Mètis - Sur quelques euphémismes modernes

Texte :

Tous les mois, Michel Casevitz (professeur émérite de philologie grecque) traite d’une étymologie susceptible de présenter un intérêt méthodologique pour saisir le véritable sens d’un mot français ou en rectifier l’étymologie généralement admise.

L’euphémisme est la fonction principale de la langue pour atténuer, contourner, éluder l’effet de la réalité ou du discours même[1]. Et au fur et à mesure de son emploi, l’euphémisme perd de sa force et de son sens. D’où la nécessité d’une recréation incessante. 

Nous voudrions citer ici quelques euphémismes typiques de notre pratique linguistique actuelle. D’abord des exemples des scrupules de décence minimale : s’exclamer « punaise ! » évite l’outrancier juron « putain ! » ; la syllabe –naise a pour seule utilité de permettre de remplacer par un nom réel sans signification contextuelle un mot indécent,  à initiale identique ; la syllabe –rin a aussi parfois la même fonction… Ainsi le mot de substitution a le même nombre de syllabes que le remplacé et punaise a le même genre aussi (et il s’est imposé de préférence à purin, masculin) De la même façon, parler d’emmiellements a pour seule justification le remplacement de « emmerdements », en cultivant l’assonance.

Dans le vocabulaire des entreprises, le « directeur du personnel », expression évoquant l’autorité et la hiérarchie, a été remplacé par le « directeur des ressources humaines », qui garde l’autorité mais efface en trompe-l’oeil la hiérarchie en remplaçant l’ensemble des êtres soumis (personnel) par l’abstrait « ressources humaines », pour mettre du liant, de l’huile entre le directeur et les personnes qui restent soumises. On  pourrait dire, de manière plus cynique, que ce vocabulaire, issu du « management, marketing », réifie le personnel et l’intègre dans la masse des ressources, humaines ou non.

Dans le monde médical, pour ne pas employer un mot interdit aux profanes et qui fâche le patient - un homme de poids, en excès et lui fait peur ou horreur -,  on appelle chirurgie bariatique[2]  la spécialité du chirurgien qui opère un obèse (qui souffre d’un excès d’embonpoint, obésité, attesté depuis le 16ème siècle, obèse, nom ou adjectif, étant attesté

depuis le 19ème, signifiant «  qui s’est trop bien nourri, replet, gras ; du latin obēsus,-a,-um  participe du composé non attesté *obedo « qui a trop ou trop peu mangé » de edo, edere « manger » avec le nom féminin dérivé obēsitās,-tātis) : à la base le spécialiste, nommé depuis quelques années bariatre, composé de *bar- radical issu du grec * βαρ-  «lourd» (adjectif  βαρύς,-εῖα, -ύ,  cf. latin grauis,-e «lourd» et baro, -onis « lourdaud » et nom neutre τὸ βάρος, -ους, «poids, charge») et de *-iatre, issu du grec ἰατρός,-οῦ « médecin» (cf. le verbe ἰάομαι « soigner ») et employé dans, par ex., psychiatre « médecin de l’âme » d’où  le nom de la spécialité psychiatrie et l’adjectif psychiatrique. L’adjectif bariatrique est parfois écrit baryatrique : un « puriste » a voulu montrer qu’il connaissait l’adjectif grec βαρύς comme si le premier i était issu de la finale du premier terme (de fait tous les composés grecs sont en baru-  d’où par ex. baryton et non en bar-), alors qu’il fait partie du second terme ; en outre on trouve souvent bariatique, comme si on avait affaire à *bari + suffixe *-tique (suffixe latin *icus, emprunt au grec  *-ικός, avec ajout d’une consonne[3]). La bariatrie est, pour faire court, la spécialité chirugicale qui, entre autres opérations, raccourcit l’estomac. Il existe souvent dans les centres hospitaliers français un service de « chirurgie de l’obésité et métabolique » (ce dernier terme pour tout ce qui concerne l’assimilation des aliments), l’adjectif bariatrique étant plus usuel en français québécois. Bariatrie et bariatrique sont absents de la plupart des dictionnaires mis en ligne (mais il existent dans l’internaute).

Parmi les nombreux euphémismes atténuant la cruauté du mot juste, on connaît le non- ou le mal-voyant, le mal-entendant, le trisomique, la liste peut être allongée ! Dans les derniers mois, c’est le vieux qui a été euphémisé (pour cependant suggérer de le traiter à part du reste de la population) : on avait déjà le senior  (ou sénior), on a récemment multiplié l’aîné, la personne fragile, vulnérable, etc.

L’euphémisme a souvent pour fonction de « faire passer la pilule » pour qu’elle soit moins amère, pour qu’elle endorme l’attention de la personne qu’on veut atteindre et souvent isoler, en particulier la personne inactive, improductive - le vieux ou le chômeur (alias le « demandeur d’emploi ») – ou encore faire disparaître la mauvaise conscience d’un patient obèse, qui souvent n’en peut mais.

 


[1] La bibliographie sur l’euphémisme généré par les tabous et les interdictions de vocabulaire est immense. Je ne cite que quatre titres : A. Meillet, « Quelques hypothèses sur des interdictions de vocabulaire dans les langues indo-européennes », Linguistique historique et linguistique générale, Paris, 1921, 2ème éd. 1926, p. 281-291 ; É. Benveniste, « Euphémismes anciens et modernes », Die Sprache, 1, 1949, p. 116-122 ; P. Chantraine, « Les noms de la gauche en grec », Comptes rendus, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1955, p. 374-377 ; S. Widlack, « L’interdiction linguistique en français d’aujourd’hui », Revue belge de philologie et d’histoire, 43-3, 1965, p. 932-945 (voir la bibliographie en notes 1 et 2) ; plus récemment, C. Fromilhague, Les Figures de style, Paris, 1995, 2ème éd. 2010, et M. Jarrety (dir.), Lexique des termes littéraires Paris, 2010.

[2] Les textes hésitent entre bariatique et bariatrique : ainsi, dans le texte de la Ligue contre l’obésité (cf. liguecontrelobesite.org/actualite), en ligne, consulté le 18 mai 2020 et intitulé « La chirurgie bariatique sauve des vies mais nécessite un grand suivi », on lit, au début du deuxième paragraphe : « Chaque année en France, plus de 55.000 interventions de chirurgie bariatrique sont réalisées. » Il s’agit non de coquille, mais d’hésitation, les deux suffixes sont attestés dans le vocabulaire médical : à côté d’obstétrique, gastrique, on trouve diabétique, épileptique, etc.

[3] On peut consulter en ligne différents sites concernant la bariatrie, tels gleauty.com  avec bariatre, défini (en portugais du Brésil) « centro de tratamento multidisciplinar do obesidade » ; estheticon. Fr, concernant « une perte de poids nécessaire avant une abdominoplastie » ;  em-consulte.com ; followsurg.com ; lignecontrelobesite.org, etc.

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