Tribune socratique de Pierre Brulé

Média :
Image : Entretien Pierre Brûlé
Texte :

À l’occasion de la publication de Socrate l'Athénien aux éditions Les Belles Lettres, Pierre Brulé nous fait l’honneur d’un entretien exclusif sous la forme d'une tribune socratique dans laquelle il revient sur son histoire, son parcours, sa passion pour l'histoire grecque et la figure de Socrate.

L’avertissement en tête d’ouvrage est clair, ce n’est pas un livre de philo. Je n’ai pas eu l’intention de philosopher avec Socrate. Mais alors, pourquoi son nom ? Comment en suis-je venu là ?

J’ai été un mauvais élève, seule comptait la musique – j’en ai fait mon deuil. Les années passent, j’échoue à un concours pour cause de fruits secs indéhiscents. Mes choix de lecture, mon goût des archives auraient pourtant dû m’alerter, seule m’attire la perspective de faire de l’histoire à l’Université, mais, ayant quitté le cursus normal des études en seconde, je n’ai pas le bachot ;  je l’obtiens à 26 ans, m’inscris en histoire à l’Université de Tours et cesse d’être un cancre. Le désir-nécessité d’un meilleur confort pour ma petite famille et le contact jouissif avec des enseignants comme Pierre Briant et Alain Corbin furent déterminants. Je passe l’agrégation. « Il va y avoir des postes » disent mes mentors qui me conseillent d’entreprendre illico une thèse de IIIe cycle. Las ! Ma Piraterie dans l’Égée à l’époque hellénistique (1977) n’ouvre aucune porte.

Après l’agrégation j’assure tous les niveaux d’enseignement, j’y ajoute la responsabilité de services éducatifs (musée, archives), même des tâches d’inspection. La surprise c’est que tombant en enseignement je tombe en bonheur : partout, j’ai connu la joie pure d’enseigner. Tant qu’un blues tenace me tombe dessus à l’heure de la retraite obligatoire ; je veux continuer ; je retrouve enfin des étudiants avec l’Université du temps libre. Comme je suis tombé en enseignement, je tombe aussi peu à peu en écriture. Plus j’écris, plus j’éprouve de plaisir. Entre temps je me résous à m’ajouter une thèse d’État, La fille d’Athènes (1986). L’enseignement supérieur s’ouvre enfin à moi à Rennes (1988) ; j’y enseigne 20 ans – les plus belles années de ma vie professionnelle.

Mes premières jouissances historiennes je les dois au Rabelais de Febvre (et à ses Combats pour l’histoire), à la Société féodale de Bloch, aux Structures du quotidien de Braudel. Dans le même temps, à l’occasion d’un mini-mémoire proposé par Pierre Briant, je lis d’une traite les deux volumes du théâtre d’Aristophane traduit par Debidour. Éblouissement ! Tout ce qui m’intéresse est là : l’imagination, la verte verve, les critiques politiques et sociales, la vie, un monde, et suffisamment lointain. Mais je gémis, il me manque la clé pour entrer dans ce monde : le grec. Je m’y mets. Prof de collège, je m’inscris au télé-enseignement, j’enregistre déclinaisons et verbes sur des bandes que j’écoute et déclame durant mes trajets domicile-collège.

Du mini-mémoire sur « Les femmes dans le théâtre d’Aristophane » à une maîtrise sur « Les origines de Panathénées » et à La fille d’Athènes, mon intérêt pour la femme et la religion sont à l'origine de nombreux travaux. S’agissant du féminin, mon petit livre Les femmes grecques à l’époque classique (2001) marque moins une synthèse terminale qu’une étape, et du côté de la religion je conçois plus d’articles théoriques que de livres synthétiques. Néanmoins c’est plutôt dans le domaine religieux que j’œuvre au sein du laboratoire de recherches que j’ai créé à Rennes, le Crescam. Il attire. Le samedi matin, outre des étudiants « avancés », des collègues du Mans, de Caen, de Lorient, de Nantes et Poitiers le fréquentent aussi, et ça dure jusqu’en fin d’après midi. On s’écoute et on n’y dit pas que des bêtises.

Quelle histoire pratiquer quand elle est antique ? D’emblée, mon histoire idéale, « totale », fut celle d’historiens plus modernistes et médiévistes qu’antiquisants : leur lecture me marque : le Rabelais de Febvre, les Structures du quotidien de Braudel, L’économie rurale de Duby, la République au village d’Agulhon. Ma connaissance de l’Antiquité grecque se faisant plus ample et plus précise, je souffre de ne pouvoir citer d’enquête d’une ampleur et d’une acuité comparables. N’est-ce qu’une question de sources ? Du côté de mes préventions il y a ma méfiance d’un certain intellectualisme. Sans jamais rejeter a priori les reconstructions historiques les plus audacieuses (pourquoi serait-il difficile d’imaginer les Grecs les pensant voire les mettant en œuvre ?), je suis au moins mal à l’aise quand nos historiens parlent de mariage sans fillettes, de guerre sans cadavres, de sexualité sans violence… d’une Grèce déréalisée. C’est pourtant celle que j’ai rencontrée en mettant sur ma table les sources pour écrire ce Socrate. Ma réticence à trop abstraire dans l’étude de sa vie et de sa cité ne trouve pas sa source dans des justifications théoriques car j’avoue que l’essentiel de mon attitude trouve son origine dans mon plaisir d’historien à fréquenter directement le concret et l’homme (d’où ces nombreuses citations dans le texte).

Même si « Socrate » est en première position dans le titre, mon choix d’historien place la société avant l’individu, Athènes plutôt que Socrate, tout est là. Mais me servir de Socrate pour mieux connaître sa cité (avec cette arrière pensée, pourquoi Socrate en ce temps, pour-quoi là et pas ailleurs ?). Et puis, on écrit l’histoire avec des sources. En ce domaine, je me suis imposé cette règle de lecture : par exemple, lorsque Socrate parle chez Platon, c’est bien Platon qui parle. Pour les matériaux utilisés, tout dérive d’un préalable de statistique archivistique. Du VIe au IVe siècle, aucun personnage, n’est mieux connu que lui, aussi ai-je tenté d’écouter d’autres témoins que les sempiternels Aristophane, Platon et Xénophon, surtout dans la mesure où sa cité – sa Grèce - m’importe plus que lui.

Elles sont pratiques les images d’Épinal, on leur attache d’emblée un personnage, un lieu, une idée, une représentation, dites « Grèce antique » et d’emblée surgissent des images d’Acropole, de pins, de marbre, de temples, de statues, et des idées : les Lumières, la Raison… Cette Grèce « éternelle », idéale, fut-elle bien celle au sein de laquelle ont vécu les Athéniens ? Mon livre n’a pas l’ambition de « redresser » de trompeuses images – il faudrait des centaines de pages -, mais de contribuer à rendre la Grèce classique un peu plus « réelle ». Dans mon entreprise, Socrate joue le rôle de cicérone, de guide, d’accompagnateur ; l’inhabituelle quantité de sources qui parlent de lui, permet de visiter, parfois même, d’ausculter sa cité à nouveaux frais. Sans préjudice quand même de pouvoir le questionner aussi : pourquoi est-il foncièrement, totalement athénien, dans son temps, sa vie, et même sa mort, pourquoi est-il inconcevable ailleurs et en d’autres temps ?

Pierre Brulé
Le Passage
03/03/2023

Dans la même chronique

Dernières chroniques