Anthrogyne et androcène – Autour de la gigantomachie (8) : Minerve au combat

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Le grec ancien a deux mots, bien distincts, pour distinguer l'être humain (anthropos) et l'homme, conçu comme être masculin (andros). La femme (gunè) est donc un anthropos au même titre que l'andros. Pour autant, les civilisations anciennes, dans leurs mythes notamment, ne manquent pas de mettre en scène des entités détachées de tout genre, ou au contraire aux genres pluriels, parfois androgynes, ou au-delà. Sont-elles alors à percevoir comme anthrogynes, dépassant le stade de la masculinité et faisant route vers l'humain, au sein même de sociétés androcènes, et donc patriarcales ? En étudiant les rapports de genre parmi les textes et les représentations anciennes, de l'Antiquité à sa réception contemporaine, Adrien Bresson et Blandine Demotz invitent à repenser les représentations stéréotypées du masculin, du féminin et du neutre.

Alors que, ainsi que nous avons eu tendance à le présenter à travers les précédentes chroniques, il semblait y avoir une répartition genrée des rôles dans les différentes réécritures antiques du mythe de la gigantomachie, le personnage de Minerve, déesse, entre autres, de la guerre et de la stratégie, donne en partie tort à une stricte opposition du masculin et du féminin fondée, schématiquement, sur une domination des hommes et une soumission des femmes. En effet, l’aristie de Minerve, c’est-à-dire la série d’exploits individuels qu’elle accomplit, la singularise comme l’un des principaux combattants et, par la même occasion, comme l’un des plus farouches opposants aux Géants. Intéressons-nous à la manière dont ses exploits sont présentés par Claudien dans sa Gigantomachie, en soulignant que seules deux divinités sont au combat dans ce texte, Mars et Minerve. Celle-ci est la dernière à s’élancer, ce qui permet d’insister sur son importance toute particulière :

                                                   Tritonia uirgo 
prosilit ostendens rutila cum Gorgone pectus ; 
adspectu contenta suo non utitur hasta 
(nam satis est uidisse semel) primumque furentem 
longius in faciem saxi Pallanta reformat. 
Ille procul subitis fixus sine uulnere nodis 
ut se letifero sensit durescere uisu 
(et steterat iam paene lapis) « Quo uertimur ? », inquit, 
« Quae serpit per membra silex ? Qui torpor inertem 
marmorea me peste ligat ? » Vix pauca locutus, 
quod timuit, iam totus erat ; saeuusque Damastor, 
ad depellendos iaculum cum quaereret hostes, 
germani rigidum misit pro rupe cadauer. 
Hic uero interitum fratris miratus Echion 
inscius auctorem dum uult temptare nocendo, 
te, Dea, respexit, solam quam cernere nulli 
bis licuit. Meruit sublata audacia poenas 
et didicit cum morte deam. Sed turbidus ira 
Palleneus, oculis auersa tuentibus, atrox, 
ingreditur caecasque manus in Pallada tendit. 
Hunc mucrone ferit dea comminus ac simul angues 
Gorgoneo riguere gelu corpusque per unum 
pars moritur ferro, partes periere uidendo.

La chaste Tritonia se précipite, exhibant sa poitrine surmontée d’une Gorgone éclatante ; comme elle s’est contentée de son aspect (car l’apercevoir une seule fois suffit) elle ne s’est pas munie d’une lance et donne d’abord à Pallas, assez longtemps furieux, l’apparence d’une roche. Il fut cloué au loin par des nœuds inattendus, sans blessure, quand il se sent durcir sous ce regard mortifère (et la pierre l’avait déjà presque recouvert), il s’exclama : « En quoi suis-je changé ? Quelle pierre s’insinue dans mes membres ? Quelle torpeur m’enchaîne, inerte, sous un fléau de marbre ? » À peine eut-il prononcé ces quelques mots qu’il était déjà tout entier ce qu’il avait craint ; et le cruel Damastor, comme il cherchait une javeline pour repousser les ennemis, envoya, au lieu d’un roc, le cadavre pétrifié de son frère. Mais Échion, quant à lui, étonné de la mort de son frère, ignorant le coupable au moment où il voulut tenter de nuire, te regarde avec attention, déesse, la seule qu’il ne fut jamais donné à personne de percevoir à deux reprises. Son audace exaltée mérita tes châtiments et dans sa mort il rencontra la déesse. Puis Pallénée, emporté par la colère qu’avaient lancée ses regards menaçants, farouche, s’avance et tend ses mains aveuglées vers Pallas. Au corps à corps, la déesse le frappe de son épée et les serpents se raidissent en même temps sous l’effet du froid gorgonéen et, d’un même corps, une partie meurt sous le fer, les autres périssent par la vue.

Claudien, Gigantomachie, v. 91-113,
éd. et trad. Jean-Louis Charlet,
Paris, Les Belles Lettres, CUF, 2018.

Du combat mené par Tritonia – surnom donné à Minerve qui serait née sur les bords du lac Triton en Afrique du Nord – contre les Géants, peu en réchappent. Tous connaissent un sort terrible. Une telle perspective semble donner tort à la vision genrée du mythe de la gigantomachie que nous avons présentée jusqu’alors, même si la manière dont la déesse se comporte au combat est en réalité plutôt caractéristique des stéréotypes de genre. En effet, dans la majeure partie de l’extrait, alors que les Géants, qui sont largement les représentants d’une domination par la simple force physique – comme nous l’avons vu – s’élancent au corps à corps, déforment les éléments et sont prêts à en découdre, Minerve, quant à elle, combat à distance au moyen de l’outil qui lui permet principalement de mener son affrontement, à savoir son bouclier sur lequel figure la tête de la Gorgone. Par conséquent, tout Géant qui regarde ce bouclier se trouve aussitôt pétrifié si bien que Minerve combat de loin, sans avoir recours à la seule force physique. Le contraire aurait-il trop contredit les stéréotypes de genre ? C’est en réalité la seule fin de l’extrait qui pourrait donner tort à la division genrée des rôles puisqu’il est écrit dea comminus, c’est-à-dire « la déesse au corps à corps », elle s’engage donc bien physiquement dans l’affrontement, c’est-à-dire dans ce qui tient plus généralement du stéréotype masculin. Divinité de genre féminin, elle met néanmoins en place une forme de domination, puisqu’elle parvient à avoir le dessus sur ses adversaires dans le cadre d’un affrontement physique. Remarquons cependant que la mort du Géant affronté au corps à corps est ainsi présentée : pars moritur ferro, partes periere uidendo, « une partie meurt sous le fer et les autres parties par la vue ». En réalité, la seule action du fer de l’épée ne suffit pas à la victoire contre le Géant, l’égide à tête de Gorgone y est pour beaucoup, et de manière certainement plus importante puisqu’alors que le fer vainc seulement pars, au singulier, l’égide l’emporte sur partes, au pluriel. Ainsi, même si elle va au combat, prend l’épée, affronte des Géants, Minerve ne vainc pas par la force mais par la stratégie et la technique, ce qui met en lumière le fait que le poème de Claudien, à la manière dont interviennent les personnages, est caractérisé par des stéréotypes de genre, même lorsqu’il aurait été possible de les surmonter. 

Adrien Bresson et Blandine Demotz

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