Mètis – De l’échec au fiasco

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Tous les mois, Michel Casevitz (professeur émérite de philologie grecque) traite d’une étymologie susceptible de présenter un intérêt méthodologique pour saisir le véritable sens d’un mot français ou en rectifier l’étymologie généralement admise.

Cette année, nous semble-t-il, tout dans la vie politique échoue, tombe dans les choux, et on s’exclame : « Quel gâchis ! c’est un véritable fiasco. » On dit plus familièrement qu’on a raté, loupé, foiré tel ou tel débat, projet, qu’on a pris un bide, une veste, que c’est un four, etc.

Voyons les détails.

Le mot échec[1] est, croyons-nous, le mot général : bon exemple d’un mot faisant partie du vocabulaire des jeux, emprunté selon beaucoup, au persan - via l’arabe[2] – au 12e siècle ; le mot, au pluriel, a désigné le jeu, puis les pièces du jeu. Au singulier, le mot désigne la situation du roi ou de la reine mis en mauvaise situation et menacés de prise. Puis, à partir du siècle suivant, le mot s’applique, au figuré, à une situation ou un événement, en dehors du jeu, embarrassants, contraires à la réussite.

Le verbe échouer, d’origine lui aussi incertaine[3], n’a pas de rapport étymologique avec échec, mais il fonctionne comme s’il était en rapport sémantique avec ce nom. Le verbe, attesté à partir du 16e siècle, appartient à l’origine au vocabulaire maritime : il signifie d’abord diriger un navire, une barque, puis un animal, là où il ne peut plus bouger, sur un rivage, un haut-fond, un obstacle. L’emploi transitif est vieilli ; et par métonymie, c’est la personne, le marin – une partie du navire – qui échoue, en quelque lieu que ce soit. Et de façon courante aujourd’hui, c’est une personne qui échoue, son projet qui est mis en échec.

Quelques verbes sont des synonymes de ce verbe dans le vocabulaire familier : ainsi rater (attesté depuis le 18e siècle)[4] signifie au sens propre, intransitif, « ne pas partir » pour une arme ; et au figuré, pour une action, une entreprise, un projet, c’est « faire flop ou plouf ». Transitif, on rate une personne (qu’on ciblait ou que l’on avait désignée comme personne à abattre). Et si on a envisagé de se suicider[5], il peut se faire qu’on se rate. Au sens figuré, on rate un objet, une entreprise, une occasion, un rendez-vous (ou bien une personne), etc. : c’est un ratage. Bref, on ne réussit pas, on est peut-être un raté.

Louper est un autre synonyme d’échouer ; ce verbe du langage familier, attesté depuis le milieu du 19e siècle, dérive de loup « malfaçon dans un travail[6] » (cf. TLFi s.u.)

Foirer, attesté dès le 12e siècle dans la langue populaire[7], c’est aussi échouer. Mais c’est un dérivé d’un nom vulgaire foire[8], issu du latin classique foria[9] « diarrhée ». Ce nom est encore employé dans les provinces de l’Est, sous la forme fouire (parlers champenois, bourguignon, lyonnais, dauphinois) ; foirer, c’est avoir la diarrhée, ou avoir peur (ce qui est perçu comme déclencheur du phénomène corporel), c’est manquer son entreprise, être défectueux, ou mal fonctionner.

Le verbe manquer[10], signifie ne pas réussir quand il est transitif ou sans complément ; à l’origine, il y a un adjectif latin mancus,-a, -um  « manchot » d’où « mutilé ». Le verbe indique en général un manque dans beaucoup d’emplois (faire défaut à, négliger de, manquer de,  etc.).

Citons encore le verbe familier queuter, attesté depuis le 17e siècle, qui, au sens propre, désigne, au billard, le fait de garder le contact prolongé de la queue avec la bille, c’est une faute et un échec (et le verbe a pris le sens de rater, en dehors du billard, au moins à Lyon).

L’échec peut être indiqué par des expressions familières, imagées : ainsi mordre la poussière, être dans une impasse, tomber sur un bec[11].

Certains noms signifient l’échec métaphoriquement : dans le domaine public, notamment en politique, une veste[12] qu’on prend, remporte ou ramasse, c’est un habit de perdant.  Mais on sait que retourner sa veste, c’est souvent le cas dans ce domaine et l’échec peut sanctionner la versatilité.

Le gâchis[13] est la constatation d’« une situation embrouillée, due au désordre, à la mauvaise organisation, et dont il est difficile de se tirer » (TLFi s.u.).  À l’origine de ce nom, le verbe gâcher[14], terme technique (en maçonnerie) signifiant « délayer dans l’eau (du plâtre, du ciment) », d’où (car le résultat, provisoire, de cette opération, ni solide, ni liquide, peut faire croire au profane à du mauvais travail) « faire du mauvais travail, vendre à vil prix, compromettre un résultat. »

Dans le domaine du spectacle, faire un four[15] signifie qu’une pièce échoue à trouver du public. Même sens pour faire un bide[16]

Devant une situation qui semble désespérée et désespérante, on entend certains s’exclamer : « C’est la débandade[17] ! »

Enfin, on constate parfois, en des temps troublés, que c’est un fiasco, un échec complet. Le mot provient de l’italien fiasco et s’est répandu dans diverses langues à partir du 19e siècle[18], apparemment d’abord dans le monde du spectacle ; on n’a pas réussi à prouver comment ce mot, désignant dans la langue d’origine une bouteille (et qui a donné en français, adoptant le genre de bouteille, la fiasque) a pu désigner un échec total[19].

Sans prétendre à l’exhaustivité, nous avons essayé de montrer la richesse de la langue pour exprimer l’échec et la défaite.

 


[1] À l’origine, le pluriel eschecs, attesté dès le 11e siècle, est une altération de eschacs ; le pluriel eschas. Le latin médiéval scacus désigne une pièce du jeu d’échec (cf. TLFi s.u. échec2 et aussi échec1).

[2] L’emprunt au persan n’est pas prouvé pour P. Guiraud (Dictionnaire des étymologies obscures, Paris, 1982, s.u. échec, p. 251),  pour qui un « étymon germanique skak « butin, prise » correspond  au sens propre du jeu lui-même, consistant à prendre le roi.  Quoi qu’il en soit, c’est à partir du jeu, où il s’agit de prendre le roi, et de l’exclamation « échec ! [et mat !] » que le mot a pris son essor avec le sens figuré.

[3] Aucune des étymologies citées par le TLFi pour ce verbe ne s’impose.

[4] À l’origine, semble-t-il, la vieille expression « prendre un rat, en parlant d'une arme à feu, c’est-à-dire ne pas lâcher son coup, avoir des ratés. Votre pistolet, votre fusil a pris un rat (Dictionnaire de l’Académie 1798-1878 » (TLFi s.u. rat). P. Guiraud (Dictionnaire des étymologies obscures, s.u. rat, p. 455) explique que rater « remonterait à rater ‘ peler, gratter ‘; ce qui rate, c’est sans doute le rouet du mousquet, le chien du fusil, qui gratte superficiellement la pierre sans en tirer l’étincelle. » Ce qu’on doit retenir, c’est que rater désigne à l’origine une opération technique inefficace.

[5] Certes on ne devrait pas ajouter se à suicider, c’est un solécisme et un pléonasme, mais l’usage a triomphé des réticences…

[6] « Le verbe dérive de loup au sens de malfaçon dans un travail. » (TLFi s.u. louper). L’expression aujourd’hui redevenue familière « [quand c’est flou, c’est qu’] il y a un loup » (signifiant qu’il y a un défaut, un manque, une faute, un danger) date du milieu du 19e siècle. P. Guiraud (op.cit. p. 376) pense, lui, que louper est dérivé de loupe « excroissance sous la peau », ce qi nous paraît peu plausible. Sur « il y a un loup », voir en particulier le site savour.eu, consulté le 19/04/2023.

[7] En composition d’abord tresfoirier, puis à partir du 16e siècle le simple foirer.

[8] Le mot courant foire (synonyme de marché) dérive du latin populaire feria, classique feriae, singulier tardif feria, désignant les jours consacrés au repos. Mot formé sur la racine fēs-/fās- sans correspondant hors de  l’italique (selon Ernout-Meillet, Dictionnaire de la langue latine, Histoire des mots [DELL], 4ème éd. révisée, Paris, 1985, s.u. feriae,-ārum).

[9] Sans étymologie assurée.

[10] Attesté depuis le 16e siècle, le verbe formé sur le nom est peut-être un emprunt à l’italien mancare (formé sur manco « le manque »). L’emploi transitif est attesté depuis le 17e siècle.

[11]  À l’origine, tomber sur un bec de gaz.

[12] Le mot, attesté depuis le 16e siècle, est emprunté à l’italien vesta, lui-même issu du latin vestis,-is, féminin « vêtement. » Le sens actuel de veste comme partie d’habit est attesté depuis le 18e siècle.

[13] Le mot est attesté depuis le 16e siècle. Il est formé à partir du verbe gâcher. Ironiquement, le gâchis qui constate un échec est souvent qualifié de beau ou joli.

[14] Attesté depuis le 13e siècle.

[15] Peut-être que sans spectateurs, la salle est aussi sombre qu’un four.

[16] Le mot bide pourrait avoir le sens d’échec à partir de son sens premier « tromperie » d’où « désenchantement ».

[17] Le mot existe depuis le 16e siècle. Il dérive de débander, « détendre ce qui est tendu, bandé », composé de bande, tendre (ne pas confondre avec débander « rompre les rangs d’une formation militaire, d’une bande », dérivé de bande).

[18] Premier exemple en français dans une lettre de Stendhal à Adolphe de Mareste , datée du 14 novembre 1820 ; par ailleurs, Stendhal emploie fiasco dans De l’amour pour désigne la défaillance sexuelle accidentelle de l’homme.

[19] Le TLFi s.u. fiasco donne pour origine au français l’expression italienne fare fiasco (qu’on pourrait traduire par … faire pschitt), employée pour une pièce de théâtre qui n’a pas réussi. L’hypothèse émise par H. Rosenfeld selon qui fiasco serait « utilisé par les Français pour désigner les fautes de langage commises par les comédiens italiens qui se produisaient en France au 18e siècle » (ibidem) n’est pas démontrée.

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