Anthrogyne et androcène – Sexualité et norme de genre dans l’Antiquité tardive chez Ausone et Claudien (3) : norme et politique

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Le grec ancien a deux mots, bien distincts, pour distinguer l'être humain (anthropos) et l'homme, conçu comme être masculin (andros). La femme (gunè) est donc un anthropos au même titre que l'andros. Pour autant, les civilisations anciennes, dans leurs mythes notamment, ne manquent pas de mettre en scène des entités détachées de tout genre, ou au contraire aux genres pluriels, parfois androgynes, ou au-delà. Sont-elles alors à percevoir comme anthrogynes, dépassant le stade de la masculinité et faisant route vers l'humain, au sein même de sociétés androcènes, et donc patriarcales ? En étudiant les rapports de genre parmi les textes et les représentations anciennes, de l'Antiquité à sa réception contemporaine, Adrien Bresson et Blandine Demotz invitent à repenser les représentations stéréotypées du masculin, du féminin et du neutre.

D’après Michel Foucault[1], Dover[2], et les études récentes sur le genre et la sexualité dans l’Antiquité[3] – notamment une étude sur la masculinité à travers le roman grec intitulée Playing the Man[4] –, ce sont moins les préférences sexuelles des individus qui sont l’objet d’une considération particulière et sont susceptibles d’être blâmées, entre hétérosexualité et homosexualité, que le rôle joué dans l’union sexuel. Ce rôle, aujourd’hui nommé activité ou passivité, peut être l’occasion de l’expression d’une sortie de la norme et d’une mauvaise considération à l’égard de cette dernière, exprimant encore le prisme hétéronormé de la sexualité dans l’Empire romain tardif. Dans cette mesure, le personnage d’Eutrope est particulièrement intéressant. Consul de l’Empire romain d’Orient en 399, il est considéré par l’Occident (dont Claudien – que nous avons présenté au cours des précédentes chroniques – est le poète officiel) comme une figure ennemie, en partie en raison de la dimension licencieuse qui lui est rattachée. Ainsi, sa sexualité est abordée et c’est la dimension tout à fait hors-norme qui est retenue. Eutrope a été proxénète après avoir été le mignon de plusieurs figures politiques. Il est surtout connu parce que c’est le seul eunuque à avoir pu accéder à une fonction aussi importante que le consulat dans l’Empire d’Orient[5]. Ainsi, au cœur de l’Empire d’Occident, au sujet de ce personnage assez clivant, Claudien décrit son rôle passé de mignon dans le poème à valeur d’invective qu’il lui consacre, aux v. 59-65 :

Hinc fora uenalis Galata ductore frequentat
Permutatque domos uarias. Quis nomina possit
tanta sequi ? Miles Stabuli Ptolemaeus in illis
notior : hic longo lassatus paelicis usu
donat Arinthaeo neque enim iam dignus haberi
nec matures emi. Cum fastiditus abiret,
quae gemuit ! Quanto planxit diuortia luctu !

Puis un Galate le conduit souvent pour le vendre en place publique ; il passe dans plusieurs maisons. Qui pourrait suivre tant de noms ? Le plus connu est Ptolémée, soldat des Écuries, qui en fait longtemps sont mignons et puis s’en lasse et le donne à Arinthéus : il n’était plus digne d’être gardé ni en âge d’être acheté. Comme il s’en allait dédaigné, quels gémissements ! Avec quel chagrin il pleura ce divorce ! 

Claudien, Contre Eutrope, I, v. 59-65,
éd. et trad. Jean-Louis Charlet,
Paris, Les Belles Lettres, CUF, 2017.

La sexualité hétéronormée que nous avions observée au cours des deux précédentes chroniques est d’autant plus importante, par contraste, au vu de la considération qui peut être accordée à la figure d’Eutrope. Il est rattaché, par la sexualité qui le caractérise, à la dimension pécuniaire, comme nous pouvons le constater avec le terme uenalis (« vénal »). Il est présenté comme un être dont la sexualité est liée à la vente et donc à l’argent. Il y a également une caractérisation plurielle de son activité, avec la présence d’une question rhétorique qui semble avoir une valeur de blâme : quis nomina possit tanta sequi ? (« qui pourrait suivre tant de noms ? ») C’est comme si les relations dont Eutrope a été l’objet avaient été tellement nombreuses que le compte ne pouvait être gardé, ajoutant à la subversion qui caractérise le personnage. Le comportement qui est celui d’Eutrope à la fin de l’extrait, avec gemuit (« il gémit ») ou encore luctu (« chagrin »), mobilise un vocabulaire caractéristique du féminin. Observons en outre, avec la présence du diuortia (« divorce »), que parce qu’il est question de divorce, la figure d’Eutrope, par le rôle sexuel qui lui est associé, serait considéré non pas comme acteur de la relation sexuelle, dans le sens où il ne serait pas considéré socialement comme celui qui agit. Il serait par conséquent attiré dans la sphère du féminin, puisqu’il y a une association entre le genre féminin et le fait d’être un objet de conquête sexuelle dans l’Antiquité tardive[6], comme nous avons pu l’observer. Il est important de garder en tête que le rôle du poète qu’est Claudien, en tant que figure d’Occident, est de blâmer Eutrope parce qu’il paraît difficilement concevable qu’un eunuque puisse régner sur une partie de l’Empire romain. Par conséquent, les précisions sexuelles, mais encore l’insistance sur la sortie de norme, quelque reflet social qu’elles puissent constituer, sont également à rattacher à l’intention politique des écrits de Claudien. Apparaît nonobstant une grande productivité du lien entre sexualité et création littéraire chez nos deux auteurs, dans le sens où, qu’elle soit normée ou non, la sexualité est un objet de composition et d’attention littéraire signifiant.

Adrien Bresson et Blandine Demotz

 


[1] Michel Foucault, Histoire de la sexualité (tome I), Gallimard, 1976.

[2] K. J. Dover, Greek Homosexuality, Duckworth, 1978.

[3] Voir notamment Sandra Boehringer, La Sexualité antique, une histoire moderne, EPEL, 2025.

[4] Meriel Jones, Playing the Man : Performing Masculinities in the Ancien Greek Novel, Oxford University Press, 2012.

[5] Dans l’Empire romain d’Orient, les eunuques occupaient un rôle politique et administratif majeur. Privés de descendance, ils étaient considérés comme plus fiables pour servir l’empereur, car ils ne pouvaient fonder de dynasties rivales. Ils exerçaient souvent des fonctions proches du pouvoir impérial : chambellans, conseillers, diplomates, généraux ou administrateurs du palais. Leur influence pouvait être considérable, certains devenant de véritables hommes d’État tout en restant des serviteurs du trône. Le cas d’Eutrope est particulier parce qu’en plus d’avoir été eunuque, donc serviteur, il est associé au plaisir sexuel de plusieurs individus qu’il a également servis.

[6] C’est ce qui pourrait être résumé à une forme de passivité sexuelle, en employant un concept contemporain.