Entretien sophocléen avec Paul Demont

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À l’occasion de la publication de l’Aïas / Ajax de Sophocle dans la Collection Commentario, Paul Demont, qui propose un texte revu, une traduction nouvelle et un commentaire détaillé de cette pièce, nous fait l’honneur d’un entretien exclusif.

 

La Vie des Classiques : Comment vous présenter ? Quelle a été votre formation intellectuelle ?
Paul Demont : J’ai suivi un cursus honorum très classique : classes préparatoires, ENS de Paris, agrégation de lettres classiques, deux ans en lycée, assistant et maître-assistant à la Sorbonne, professeur à Amiens, puis à nouveau à la Sorbonne (celle qui s’appelle maintenant Sorbonne Université). Mais j’ai aussi suivi quelques chemins de traverse : entre autres choses, prix de maths en Math Elem, un petit tour à Sciences Po (où je suis bien plus tard revenu pour animer un séminaire de rhétorique), et maintenant membre du Groupe d’Intervention Rapide des Amis de la Forêt de Fontainebleau, ou, par un acronyme approprié à ma haute taille, GIRAFF (d’où vient le choix de l’expression « chemins de traverse »…) !

 

L.V.D.C. : Quelles ont été les rencontres déterminantes, de chair ou de papier, dans votre parcours ?
P. D. : J’ai eu la chance de faire mes études à un moment où j’ai pu rencontrer à la fois J. de Romilly, J.-P. Vernant, J. Bollack et J. Irigoin, —j’ajoute, un peu plus tard, J. Jouanna— et suivre leurs séminaires. Toutes ces rencontres furent déterminantes, elles m’ont conduit à refuser ensuite les frontières entre les écoles (voir d’ailleurs un petit texte que j’ai donné au Centre Louis Gernet, qui est disponible en ligne et intitulé par moi « Par-delà les frontières »). Autre rencontre déterminante plus secrète : celle de l’aumônier de l’ENS, Guy Lafon, qui tentait l’aventure intellectuelle de relire et de faire vivre le christianisme sous le regard des sciences humaines et même, je vais employer un mot qui devient presque un gros mot maintenant, du structuralisme. Ajoutez encore celle d’un poète, Jean-Pierre Lemaire, un grand ami dont la simplicité et la justesse de ton (il aimerait que j’ajoute : la foi) ne cessent de me marquer. Mais le plus déterminant de tout, ce furent ma femme et mes enfants, bien sûr.

 

L.V.D.C. : Quel a été le premier texte latin et grec que vous avez traduit/lu ? Quel souvenir en gardez-vous ?
P. D. : Malheureusement, je dois répondre : aucun souvenir. C’était en classe de cinquième, à l’époque, et je n’ai pas à ce moment-là éprouvé de coup de foudre définitif. C’est plutôt en khâgne, avec un professeur comme Camille Marcoux, et surtout, ensuite, avec Jacqueline de Romilly, que j’ai ressenti vraiment la beauté de Sophocle, d’Homère ou de Démosthène et le désir d’y consacrer mon travail. Mon souvenir le plus précieux : ma lecture de Thucydide l’année de ma maîtrise (qui correspond maintenant à la première année du Master) sur la notion de « tranquillité » dans son œuvre, avec le sentiment de comprendre alors (et même, avec l’enthousiasme de la jeunesse, de découvrir) certains des enjeux fondamentaux de son travail à lui, notamment au livre II, quand il fait parler Périclès. Ce fut d’ailleurs l’origine de mon choix de thèse et du livre qui en est issu.

 

L.V.D.C. : Vous venez de publier dans la collection commentario, une édition bilingue et commentée d’Ajax de Sophocle, comment est né ce projet ?
P. D. : Il est très ancien. J’ai participé dans ma jeunesse un moment (qu’a stoppé mon départ pour deux ans au Maroc) à un séminaire de normaliens animé par J. de Romilly sur l’Ajax, qui a donné lieu à une publication dans la petite collection Érasme. C’est là que j’ai découvert vraiment l’intérêt extrême de cette pièce (que j’avais auparavant traduite en « petit grec » avec Pierre-Yves Lambert quand nous étions en classes préparatoires). J’y suis revenu souvent : en m’interrogeant sur la « fonction guerrière » prise entre fureur du combat et folie, en me demandant ce qu’était exactement l’hubris humaine dans la tragédie, d’abord. Ensuite, je me suis interrogé sur le rapport entre l’étonnante et terrible iconographie du suicide d’Ajax et la pièce de Sophocle. Je l’ai souvent présentée à mes étudiantes et étudiants. Le rôle dévolu à la captive d’Ajax, Tecmesse, au fils bâtard qu’elle a donné à Ajax (l’expression française « a donné à » peut ici valoir presque au pied de la lettre !) interroge sur la notion de noblesse. Je me suis aussi plongé dans des aspects plus techniques de métrique du trimètre iambique ou des chœurs. Et la question historique du rapport entre le « héros » Ajax qu’honoraient les Athéniens et le personnage tragique est passionnante.

 

L.V.D.C. : Les amateurs d’Antiquité et de théâtre connaissent tous Sophocle et beaucoup Ajax : pourquoi le traduire à nouveau ?
P. D. : D’abord, parce que l’exercice de la traduction est irremplaçable pour appréhender vraiment un texte étranger.

 

L.V.D.C. : Et pourquoi le commenter ? Une nouvelle lecture est-elle possible ?
P. D. : Parce que plusieurs des thématiques que j’ai rappelées me semblent avoir été trop négligées. Et puis, avouons-le, pour prolonger la joie que j’ai eue à faire cours, à des étudiants de différents niveaux, sur cette pièce ! J’ai tenté de faire apparaître dès les premières pages, et même dès le titre, qu’il fallait tenir compte plus qu’on ne l’avait fait du nom-même du héros en grec, Aïas, et non Ajax, sa transcription latine. Le héros est à la fois par son nom un aigle et un cri de douleur. La question de l’honneur perdu du soldat, au centre de la pièce, résonne encore. Enfin, dans ces années où l’on s’interroge beaucoup sur « le tragique » des tragédies grecques et sur le rôle d’Aristote, il me semble qu’une analyse concrète de ces questions n’est pas sans utilité.

 

L.V.D.C. : quel niveau de grec faut-il avoir pour commencer à traduire Ajax ? Est-ce plus difficile qu’Antigone ?
P. D. : Non, pas plus. Il faut bien sûr commencer par les parties non chantées, et d’abord par l’étonnant et terrifiant prologue entre la déesse Athéna, Ulysse et Aïas.

 

L.V.D.C. : Comment présenter Ajax en quelques mots ? Est-ce un texte à part dans l’œuvre de Sophocle ? S’agit-il d’un chef-d’œuvre ?
P. D. : Un chef d’œuvre, sans aucun doute, pour moi. À part, oui, en particulier parce qu’il pose des problèmes de mise en scène quasiment insolubles, auxquels ont été consacrés des livres entiers. Et surtout, la scène centrale du suicide du héros, tellement extraordinaire qu’on ne parvient pas bien à se la représenter concrètement…

 

L.V.D.C. : Sophocle a-t-il un « style » dans cette pièce ? Est-ce un auteur difficile à traduire ?
P. D. : Difficile à traduire, ça oui. On n’est jamais content du résultat auquel on arrive… Pour définir son style, je reprendrai les mots des Anciens : il est « homérique », tout imprégné de l’épopée. Et il y a dans toute la pièce une dureté terrible, c’est du fer.

 

L.V.D.C. : Pour une note plus personnelle : quel est votre passage préféré d’Ajax, et pourquoi ?
P.D. :  Il y en a tant ! Puis-je en mentionner quatre ? Le prologue, déjà mentionné, avec Aïas fou donné en spectacle, comme une leçon religieuse et morale, par la déesse Athéna à Ulysse terrorisé (et aux spectateurs). Le chant d’Aïas déshonoré : « Ténèbres, ma lumière à moi ! ». Les premiers mots de la scène du suicide, quand Aïas décrit l’épée qu’il a plantée dans le sol et sur laquelle il va se jeter : la seule chose qu’il maîtrise, c’est la façon dont il va se tuer. La réplique de Teucros (le demi-frère d’Aïas) à Agamemnon, qui veut lui interdire d’ensevelir le héros, un sommet de l’affrontement rhétorique, juste avant la péripétie finale, où Ulysse prend le parti de défendre Aïas mort, et Teucros, et rétablit son honneur.

 

L.V. D. C. : Pour finir s’il ne fallait retenir qu’une seule citation de la pièce, ce serait laquelle ?
P.D. :  La question me permet d’ajouter un cinquième passage ! Quand Aïas feint, pour mieux partir seul à son suicide, d’accepter l’autorité des Atrides, il commence une extraordinaire tirade par ces mots, qui à la fois annoncent son pseudo-acquiescement et suggèrent sa feinte :

Ἅπανθ᾽ ὁ μακρὸς κἀναρίθμητος χρόνος
φύει τ᾽ ἄδηλα καὶ φανέντα κρύπτεται·

Toute chose, le temps, dans sa longue, dans son innombrable durée,
l’engendre, tout ce qui était invisible, et une fois tout apparu, il le cache en lui

On lira dans le commentaire les raisons métriques et stylistiques qui me conduisent à choisir ces vers, le premier, avec son rythme qui mime l’éternité du temps, le second, dont la coupe et le chiasme traduisent ses retournements. Par eux, en tout cas, le poète parle en même temps que son héros, lui qui nous propose, en une seule journée, tant de retournements tragiques. Il faudra ensuite lire la tirade jusqu’à son dernier mot, particulièrement ambigu et révélateur : comment Aïas trouvera-t-il le salut qu’il entrevoit et annonce alors ? Il ne le sait pas lui-même.

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