Grand écart – Horace et le bonheur des livres

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Si les sociétés antiques constituent bien cet « espace alternatif » provoquant un dépaysement absolu, il arrive parfois au lecteur curieux de tomber sur un texte qui semble faire écho aux préoccupations les plus actuelles. Ce sont ces textes et les perspectives qu’ils ouvrent sur notre époque que cette chronique entend explorer : avec cette conviction que l’intérêt présenté par l’Antiquité ne saurait se réduire ni à « un roman des origines » ni à un humanisme intemporel qui resterait insensible aux mutations des sociétés.

Meilleurs vœux pour 2022, mais le bonheur, qu’est-ce ? Tel était l’intitulé choisi par François Busnel pour sa première Grande Librairie de l’année. On ne peut qu’être frappé par la multiplication « des livres de développement personnel qui promettent à leur lecteur rien moins que la clef du bonheur[1]. » Quelle que soit leur approche de la question – philosophique, psychologique, voire spirituelle, qu’ils proposent une réflexion complexe ou tendent vers un catalogue de recettes plus simplistes, tous ces ouvrages sont promis à un vif succès, qui fait sinon le bonheur, du moins la fortune de leurs auteurs et de leurs éditeurs…

Comment expliquer cet engouement contemporain pour ce sujet par ailleurs intemporel ? On peut avancer plusieurs hypothèses : la première est le déclin des idéologies politiques et religieuses : pour les marxistes, l’avenir radieux de la société sans classes s’est un peu voilé, et le Paradis chrétien ne fait plus recette. On relie souvent l’éclosion des grandes écoles morales de l’Antiquité, à partir de la fin du IVe siècle av. J-C, au délitement de la cité : de même aujourd’hui le désarroi des idéologies collectives ne permet plus à l’individu de se projeter dans le rêve d’un bonheur futur, ou tout simplement de trouver un sens à sa vie. Or comme l’écrit Camus : « on ne découvre pas l’absurde sans être tenté d’écrire quelque manuel de bonheur[2] ». Et si la question du sens de l’existence traverse toutes les époques, elle s’impose peut-être davantage dans nos sociétés occidentales, paradoxalement, du fait même de leur aisance économique… Qui s’inquiète de ce qu’il mangera demain n’a guère le loisir de se demander s’il est heureux : ce n’est pas pour rien que, des tragiques grecs à Pascal, c’est la figure du roi, dégagée de tous les soucis matériels, qui sert de paradigme à la condition humaine et permet d’interroger notre aptitude au bonheur. Ajoutons enfin le poids des informations, notre nourriture quotidienne : on avale, du petit déjeuner au dîner, tous les malheurs du monde, et les nouvelles les plus anxiogènes sont privilégiées sur le menu : dans ces conditions, il faut un estomac solide pour éviter la nausée…

Dans cette quête perpétuelle d’une introuvable félicité, qui ressurgit à chaque époque sous de nouveaux aspects, la lecture peut-elle nous être de quelque secours ? C’est ce que pense Horace, en abordant ce sujet, de manière un peu surprenante, à la fin d’une épître où il examine la meilleure manière de se concilier les bonnes grâces d’un riche protecteur. Sans transition, le propos se déplace soudain vers les secrets du bonheur :

« Et surtout tu liras, en demandant aux philosophes de quelle manière on peut traverser paisiblement la vie ; si tu dois être toujours agité et tourmenté par un désir indigent, par la crainte et l’espérance de biens médiocrement utiles ; si la vertu s’acquiert grâce à la culture, ou si c’est la nature qui nous en fait don ; ce qui peut diminuer tes soucis, te réconcilier avec toi-même ; si la vraie sérénité s’obtient par les marques d’honneur, par un petit gain qui flatte, ou par un chemin écarté, le sentier d’une vie obscure[3]… »

Ce texte, comme on peut l’observer, prend la forme d’une fausse délibération, puisqu’il suggère déjà les réponses aux questions posées[4] : le lecteur comprend qu’il est des biens attirants mais illusoires et qu’on peut formuler  des souhaits nuisibles, comme dira Juvénal dans une de ses satires[5]. Les commentateurs érudits se plaisent à y retrouver des traces de la pensée stoïcienne – avec l’allusion à ces acquis indifférents qui peuvent se révéler dangereux quand ils nous écartent de la recherche du souverain bien ; et aussi, sans surprise, de la pensée épicurienne (pour vivre heureux vivons cachés), avec l’apologie implicite d’une existence discrète, face aux mirages des honneurs – les deux sagesses convergeant vers l’éloge de l’ataraxie : la tranquillité de l’âme. Mais tout l’art d’Horace consiste à recouvrir le palimpseste de ces références philosophiques sous un langage simple, très accessible, éloigné de toute pédanterie. Aussi n’est-il pas difficile d’appliquer ces réflexions au monde contemporain : le bonheur ne réside ni dans une brillante carrière, ni dans l’épaisseur du livret A, ni dans le nombre de vos followers, mais dans la paix intérieure.

 Le poète, suivant les moralistes de l’Antiquité, relie cette sérénité à l’exercice de la vertu. Or, est-ce à la culture (doctrina), demande-t-il, ou à la nature qu’on est redevable de celle-ci ? Le bonheur est-il une question d’instruction, ou de tempérament ? Pour revenir à La grande Librairie, n’est-il pas vrai que « la multiplication de ces manuels de bonheur est la preuve même de leur échec » ? De fait, ce type d’ouvrages possède sans doute plus une valeur informative qu’un effet performatif : la lecture d’Épicure ou de Christophe André, malgré tout l’intérêt qu’elle présente, ne suffira pas à combler les failles d’une nature dépressive – et l’on rencontre même, non seulement des tziganes heureux, mais aussi des philosophes malheureux… Si, par ses conseils de lecture savante, Horace peut d’abord donner à penser qu’il privilégie la culture, la suite du texte conduit à nuancer cette opinion. Le poète, dont l’aptitude naturelle au bonheur ne fait guère de doute, se prend lui-même pour exemple :

Quant à moi, chaque fois que je me régénère au ruisseau glacé de la Digence, qui baigne Mandela, village transi de froid, sais-tu ce que j’éprouve, et quelles sont, mon ami, mes prières ? Avoir toujours ce que j’ai maintenant, voire moins, et vivre pour moi ce qu’il me reste de temps, si les dieux veulent bien qu’il m’en reste ; disposer d’une bonne quantité de livres et des provisions récoltées pour l’année, afin de ne pas être suspendu aux incertitudes de l’avenir. Mais à Jupiter il ne faut demander que ce qu’il fournit et reprend : qu’il donne la vie, qu’il donne les ressources ; pour ce qui est de garder une âme sereine, je m’en chargerai moi-même.

Dans la quiétude de sa retraite campagnarde, ressourcé à l’eau vivifiante du ruisseau, loin des puissants à ménager et des faux attraits de la ville, Horace goûte le bonheur simple prôné par les sages. Il n’est plus ici question des autres hommes, seulement de la nature, des dieux qui nous accordent le nécessaire, et enfin de la responsabilité individuelle pour  le plus important, c’est-à-dire l’obtention de la sérénité. Il nous plaît d’observer qu’à côté de la santé et de la sécurité matérielle, Horace, dans ses prières aux dieux, place les livres parmi les biens nécessaires au bonheur. Mais ici il ne précise pas de quel type d’ouvrages il s’agit : on peut penser que sa bibliothèque n’est pas composée uniquement d’œuvres philosophiques et que tous les livres font l’affaire, dès lors qu’il entend se ménager ces moments heureux où l’âme ne dépend que d’elle-même. Dans un éloge vibrant de la lecture, Cicéron fait remarquer que, même si l’on fait abstraction du profit qu’elle apporte pour y rechercher seulement du plaisir, cette occupation demeure supérieure à toutes les autres : elle peut s’adapter en effet à « toutes les circonstances, tous les âges, tous les lieux » :

Elle nourrit la jeunesse, agrémente la vieillesse, embellit les jours heureux, fournit un refuge et une consolation dans les malheurs, nous charme au logis, ne nous encombre pas au-dehors, nous accompagne la nuit, dans les voyages, à la campagne[6]. 

Si les livres du bonheur ne parviennent pas forcément à dissiper notre mal de vivre, il nous reste toujours, à portée de la main, le bonheur des livres.

J-P.P.

 

 


[1]  Présentation, sur la page Internet de La Grande Librairie, du livre de Marianne Chaillan : Où donc est le bonheur ? (éd. Équateurs)

[2]  Le mythe de Sisyphe (Gallimard), dernier chapitre

[3]  Horace, Épîtres, I, 18, v. 96 à 103

[4]  L’emploi de la particule interrogative num, qui invalide à l’avance l’hypothèse qu’elle propose, rend le texte latin encore plus explicite que sa traduction française.

[5]  Juvénal, Satire X :  Dans la vie civile comme à l’armée, on demande ce qui nuira (v. 8). La suite du texte passe en revue tous ces souhaits nuisibles qui font l’objet de nos prières aux dieux : l’argent, le pouvoir, la gloire, la beauté etc. Quant à la conclusion elle fait aussi écho au texte d’Horace : c’est par la vertu que passe l’unique sentier d’une vie tranquille (v. 364).

[6] Cicéron, Pro Archia, ch. VII

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