Dans l’atelier d’Émeline Marquis

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Image : Entretien Marquis
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À l’occasion de la publication du 1000e Budé, La Vie des Classiques vous propose une série d’entretiens avec des latinistes et des hellénistes qui ont fait et font encore la C.U.F., pour présenter leurs démarches respectives et leurs approches des textes antiques. Nous recevons aujourd’hui Émeline Marquis, qui a édité et traduit les opuscules 55 (Sur la mort de Pérégrinos), 56 (Les fugitifs) et 57 (Toxaris ou l’amitié) de Lucien de Samosate.

 

La Vie des Classiques : Comment vous présenter ? Quelle a été votre formation intellectuelle ?

Émeline Marquis : Je suis chercheuse au CNRS ; mes travaux portent sur la littérature grecque des premiers siècles après J.-C, tout particulièrement sur les textes de fiction, et je m’intéresse aussi à la manière dont ces textes nous ont été transmis (papyrus antiques, manuscrits médiévaux et éditions imprimées). Ma formation intellectuelle a été très marquée par mes trois années de classe préparatoire et mes années comme élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm ; elle a été complétée par plusieurs séjours à l’étranger.

 

L.V.D.C. : Quelles ont été les rencontres déterminantes, de chair ou de papier, dans votre parcours ?

É.M. : Avant d’être helléniste je suis une littéraire : j’ai beaucoup vagabondé dans les vastes contrées de la fiction. J’aime les livres pour leur contenu, mais je suis aussi sensible à leur matérialité ; j’ai toujours été fascinée par les vieux grimoires. Ce contact étroit avec les livres a été déterminant dans mon orientation.

Ensuite, j’ai eu la chance de rencontrer, tant en France qu’à l’étranger, des hellénistes et latinistes d’exception : amis devenus aujourd’hui des collègues, tuteurs, professeurs. Ils m’ont beaucoup apporté, d’un point de vue scientifique tout autant qu’humain.  

 

L.V.D.C. : Comment est née votre passion des langues anciennes, et notamment du grec ancien ? Et comment avez-vous « entretenu la flamme » ?

É.M. : Tout à fait par hasard ! C’est l’histoire de dix camarades de classe, qui ont réussi à faire ouvrir une section de grec dans leur collège lyonnais. Une chance immense, et deux ans d’une ambiance formidable : j’ai découvert le grec sous l’angle de la joie et du plaisir d’apprendre ensemble.

Rebelote au lycée : mon lycée de quartier proposait l’option grec ancien. Le grec y était enseigné dans sa dimension humaniste, en développant la curiosité et l’ouverture sur le monde et sur les autres cultures (c’est avec ma professeure de grec que j’ai eu l’occasion de participer à un échange scolaire en Mauritanie).

Ces deux enseignantes extraordinaires du collège et du lycée, Mme Durand et Mme Euzen, m’ont donné le goût du grec. Et je n’ai plus voulu arrêter : je me suis mise au latin, puis j’ai appris d’autres langues vivantes (un impératif pour la recherche), simplement pour pouvoir continuer le grec !

 

L.V.D.C. : Quel a été le premier texte latin et/ou grec que vous avez traduit/lu ? Quel souvenir en gardez-vous ?

É.M. : Dans le manuel que nous utilisions pour apprendre le grec, nous traduisions de brefs passages d’un roman pastoral : Daphnis et Chloé de Longus. J’en garde un souvenir inoubliable, mais je n’aurais jamais cru que mon métier m’amènerait à travailler à nouveau sur cet auteur !

 

L.V.D.C. : Vous êtes philologue, et travaillez notamment à l’édition des textes antiques : que signifie « éditer un texte » pour vous ? Comment s’y prend-on ? Combien de temps cela nécessite-t-il ?

É.M. : Éditer un texte antique, c’est avoir un rôle de « passeur » : être un jalon dans la transmission d’un texte et lui permettre de continuer à avoir des lecteurs. Bien traduire est aussi important, mais éditer un texte grec, c’est essayer d’être fidèle à son auteur en reconstruisant et en donnant à lire le texte le plus proche possible du texte d’origine. Le temps nécessaire dépend de la longueur du texte, de sa difficulté, du nombre de témoins manuscrits… C’est un travail au long cours, qui demande souvent des années. Mais c’est aussi la partie la plus « scientifique » du travail sur les textes littéraires et, à mon sens, la plus gratifiante ; si l’édition est bonne, elle servira peut-être aux lecteurs pendant des dizaines d’années.

 

L.V.D.C. : Vous avez édité et traduit trois opuscules de Lucien de Samosate dans la C.U.F. : comment avez-vous découvert cet auteur et cette œuvre ? comment est né ce projet ?

É.M. : Pour les hellénistes, Lucien de Samosate n’a rien d’un inconnu. C’est un des grands auteurs du IIe siècle après J.-C, célèbre notamment pour ses dialogues à tonalité satirique. La qualité de sa prose, et l’humour dont il fait preuve dans ses pièces plutôt brèves, l’ont prédestiné à devenir, dès l’antiquité tardive, et jusqu’à aujourd’hui, un auteur « scolaire ». Je connaissais donc et j’appréciais Lucien, bien avant de l’éditer. Après un mémoire de recherche qui portait déjà sur cet auteur, et alors que je me formais parallèlement dans les domaines de l’ecdotique, de la codicologie et de l’histoire des textes, l’idée d’une édition s’est présentée tout naturellement, dans le cadre d’une thèse de doctorat. 

 

L.V.D.C. : Quelle est l’histoire de ce texte ? Comment est-il parvenu jusqu’à nous, et jusqu’à vous ?

É.M. : Si l’on excepte quelques fragments de papyrus, l’ensemble des témoins conservés pour Sur la mort de Pérégrinos, les Fugitifs et Toxaris remontent tous en définitive à un seul manuscrit ancien, écrit en onciale (c’est-à-dire en majuscule). Les textes de Lucien ont non seulement été abondamment lus dans l’empire byzantin, mais ils ont été redécouverts en Occident à la Renaissance, et traduits en latin, ainsi qu’en français (la traduction de Perrot d’Ablancourt, datant de 1654, est célèbre pour ses belles infidèles). On dispose ainsi de nombreuses éditions, anciennes et modernes.

 

L.V.D.C. : Existe-t-il beaucoup de manuscrits de Lucien ? L’un d’entre eux est-il particulièrement remarquable ?

É.M. : En 1962, Martin Wittek avait établi une liste de 162 manuscrits de Lucien datant d’avant 1600. Depuis ce nombre a très légèrement augmenté. En général, les spécialistes connaissent le Vaticanus gr. 90, un manuscrit du xe siècle, conservé à la Bibliothèque Vaticane (et numérisé : https://digi.vatlib.it/view/MSS_Vat.gr.90), et qui comporte l’ensemble du corpus de Lucien : c’est à partir de ce manuscrit qu’a été déterminée la liste canonique des œuvres de Lucien.

Mais je préfère citer l’Harleianus 5694, conservé à Londres, à la British Library (également numérisé : https://www.bl.uk/manuscripts/FullDisplay.aspx?ref=Harley_MS_5694). Copié au début du xe siècle par le scribe Baanès pour le savant byzantin Aréthas de Césarée, ce manuscrit incomplet et composite est un jalon extrêmement important de l’histoire du texte. On peut en reconstruire le contenu grâce aux nombreux témoins manuscrits qui en descendent.

 

L.V.D.C. : Quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées ? Toutes ont-elles été surmontées ?

É.M. : Les principales difficultés que j’ai rencontrées ont concerné l’établissement du stemma, c’est-à-dire la réalisation de « l’arbre généalogique » des manuscrits conservant les textes que j’éditais. La plupart – mais pas toutes – ont fini par être surmontées : il a fallu pour cela que je fasse des choix, que je les justifie, que j’affine ma méthode. Finalement, l’édition s’en est trouvée améliorée.

 

L.V.D.C. : Qu’est-ce qui a été le plus ardu, l’édition ou la traduction ?

É.M. : Un texte édité est la somme de multiples travaux préalables impliquant différents domaines de recherche : codicologie, ecdotique, histoire des textes. C’est à mon sens le plus ardu, mais aussi le plus intéressant.

Néanmoins, traduire n’a rien d’aisé.  C’est une tâche sans fin : trouver le mot juste, l’expression appropriée, rester proche du texte tout en offrant une traduction littéraire. C’est parfois frustrant.

 

L.V.D.C. : Pourquoi, selon vous, continuer de lire et de traduire Lucien aujourd’hui ? Et plus généralement la littérature grecque et latine ?

É.M. : Lire les Anciens, c’est pénétrer dans un univers à la fois très proche et très différent du nôtre. C’est une lecture qui engage à réfléchir sur notre propre ancrage dans le temps et dans l’espace, sur notre société, nos valeurs, ainsi que sur notre production culturelle (et notamment littéraire).

On rit tellement avec Lucien que la distance temporelle qui nous sépare semble se réduire. Ses observations sur la nature humaine, ses faiblesses, ses lâchetés et ses petites hypocrisies, sont si incisives qu’elles peuvent toujours servir de filtre pour décrire et décrypter notre quotidien.

Enfin, qu’on parle de science-fiction, d’autofiction, de métalepse ou de théorie littéraire, l’œuvre de Lucien a de quoi nourrir abondamment la réflexion contemporaine.

 

L.V.D.C. : Pour peut-être susciter quelques vocations parmi nos lecteurs, reste-t-il beaucoup à faire sur cet auteur (ou d’autres) au niveau de l’édition et de la traduction ? Des travaux majeurs sont-ils en cours ?

É.M. : Cinq volumes de Lucien sont parus dans la CUF, ce qui représente à peine plus d’un tiers de son œuvre. Il reste donc beaucoup à faire en matière d’édition. Ces dernières années, plusieurs traductions complètes ont vu le jour ou sont en cours, en France comme à l’étranger. L’œuvre de Lucien fait l’objet d’un intérêt renouvelé, et c’est tout à fait mérité !

 

L.V.D.C. : Parmi les autres philologues de la collection, qui admirez-vous le plus ? Pourquoi ?

É.M. : Si l’on parle de parutions relativement récentes, j’ai été impressionnée par les volumes de Michel Patillon – que je ne connais pas par ailleurs – consacrés au corpus rhetoricum (et notamment Hermogène, Les Catégories stylistiques du discours) : il parvient à rendre compte d’un corpus très complexe de manière claire et abordable et rend l’histoire de la rhétorique antique et de son évolution tout à fait passionnante.

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