Entretien néronien avec Dimitri Tilloi d’Ambrosi

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Image : Entretien Dimitri Tilloi d'Ambrosi
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À l’occasion de la publication de 24 heures de la vie sous Néron aux éditions P.U.F., Dimitri Tilloi d’Ambrosi nous fait l’honneur d’un entretien exclusif pour nous emmener dans les rues de Rome en l’an 62 ap. J.-C., à la rencontre de l’un des empereurs romains les plus connus et des Romaines Romains d’alors : comment vivait-on sous Néron ?

 

La Vie des Classiques : Comment vous présenter ?

Dimitri Tilloi d’Ambrosi : Je suis agrégé et docteur en histoire romaine, chercheur associé au laboratoire HiSoMA (Histoire et Sources des Mondes Antiques). J’enseigne actuellement dans le secondaire et chargé de cours à l’université à Paris. Je suis spécialiste d’histoire de l’alimentation et j’ai soutenu une thèse consacrée à la cuisine et à la diététique à Rome au sein de l’Université Jean Moulin Lyon 3 en 2019. Je suis l’auteur de plusieurs ouvrages sur Rome dont L’Empire romain par le menu (Arkhê, 2017, Prix Anthony Rowley) ; Les voyages d’Hadrien : sur les traces d’un empereur nomade (Arkhê, 2020) et plus récemment des 24 heures de la vie sous Néron (2022, Presses universitaires de France).

 

L.V.D.C. : Quelles ont été les rencontres déterminantes, de chair ou de papier, dans votre parcours ? Quelle a été votre formation intellectuelle ?

D.T.A. : J’ai effectué toutes mes études au sein de l’université Jean Moulin Lyon 3 de la licence au doctorat, ainsi que la préparation des concours de l’enseignement. Après une licence d’histoire, je me suis dirigé vers un master de recherche en histoire antique où j’ai pu travailler sur les voyages de l’empereur Hadrien, puis sur les relations entre les empereurs et les cités de Syrie. Pour le doctorat, je souhaitais un sujet portant sur le quotidien et qui permettent d’approcher les Romains au plus près dans leur intimité et comprendre leurs représentations, or l’alimentation me paraissait un biais idéal pour cela.

Tout au long de ce parcours, je dois beaucoup à ma directrice de thèse, Madame Bernadette Cabouret, qui a su m’accompagner et me former tout au long de mes années de master et de doctorat, ses conseils ont toujours été précieux et ses séminaires de recherche consacrées à l’histoire sociale et culturelle l’Antiquité tardive ont toujours été une vraie nourriture intellectuelle.

 

L.V.D.C. : Quel a été le premier texte latin et/ou grec que vous avez traduit/lu ? Quel souvenir en gardez-vous ?

D.T.A. : Sans savoir que bien des années après je me spécialiserai sur le sujet, je me souviens très bien de la traduction en classe 5e de la patina de rose du De re coquinaria d’Apicius, je dois avouer que le mélange contrasté entre les cervelles et la rose dans la recette m’avait beaucoup marqué.

 

L.V.D.C. : Vous publiez, aux Presses Universitaires de France, 24 heures de la vie sous Néron : comment est né ce projet d’ouvrage ?

D.T.A. : La publication de cet ouvrage s’inscrit dans le développement d’une collection initiée récemment par les Presses universitaires de France intitulée « 24 heures » et qui propose aux côtés d’un personnage historique de reconstituer une journée à une époque précise. Aussi, mes travaux de recherche sur l’alimentation et la médecine à Rome m’ont permis de travailler sur un important corpus de sources qui permettent de mieux connaître la vie quotidienne à l’époque impériale. D’autres volumes de la collection sont déjà parus parmi lesquels 24 heures en RDA, dans la vie de Jésus, de Socrate ou encore d’un restaurant à la Belle époque.

 

L.V.D.C. : Et pourquoi spécifiquement « sous Néron », « en 62 » ?

D.T.A. : Le règne de Néron me paraissant pertinent pour guider le lecteur dans la Rome impériale car il est entouré de nombreux clichés et porte un imaginaire puissant, le public entretient une certaine familiarité avec cet empereur grâce notamment aux péplums. L’année 62 a été choisi pour deux raisons. Nous sommes deux ans avant le grand incendie de Rome, la maison Dorée n’est pas encore construite, et nous sommes encore loin de la Rome du IVe siècle que l’on voit souvent sur les maquettes et reconstitutions. C’est donc une Rome moins « resplendissante » et monumentale que je souhaitais faire découvrir. En outre, l’année 62 offrait un cadre chronologique intéressant car il s’agit d’un tournant du règne, marqué alors par une grande affaire : l’élimination d’Octavie au profit de Poppée. C’est cette intrigue qui se trouve en arrière-plan de l’ouvrage

 

L.V.D.C. : Vous citez, en note de bas de page, des noms d’auteurs divers : qui sont nos sources littéraires principales sur l’époque néronienne ?

D.T.A. : Les sources sont relativement abondantes pour le règne de Néron, et l’on peut s’appuyer principalement sur trois auteurs : les Annales de Tacite ; les Vies des Douze Césars de Suétone ou encore l’Histoire romaine de Dion Cassius. Ce sont les textes qui offrent les récits les plus complets sur le règne. Toutefois, en histoire antique, il est essentiel de tenir compte d’autres sources, par exemple la numismatique, l’archéologie ou encore l’épigraphie qui permettent de développer une approche plus précise et nuancée par rapport au récit souvent biaisé des historiens antiques.

 

L.V.D.C. : On a l’image, dans la culture populaire, de Néron comme l’un des pires empereurs romains : il aurait fait exécuter nombre de personnes de son entourage, aurait incendié Rome… Comment s’est-elle forgée ? L’Histoire confirme-t-elle cette analyse ?

D.T.A. : Effectivement, Néron apparaît bien souvent comme l’un des pires empereurs de Rome, tel un véritable tyran. L’incendie de Rome en 64 est un des pires crimes attribués à cet empereur. Or, aujourd’hui les historiens récusent cette accusation et plaident pour l’accident. La légende noire s’est construite dès l’Antiquité puis s’est développée au cours des siècles suivants puisque Néron est aussi un persécuteur de chrétiens, et même le premier après l’incendie de 64 dans la mesure où il fallait trouver des boucs-émissaires. Même si certains crimes comme l’assassinat d’Agrippine peuvent lui être attribués, son portrait a été noirci par les sources chrétiennes mais aussi païennes. En effet, sa pratique du pouvoir, inspiré davantage du monde hellénistique et oriental que romain, est du plus mauvais effet auprès des élites sénatoriales qui voient dans son goût des arts par exemple, une forme de mollesse indigne d’un prince. C’est un schéma classique dans l’historiographie antique que de noircir à outrance un prince qui va à l’encontre des normes politiques et sociales. Néron n’échappe donc pas à la règle.

 

L.V.D.C. : Ainsi, quelles sont les dernières découvertes sur cette période ?

D.T.A. : Parmi les découvertes les plus récentes on peut citer l’étonnante salle à manger tournante (cenatio rotunda) découverte sur les pentes du Palatin et qui appartenait au complexe de la Domus Aurea. C’est une équipe menée par Françoise Villedieu qui a identifié les structures de cette installation que l’on ne connaissait que par la description qu’en fait Suétone dans sa biographie de Néron.

 

L.V.D.C. : Si on passe de l’autre côté du pouvoir : que signifie une ‘journée’ pour une personne lambda ? Comment était-elle divisée ? En fonction de quoi était-elle rythmée ?

D.T.A. : La journée d’un Romain est traditionnellement divisée en deux temps, celui du negotium le matin et celui de l’otium plutôt l’après-midi. Le premier est celui des affaires, politiques ou économiques ; le second celui du temps libre, où l’on peut se rendre aux spectacles, aux bains, entretenir le corps et l’esprit et bien évidemment prendre par au banquet le soir. Je pense cependant qu’il faut se méfier de schéma trop nets et bien découpés car on peut supposer que chaque journée ne respectait pas nécessairement ce schéma, ce qui dépend aussi sans aucun doute de l’appartenance sociale.

 

L.V.D.C. : Et, si on ose l’anachronisme, quelle était la morning routine d’une Romaine ou d’un Romain sous Néron ?

D.T.A. : Si l’on se tient à la journée d’un citoyen de bonne condition, après un petit déjeuner (ientaculum) relativement frugal et constitué parfois de restes de la veille, et après avoir revêtu la toge, la salutatio constitue la morning routine du citoyen, c’est-à-dire que le citoyen important, un patron, reçoit des clients dans l’atrium de sa maison pour recevoir la sportule, c’est-à-dire une sorte de panier repas, voire une somme d’argent selon les sources. Or, même l’empereur doit se livrer à cet exercice et recevoir en audience des citoyens qui souhaitent le solliciter en audience.

 

L.V.D.C. : Vous avez beaucoup travaillé sur l’alimentation à Rome, et avez notamment publié le génial L’Empire romain par le menu aux éditions Arkhê : quel pouvait être le plat préféré de Néron ? et des Romaines et Romains de cette époque ?

D.T.A. : Contrairement à d’autres empereurs, il n’y a pas de plat ou de recettes qui reçoivent particulièrement les faveurs de Néron. En revanche, on sait qu’il était très attaché à la consommation de poireau pour sa voix, dans la mesure où il s’adonnait activement à la pratique du chant. Par ailleurs, Pline l’Ancien mentionne aussi une pratique de Néron qui consiste à faire bouillir de l’eau pour la faire refroidir ensuite dans de la neige, de manière à obtenir une eau la plus pure possible. Mais de manière plus large, pour les fins gourmets du temps de Néron, les poissons en sauce, un bon gibier ou une volaille savoureuse, des huîtres, du bon vin de Campanie, des figues, pouvaient figurer parmi les délices de la table.

 

L.V.D.C. : En définitive, peut-on dire qu’une Romaine ou un Romain vivait bien sous Néron ?

D.T.A. : Dire que l’on vit bien ou mal est évidemment relatif aux standards d’une époque et aux habitudes de confort. En tout cas, vivre dans la ville de Rome au Iersiècle n’était pas de tout repos pour les habitants dans la mesure où les nuisances sont nombreuses, les logements petits et mal isolés pour le plus grand nombre, les rues très encombrées et bruyantes. Les plus riches, qui représentent une petite élite, ont cependant généralement une propriété à la campagne où ils peuvent se retirer au calme et au plus proche de la nature. Du point de vue des conditions d’hygiène, celle-ci était déficiente et l’on sait aujourd’hui que les contaminations liées aux parasites étaient très importantes, et l’espérance de vie était fragile. La menace d’épidémies ou de disettes était aussi une menace, même si d’une manière générale il ne semble pas y avoir de famine de grande ampleur sous l’Empire.

 

L.V.D.C. : Pour finir sur une note de fantaisie : et vous, auriez-vous aimé passer 24h sous Néron ?

D.T.A. : Si l’on omet les journées de juillet 64 lors de l’incendie, j’aurais en effet beaucoup apprécié arpenter les rues de Rome aux côtés d’Anicetus, l’affranchi que l’on peut suivre dans le livre. Sans forcément me précipiter sur les gradins du grand cirque, j’aurais aimé tout naturellement me glisser dans une taverne ou une salle à manger pour compléter mes recherches !

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