Entretien avec Arnaud Zucker et Pascal Charvet

Média :
Image :
Texte :

A l'occasion de la parution de Le Quartette d’Alexandrie - Hérodote, Diodore, Strabon, Chérémon, éditions Bouquins, avril 2021, La vie des Classiques vous propose un entretien exclusif avec Arnaud Zucker et Pascal Charvet. 

1) Comment vous présenter?

En fait d’abord comme le quartette de quatre auteurs antiques fameux, Hérodote, Diodore, Strabon, Chérémon, interprétés et traduits par quatre musiciens d’aujourd’hui. Nous sommes en effet comme dans tout quartette, quatre musiciens interprètes : Sydney Aufrère égyptologue, ainsi que Jean-Marie Kowalski et nous deux, hellénistes,  et tous spécialistes de l’Antiquité. Quatre amis donc qui avons souvent travaillé ensemble, unis par une passion celle de la recherche et de la transmission des Humanités antiques. Les musiciens du Quartette d’Alexandrie sont en effet convaincus que les Humanités antiques doivent assumer leur rôle d’initiation aux enjeux de société d’aujourd’hui, par le traitement des interprétations et des expériences portées par les sociétés anciennes ; et, plus particulièrement ici, par l’étude des relations qu’ont entretenues au cours de l’Antiquité les Gréco-Romains avec les Égyptiens. Nous voulions dans ce projet ambitieux, loin à la fois de tout parti pris ethno-centré, et des catéchismes communautaristes et racialistes, donner à lire une enquête libre et critique sur près de six siècles de regards croisés entre la Grèce, l’Égypte et Rome, d’Hérodote à Strabon. Il s’agissait d’éclairer les sources premières de cette double histoire dont les continents européen et africain sont issus.

2. Comment est né le projet ?

Le projet est né d’abord autour de Jean Yoyotte, dans la bibliothèque du Collège de France, lors de longues discussions entre lui, Jean-Marie et nous deux. Jean Yoyotte revenait fréquemment sur l’idée qu’il fallait, face à la vision culturelle trop augustéenne de Strabon, trouver le moyen de donner à entendre un droit de réponse de la part des Égyptiens, faire entendre par exemple face à la propagande d’Octave Auguste, la voix de Cléopâtre, elle qui parlait l’égyptien et voulut reprendre les rites pharaoniques que ses prédécesseurs avaient laissé tomber en désuétude, et qui fut aussi nourrie intellectuellement au Musée et à la Bibliothèque d’Alexandrie, de science et de littérature, d’Homère et des hauts faits d’Alexandre le grand.  Il aurait fallu, disait-il, qu’un philosophe Égypto-grec ait pu donner la réplique aux voyageurs Grecs. À côté des trois auteurs de langue grecque fondamentaux : Hérodote, Diodore et Strabon, qui parlent de ce qu’ils ont lu mais aussi vu en Égypte, il apparaissait donc nécessaire de rendre sa juste place à la vision des Égyptiens sur leur pays. Nous avons commencé à retraduire sous sa houlette les trois grands voyageurs grecs, dans le cadre d’un projet éditorial, pour la collection Bouquins, puis à réfléchir également à la façon de concevoir ce droit de réponse des Égyptiens. Malheureusement la disparition de Jean Yoyotte en 2009 provoqua l’abandon de ce premier essai.

Ce n’est qu’en 2015 que l’entreprise se fraya une nouvelle voie à la suite de longs échanges avec l’égyptologue Sydney Aufrère. La principale difficulté était de trouver un auteur égyptien capable de porter la parole des Égyptiens, qui n’est que rarement prise en compte par les auteurs classiques, compte tenu des multiples problèmes de transmission, dus notamment à la compréhension de la langue. Les concepts égyptiens se laissent mal cerner. Il fallait nécessairement un interprète de la parole égyptienne, un interprète en grec, mais familier des deux cultures. Ce dernier existait en la personne d’un personnage emblématique, considéré par la tradition comme bilingue, Manéthon de Sebennytos, mais il apparaissait trop tôt à l’époque des Ptolémées : il était connu pour avoir rédigé une critique contre Hérodote, une critique issue des rangs sacerdotaux. En revanche, il existait un autre personnage, cette fois réellement historique et contemporain des événements entre 38 et 68 de notre ère et au-delà, qui était à même, par sa connaissance de la culture égyptienne et de la culture sacerdotale, de donner la réplique à des auteurs tels qu’Hérodote, Diodore et Strabon : il s’agissait du philosophe stoïcien, ami de Sénèque et précepteur de Néron, égypto-grec, conservateur de la Bibliothèque d’Alexandrie et prêtre égyptien : Chérémon d’Alexandrie.

En fournissant ainsi au lecteur une œuvre reconstituée de Chérémon, nous proposions cependant un texte appelé par les vœux des Égyptiens eux-mêmes. Un tel livre a sans doute même existé, avec une perspective polémiste, sous la signature de Manéthon de Sebennytos et peut-être même sous celles d’autres auteurs comme Ptolémée de Mendès, mais ces livres ont été perdus. En faisant le choix de restituer, voire de réinventer cet ouvrage de Chérémon, nous souhaitions rendre ainsi justice, par une critique issue des rangs mêmes des Égypto-grecs, à l’originalité d’une culture souvent négligée. À l’essentialisation en effet des Égyptiens par les Grecs, s’ajoutaient trop souvent l’anonymisation des acteurs de la culture égyptienne et la dévalorisation injuste de leur discours mythologique.

3) Quels sont les auteurs présents dans le livre ?

Dans cet ouvrage résonnant d’accords polyphoniques, le premier morceau est celui que jouent les trois fameux « égyptologues » grecs, Hérodote d’Halicarnasse, avec les livres II et III des Histoires, Diodore de Sicile avec le livre I de la Bibliothèque historique, et Strabon d’Amasée avec le livre XVII de sa Géographie : ce premier morceau constitue une tradition suivie et en grande partie convergente au cours des cinq siècles de son expression. Les textes de ces trois auteurs sont présents ici à chaque fois dans une traduction intégrale et nouvelle.

Le second morceau Le livre de Pthomyris ou Critiques des Aegyptiaca est l’ouvrage restitué de Chérémon, le célèbre érudit, né en Égypte et ayant fleuri à l’époque de Néron qui évalue depuis sa culture d’origine les fantasmes, les erreurs, les ellipses, mais aussi les émerveillements des Grecs.

4) S’agit-il de nouvelles traductions? Pourquoi?
Toutes les traductions sont effectivement nouvelles, parce qu’il semblait à Jean Yoyotte au départ comme à nous-mêmes qu’il fallait une unité dans l’approche de ces textes et donc un travail d’équipe pour la retraduction. Certes il convenait de respecter l’aspect spécifique de chaque texte mais surtout de tenir le fil d’Ariane qui courait entre eux sur six siècles de durée (du Vème siècle av. J.C, pour Hérodote, jusqu’au 1er siècle ap. J.C. pour Strabon). C’était indispensable aussi, ne serait-ce que pour harmoniser les noms de lieux, de personnes de mesures et offrir ainsi au lecteur une fresque d’ensemble cohérente. Retraduits et travaillés en équipe, ces quatre textes majeurs ne restituent pas seulement un savoir essentiel sur l’Égypte : ils permettent de percevoir l’histoire de cette rencontre décisive entre une Grèce éblouie et sceptique qui crut voir dans la terre du Delta son premier grand modèle et une Égypte à la fois plurielle et égocentrique qui acclimata l’hellénisme plus qu’elle ne s’y soumît, et qui abrita néanmoins le foyer le plus éclatant et le plus inattendu du multiculturalisme d’Alexandrie traditionnellement dite « à côté de l’Égypte » (ad Aegyptum).

5) Quels souvenirs gardez-vous de cette aventure?
Cette aventure s’est étalée sur presque quinze ans : elle a connu les aléas de la vie avec la disparition de Jean Yoyotte que nous avons tous vivement regrettée, mais elle a aussi soudé, à la fois au travers du souvenir et du présent partagés, une belle et forte amitié entre les quatre musiciens - les trois hellénistes et Sydney l’égyptologue qui nous rejoignit en 2015. Nos liens se sont au fil du temps renforcés en une alliance substantielle. Enfin, il est clair qu’un tel travail a nécessité de multiples échanges de vues, à titre personnel et collectif, au cours de cette odyssée intellectuelle et amicale, qui nous a amenés à une plus grande ouverture d’esprit disciplinaire.

Mais le souvenir central demeure celui du chemin parcouru en compagnie de Chérémon. Dans l’univers gréco-romain où le destin l’a fait naître, il entend ne pas être un simple pion, sans esprit critique ni libre arbitre. Il montre qu’une majorité ethnique peut défendre son identité, ou du moins éviter son érosion : celle d’un intellectuel entre deux mondes, cosmopolite, à qui sont précieux le souvenir des êtres chers, les moments solaires que retient la mémoire, et la certitude qu’il y aura toujours un endroit à Alexandrie où il pourra revenir. Même à la cour de Néron, son monde reste celui où il est né, et sans pour autant tomber dans un nationalisme obtus, il dit sa solidarité avec le pays de ses pères acculturés. Avec ténacité, face aux voyageurs qui, comme Strabon et d’autres Gréco-romains, restaient prisonniers de leur propre culture et n’ont fait que passer avec une certaine condescendance, il cherche une méthode, un chemin dialectique pour permettre l’échange et faire en sorte que l’interprétation de la réalité égyptienne ne passe pas par des schémas qui lui seraient étrangers.

6) A qui s’adresse le livre?

À tous ceux que passionnent l’Égypte et la Grèce. Ce livre est une somme qui leur permettra de découvrir le visage -en point et contrepoint- de l’Égypte antique, ses croyances, ses savoirs, son histoire, sa vie quotidienne, sa flore et sa faune…

À ceux aussi qu’intéresse le dialogue complexe des cultures. Un seul exemple : celui de la ville d’Alexandrie et de tous ceux qui y poursuivirent leurs études. Cette ville née du geste fondateur d’Alexandre était essentiellement grecque avec un conservatoire d’un savoir universel et ouvert, et pourtant conçu aussi sur le modèle des Maisons de Vie égyptiennes, sortes d’académies sacerdotales du passé égyptien. Des auteurs aussi essentiels pour la pensée gréco-latine que Sénèque, Plutarque ou Lucien furent, à des périodes différentes de leur vie, redevables à leur séjour à Alexandrie… Autant les érudits égyptiens ont perpétué de bouche à oreille les secrets du savoir ancestral dans leurs Maisons de Vie, autant trois de nos quatre auteurs ont vu dans le musée et la bibliothèque d’Alexandrie des lieux de rayonnement culturel grec en Méditerranée posés sur l’épaule de l’Égypte aux obscures traditions.

7) Quels sont les enrichissements et annotations proposés?
En faisant dialoguer Chérémon avec nos trois voyageurs Grecs, et en accompagnant ce dialogue d’un apparat critique scientifique extrêmement nourri, nous avons pu enrichir considérablement l’interprétation de ces trois auteurs grecs de façon continue et vivante. Le texte de Chérémon fait en effet porter la parole des différentes disciplines académiques à travers les travaux de leurs principaux représentants, afin que le lecteur puisse imaginer dans de bonnes conditions la découverte scientifique d’une œuvre dite perdue comme s’il se fût agi d’un texte réel.

La phrase :

Chérémon, érudit en lettres grecques et égyptiennes aussi bien qu’historien et sociologue avant l’heure de la société égyptienne ‒ tant celle des prêtres que celle du peuple ‒, est l’homme qui rend le dialogue possible, et ce livre unique.

Dans la même chronique

Dernières chroniques