Nos immortels compagnons – Pline le Jeune (4)

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Immortels, tels sont les hommes de lettres dont Dimitri Merejkovski dresse le portrait dans Nos Immortels compagnons. Henri Vergniolle de Chantal, spécialiste et fin connaisseur de la littérature russe, vous propose, Amis des Classiques, des traductions inédites de quelques belles pages de cette œuvre qui font revivre les Anciens tels Pline le Jeune, Marc Aurèle et d'autres !

 

IV

L’auteur de ces lettres n’est pas un héros, n’est pas une exception rarissime, c’est un représentant typique de l’époque. Les vertus dont il fait preuve sont les vertus de l’honnête homme moyen de cette époque. Il ne se met pas dans le rôle d’un génie, au contraire il ne veut ni ne sait cacher ses petites faiblesses, ses petits défauts, le principal étant la vanité littéraire. Après chacun de ses brillants succès d’avocat, il ne parvient pas à cacher un immense sentiment de triomphe. Anticipant un jugement qui n’appartient qu’à la postérité, Pline, dans un naïf élan d’enthousiasme, se compare à Eschine et Démosthène.

Quand il fait les louanges, avec un enthousiasme exagéré, de ses amis écrivains, on sent bien qu’il attend de leur part le même enthousiasme bruyant. « Il est impossible d’entendre votre voix, – écrit-il à un quelconque génie inconnu des Antonins, – sans avoir sous les yeux le vieil Homère, dont les paroles étaient plus douces que le miel. Il est impossible de lire vos ouvrages sans avoir l’impression que les abeilles leur ont offert la douce odeur des plus rares fleurs ».

Sa patrie naturelle, le lieu où sa vie trouve son plein accomplissement, ce n’est pas le forum, ce n’est pas la cellule solitaire du sage, ce n’est même pas la nature, que par ailleurs il aime avec intelligence et sincérité, ce sont les cercles littéraires, les réunions de subtils et quelque peu superficiels rhétoriqueurs. Il y a longtemps qu’on ne suit plus vraiment ces Muses sévères qui, autrefois, donnaient le ton à Athènes. Ces salons littéraires romains évoquent plutôt les salons raffinés et superficiels du dix-huitième siècle. Dans les deux cas on fait trop de discours sur la poésie, et on n’en a pas assez la sensibilité.  Shakespeare et Eschyle semblent s’enthousiasmer pour toujours et, sur le fond, pour des gens dénués de sens artistique, ce ne sont que de grossiers barbares. Ce qu’il faudrait ici c’est la subtilité de Voltaire ou la déclamation de Sénèque. Par son éclat leur style impeccable évoque un parquet parfaitement ciré ou une mosaïque de marbre, où glissent les pieds des gens du commun qui se chaussent en bottines à talons rouges ou en sandales dorées.

« Cette année a été riche en poètes, – écrit Pline, comme si c’était un événement important, – en avril il me semble qu’il ne s’est pas passé un jour sans une séance de lecture de texte. J’aime bien voir prospérer la poésie, voir apparaître de nouveaux génies, malgré l’indifférence avec laquelle nos contemporains considèrent les nouvelles œuvres littéraires. Personne ne se plaint de la perte de temps sur le forum en discussions d’affaires sans intérêt. Par ailleurs même les gens les plus inoccupés, quoique prévenus et invités à plusieurs reprises, ne se rendent pas aux réunions littéraires. Et quand ils font l’honneur de venir, ils se plaignent de leur journée perdue, alors que les jours consacrés à la poésie sont précisément ceux qu’il ne faut pas considérer comme perdus. »

Tout à l’avenant. Mais nous savons qu’à cette époque il n’y a pas eu de véritable poète, et en dépit de l’indignation sympathique de Pline, nous comprenons ceux qui n’aimaient pas participer à ces orgies de rhétorique organisées par des phraseurs-dilettantes amoureux d’eux-mêmes, et où des admirateurs de Sénèque cassaient les oreilles de leurs auditeurs avec de soporifiques tragédies.

Indiscutable qu’à cette époque c’était le règne du mauvais goût : Pline, grâce à ce talent qui lui était propre d’exprimer les choses avec un style supérieurement condensé, faire l’éloge de la « richesse d’expression » (amplificatio) comme une des grandes qualités de l’art oratoire.  Selon lui quelque chose de bon l’emporte toujours si on sait lui donner des dimensions suffisamment amples.

Plus on fait grand, mieux ça vaut. C’est quelque chose qu’on n’aurait jamais entendu de la bouche d’un habitant de la noble Attique, d’un contemporain de Platon. Il arrive que la mesquine vanité de Pline suscite chez le lecteur un agacement involontaire. L’écrivain, qui se flatte de son amitié avec Tacite, accepte de porter aux nues les vers d’un certain Sentius Augurinus, simplement parce qu’ils renferment un habile compliment fait à Pline. Comment un homme aussi fin et lucide que lui a pu attribuer de l’importance à de semblables sottises ? C’est une chose curieuse et triste de voir après tant de siècles la minable petite lutte de minables petites vanités, des petits services qu’on se rend l’un à l’autre, répandus à droite à gauche par des folliculaires mondains.

Mais c’est ça la nature de l’homme : tous les sages s’expriment de manière simple ; chaque siècle a sa bouffonnerie, que seuls les esprits d’exception sont capables d’éviter. Pline mérite notre attention toute particulière du fait qu’il n’est pas au-dessus de son siècle, mais entièrement à son niveau et qu’il traduit avec une vérité étonnante tous ses défauts et toutes ses qualités, ses faiblesses et sa grandeur.

Merejkovski, « Pline le Jeune », IV, in Nos immortels compagnons
Traduction nouvelle par Henri Vergniolle de Chantal

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