tel. J'ai évidemment tendance à penser que l'idée même d'oeuvre originale est un fantasme, qu'on ne peut de toute façon transmettre que de façon erronée, que, pour énoncer une platitude, adapter c'est évidemment toujours trahir, que le tout est d'en avoir conscience, et que ceux qui croient "chouchouter" les classiques sont précisément ceux qui par leur naïveté épistémologique ou esthétique les "chahutent" le plus. Mais je peux me tromper.

 

L.V.D.C. : Dans ce livre vous vous mettez en scène de manière fictionnelle et choisissez de raconter une histoire, drôle qui plus est : pourquoi cette forme non académique ? Il faut (faire) rire pour (faire) réfléchir ?
F. P. : En vérité, nous sommes parti·es d'une anecdote authentique que Sophie a racontée dans son livre sur Carmen : c'est le directeur (de l'Opéra-Comique) qui va voir les auteurs (Meilhac et Halévy) et qui leur demande ne pas la faire mourir, car il faut éviter de présenter un drame qui dissuaderait le public de venir. Nous pensions nous contenter de réécrire cette histoire en guise d'introduction pour ensuite écrire un essai, mais finalement nous nous sommes pris·es au jeu, et avons construit tout le livre sous une forme romanesque, autofictionnelle. C'est l'aboutissement d'un processus de longue date chez Sophie Rabau. La fiction a une place importante dans ses livres, qu'on aurait pourtant tendance, avant de les avoir lu, à classer dans le domaine des essais savants : elle a inventé entre autres un Victor Bérard héros épique, une Carmen aux multiples destins, dessiné la figure d'attachants interpolateurs pour lesquels elle a bâti une accueillante maison... Aujourd'hui elle publie en même aux Belles Lettres un roman qui invente une autre vie à Maria Callas, et un autre où elle imagine, accompagné d'un acolyte qui porte mon nom, remplir en vingt-quatre une mission faisant appel à ses compétences de théoricienne. L'importance grandissante de la fiction dans ses livres appelait sans doute à ce roman théorique (mais disant cela je tragédise, bien sûr). Quant à moi, c'est bien simple : je n'avais pas travaillé sur cette question, je n'avais pas grand-chose à dire, il fallait bien que je m'occupe (cette fois, je comédise, comme on l'aura compris).
Pour votre seconde question, la réponse est évidemment non, on peut très bien (faire) réfléchir sans (faire) rire. Les exemples abondent.

 

L.V.D.C. : Pourquoi avoir écrit à deux ?
F. P. : J'ai toujours aimé les duos théoriques : Genette et Todorov, Lacoue-Labarthe et Nancy, par exemple, ou bien entendu Tacite et Suétone. Nous avons avec Sophie fait des cours de théorie, je veux dire des cours où l'on apprenait vraiment aux étudiant·es comment faire de la théorie, forger des concepts, inventer des lois etc. Nous en avons tiré un livre, Exercices de théorie littéraire. Je crois qu'il y a d'abord une question de stimulation intellectuelle : il est impossible de théoriser sans quelqu'un qui vous relance, qui vient à votre secours quand vous êtes dans l'impasse, qui reprend la balle au bond quand vous fatiguez. C'est particulièrement vrai pour un cours magistral de deux heures où l'on fabrique en direct les concepts, sans trucage et sans filet, mais aussi dans l'écriture, pour autant que je puisse en juger, moi qui n'ai écrit qu'un seul (gros) livre en solo et deux (petits) en duo.
Pour ce livre, la situation était plus compliquée. Je ne fais pas partie des représentant·es de la théorie des textes possibles ; je m'inscrire plutôt dans la bonne vieille poétique structurale pour laquelle les textes ne sont que des exemples qui permettent de se divertir en illustrant une catégorie dont l'élaboration reste le véritable objectif. Il m'indiffère assez que les textes soient ceci ou cela, qu'ils soient ce qu'ils sont ou qu'ils soient autre chose. Je n'accorde pas, contrairement peut-être à ma co-autrice, suffisamment d'importance aux livres pour vouloir les changer. On ne peut donc pas dire que ce livre reflète vraiment ma pensée, ou alors uniquement par moments, par miroitements. Bien sûr, c'est l'intérêt même du genre romanesque que de pouvoir présenter simultanément plusieurs pensées éventuellement contradictoires auxquelles on n'adhère pas forcément, ou bien avec des degrés.  Cette polyphonie, ce relativisme du romanesque est sans doute encore plus marqué quand on travaille à deux, d'où l'intérêt démultiplié de penser, non contre soi-même, mais en-dehors de soi-même, en suivant autrui dans des chemins qu'on n'aurait jamais eu l'idée d'emprunter.

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