Entretien avec Sophie Rabau

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SUITE DE NOTRE SEMAINE HOMERE

Comment vous présenter ? helléniste ? philologue ? transmetteur de savoir ? classiciste ou historienne ?

Je crois que j’aimerais d’abord que l’on me considère comme quelqu’un qui fabrique des livres en essayant de ne jamais être tout à fait là où l’on pense qu’il est, pas tout à fait et de moins en moins comme une helléniste donc, le moins possible comme une comparatiste bien que ce soit là, en littérature générale et comparée, que j’exerce le métier d’enseignant-chercheur, pour lequel je reçois un salaire.

C’est peut-être pour cette raison, parce qu’à ce jour il n’existe pas, du moins en France, de case institutionnelle répondant à cette appellation, que je préfère dire que je suis théoricienne de la littérature ou poéticienne.

J’aimerais en tout cas, par-dessus tout, que l’on me présente comme quelqu’un qui sait inventer des histoires et, à défaut, comme quelqu’un qui s’y connaît un peu en lecture et en écriture, ce qui se dit d’ailleurs philologue, mais aussi interpolatrice.

 

Racontez votre parcours intellectuel. Quels en sont les moments marquants ? les rencontres (de chair ou de papier) déterminantes ?

Comme beaucoup d’autres, j’ai été marquée par le séminaire de théorie littéraire de Michel Charles à l’École normale supérieure, le mardi de 17 heures à 19 heures. Sans doute, dans mon cas, parce qu’il ouvrait la voie vers une lecture créative et aussi parce que soudainement on pouvait à la fois lire les textes et théoriser sa lecture.

Ma directrice de thèse, Suzanne Saïd m’a aussi appris qu’on pouvait combiner exigence et liberté intellectuelle : c’était extrêmement précieux.

Tout ce qu’a écrit Giorgio Agamben, notamment dans Le Temps qui reste, sur l’importance d’une expérience de la puissance, de la conscience de ce que l’on peut avant même l’acte m’a permis de mieux comprendre que cette expérience me manquait dans l’exercice de l’écriture, qu’avant même d’écrire en acte je devais pouvoir écrire.

La lecture des Considérations intempestives de Nietzsche m’a confirmée dans mon amour des commencements, de la force inchoative qu’il faut chercher dans le passé. Nietzsche m’a aussi fait comprendre une certaine gêne que j’éprouvais à l’égard de l’histoire monumentale.

Et puis il y a tout ceux de mes proches, artistes ou intellectuels, que j’ai admirés ou que j’admire et dont la pensée m’accompagne, me soutient comme le souffle soutient la voix d’un chanteur.

Comment avez-vous rencontré la culture classique ?

Si par culture classique on entend le latin et le grec, et la littérature qui s’y rattache, je suppose que c’est comme tout le monde vers l’âge de douze ans en écoutant en cours l’histoire d’Athènes et de Rome, peut-être un peu avant en lisant des récits mythologiques adaptés pour les enfants. Si l’on entend par culture classique le savoir de ce qui fonde, j’ai rencontré la culture classique le jour où ma mère, qui enseignait l’espagnol, m’a parlé de la culture arabe et en particulier de l’Alhambra de Grenade.

Vous souvenez-vous du premier texte d’Homère que vous avez lu, ou traduit ? Quelle a été votre impression ? et aujourd’hui ? traduit ?

Ce devait être un passage de l’Odyssée que nous avait fait traduire notre professeur de seconde, Jean-Pierre Robert. Je ne me souviens pas du tout de quel passage il s’agissait ; je me souviens que je n’y comprenais pas grand-chose, et même rien !

Auparavant j’avais lu, comme beaucoup d’enfants, une adaptation de l’Odyssée, dans un livre bleu et blanc, que j’ai toujours, publié chez Fernand Nathan. Je me souviens que je n’éprouvais pas beaucoup de plaisir à en regarder les images. J’ai récemment ouvert le livre pour en avoir le cœur net et je me suis approuvée rétrospectivement : les images sont très laides !

J’aimais beaucoup plus un autre livre également adapté pour les enfants qui racontait Don Quichotte : grâce à une sorte de filtre transparent bicolore que l’on appliquait sur la page, on pouvait voir soit « la réalité » (filtre vert, je crois), soit la vision imaginaire de Don Quichotte (filtre orange), mais le plus fascinant pour moi, c’était la page à l’état brut quand on la regardait sans filtre : c’était un entremêlement de lignes vertes et orange qui ne représentaient rien, une sorte de tableau abstrait ni fiction ni réalité, ou les deux à la fois.

Quelle différence faites-vous entre comprendre et traduire ?

Je dirais que la traduction marque à la fois le summum et l’échec de la compréhension. Je ne sais pas bien traduire et préfère largement comprendre sans traduire.

Quelles sont les difficultés et les particularités de la traduction d’Homère ?

Ce n’est pas trop ma spécialité, mais je dirais que plus encore que pour les autres textes, on parle toujours de tout autre chose, et en particulier de soi et de son époque, quand on traduit Homère (ce qui est vrai également des Mille et Une Nuits).

Quelles sont les différentes traductions aujourd’hui utilisées pour lire Homère ? Quelles en sont les particularités ?

Je peux simplement parler de celles que je connais. Pour enseigner l’Odyssée à des étudiants qui ne lisent pas le grec, j’aime bien utiliser la traduction moins prestigieuse mais moins marquée de Médéric Dufour et Jeanne Raison. Pour le plaisir, j’aime la traduction de Philippe Jaccottet ou celle de Victor Bérard pour l’Odyssée ; et celles de Philippe Brunet ou de Jean-Louis Backès pour l’Iliade. Je les lis comme des traductions où le traducteur, son travail et son art de la langue sont visibles et donnés à voir au lecteur. Pour ma part, je les utiliserais plutôt si je devais faire un cours sur la traduction.

Parmi elles, quelle est la place de la traduction de V. Bérard ?

C’est une traduction créative qui laisse voir l’idée que Bérard avait de l’épopée homérique. On y trouve par exemple la mention d’un « chœur » et des répliques de théâtre. Je crois aussi que Bérard tente d’approcher ce qu’il croit être le « goût » homérique et qui est en fait davantage le goût du classicisme français, d’où peut-être la présence d’alexandrins blancs dans sa prose de traducteur. Il est piquant de constater que s’y mêle une tendance un peu « provençaliste ». On n’est jamais loin d’appeler Athéna la Bonne Mère… Avec tout cela, Bérard était sans doute persuadé de traduire au plus près d’Homère, de ce qu’il pense être la vérité homérique.

Qui était V. Bérard ?

Ce n’est pas à moi de répondre à cette question puisque précisément je me suis employé à inventer Victor Bérard sous le nom de Victor B.

Pour la réponse historique je renvoie au remarquable volume publié sous la direction de Sophie Basch, Portraits de Victor Bérard : on y apprendra tout de Bérard, depuis la politique jusqu’à la vie familiale en passant par la littérature.

Comment vous êtes-vous intéressée à Bérard ?

La première fois, quand mon professeur de grec de seconde, Jean-Pierre Robert, toujours lui, nous avait apporté Dans le sillage d’Ulysse et nous en avait montré les photographies, peut-être pour nous consoler de la difficulté du texte odysséen.

La seconde fois, quand ma collègue Christine Montalbetti a inventé dans son livre Le Voyage, le Monde et la Bibliothèque le « complexe de Victor Bérard ». Christine Montalbetti est devenue romancière et a lâché l’affaire que j’ai en quelque sorte reprise en écrivant une « contribution à l’étude du complexe de Victor Bérard ».

Est-ce qu’Homère rend fou ?

Peut-être est-ce l’inverse et faut-il être déjà fou pour aimer Homère ?

Laissons Homère un instant pour une autre figure de poète, Orphée: étudier l’Antiquité est-ce regarder en arrière, comme Orphée ?

Orphée regarde en arrière alors qu’il ne doit pas le faire et pour vérifier que la femme qu’il aime le suit. J’ai plutôt l’impression que l’on regarde l’Antiquité parce qu’on se sent obligé de le faire et pour vérifier que nous lui succédons.

Quelle est votre attitude par rapport au passé ? au présent ? au futur ?

J’ai beaucoup de mal à accorder une valeur au passé : disons que je dois me forcer. Mais j’aime beaucoup le futur dans le passé, et j’aime investir mon présent de ce qui a été un futur possible dans le passé. D’une manière générale, j’ai une passion pour le futur, pour ce que je n’ai pas encore fait.

Plus généralement que nous apprennent les Anciens ?

Pourquoi nous apprendraient-ils quelque chose ? Ce ne sont pas des maîtres d’école !

Vous enseignez : quelle place donnez-vous à Homère dans votre enseignement ?

La place d’un auteur contemporain : je fais parfois un cours qui s’intitule « L’Odyssée, texte du xxe et du xxie siècle ».

Que savent les étudiants sur l’Odyssée et l’Iliade ?

Il est difficile de parler des étudiants en général. La seule chose générale que je peux dire, à propos d’étudiants qui étudient les lettres modernes, c’est qu’il existe souvent un écart entre ce qu’ils savent de l’histoire d’Ulysse et de la guerre de Troie (beaucoup en ont une idée assez précise), et leur lecture effective des textes homériques (très peu ont effectivement lu Homère, du moins en première année, car cela change ensuite).

Quel rôle, selon vous, donner à l’enseignement des langues anciennes aujourd’hui ?

Aucun rôle particulier… Celui que l’on veut donner à l’enseignement de n’importe quelle langue, ancienne ou pas, européenne ou pas, rare ou pas, etc.

Derrière cette question se pose aussi la question de la défense des langues anciennes récemment attaquées. Je pense que parler d’un rôle des langues anciennes c’est tomber dans un piège tendu par la politique néo-libérale de rentabilité qui domine nos politiques éducatives et universitaires : ce ne sont pas les langues anciennes, ou telle langue dite rare qu’il faut défendre, mais le droit inaliénable à une étude non rentable et non immédiatement adaptée aux « besoins de l’entreprise », que cette étude porte sur les mathématiques fondamentales, l’arabe classique, le sanskrit, le grec ou le latin, ou ce que l’on veut.

Votre livre a connu un succès réjouissant, s’il ne fallait en retenir qu’une idée/une phrase, ce serait laquelle ?

Pour moi, mais ce n’est bien sûr que mon point de vue, les deux phrases les plus importantes sont « Victor B. n’est jamais là où l’on attend. Et, maintenant que j’y pense, moi non plus » et « Car dans le monde épouvantablement réel où nous vivons, il n’est pas de trésor plus estimable que les maigres éclats de factilité que nous pouvons recueillir ».

Pensez-vous déjà au suivant ? Pouvez-vous en dire deux mots ?

J’espère qu’il portera sur tout autre chose…

Pour finir, avec une allusion à la construction annulaire qu’on nous a appris à voir chez Homère, quel passage d’Homère recommanderiez-vous de lire en premier ? de traduire ? de retenir ?

Peut-être le moment où Achille pleure quand Priam, pour l’apitoyer, lui parle de son vieux père, Pélée. Parce que l’Iliade me semble d’abord être un texte sur le deuil et les larmes.

Bibliographie :

Giorgio Agamben, Le Temps qui reste, Rivages, 2004 (traduction de l'italien par Judith Revel).

Nietzsche, Considérations intempestives

Homère, Odyssée, Médéric Dufour et Jeanne Raison, Édition Garnier, Paris 1935

Homère, Odyssée, Philippe Jaccottet, La Découverte, 2004

Homère, Odyssée, Victor Bérard, Les Belles Lettres, 2002 (1re éd. 1924)

Homère, Iliade, Philippe Brunet, Seuil, 2010

Homère, Iliade, Jean-Louis Backès, Folio, 1975

Homère, Iliade, Victor Bérard, Les Belles Lettres, 2012

Sophie Basch (dir.), Portraits de Victor Bérard, Ecole française d'Athènes, 2015

Victor Bérard, Dans le sillage d’Ulysse, Armand Colin, 1933

Christine Montalbetti, Le Voyage, le Monde et la Bibliothèque, Presses universitaires de France, 1997

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