Chroniques anachroniques – Le bureau des légendes 2/3

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À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.

Dans ce contexte de conflit russo-ukrainien et de tension sino-américaine, les services de renseignements sont sur le-qui-vive. C’est à renfort de nombreux agents que les services secrets des pays opèrent et aussi que, par leur entremise, des états entiers assurent leur sécurité. Avant l’ère des technologies de pointe, c’est un des premiers aspects du renseignement, dont les Romains ont très vite compris l’intérêt et l’efficacité.

Silua erat Ciminia magis tum inuia atque horrenda, quam nuper fuere Germanici saltus, nulli ad eam diem ne mercatorum quidem adita. Eam intrare haud fere quisquam praeter ducem ipsum audebat ; aliis omnibus cladis Caudinae nondum memoria aboleuerat. Tum, ex iis qui aderant, consulis frater - eum Fabium Caesonem alii, C. Claudium quidam, matre eadem qua consulem genitum, tradunt - speculatum se iturum professus, breuique omnia certa allaturum. Caere educatus apud hospites, Etruscis inde litteris eruditus erat, linguamque Etruscam probe nouerat. Habeo auctores uulgo tum Romanos pueros, sicut nunc Graecis, ita Etruscis litteris erudiri solitos ; sed propius est uero praecipuum aliquid fuisse in eo, qui se tam audaci simulatione hostibus immiscuerit. Seruus ei dicitur comes unus fuisse, nutritus una eoque haud ignarus linguae eiusdem ; nec quicquam aliud, proficiscentes, quam summatim regionis quae intranda erat naturam, ac nomina principum in populis accepere, ne qua inter colloquia insigni nota haesitantes deprendi possent. Iere pastorali habitu, agrestibus telis, falcibus gaesisque binis, armati. Sed neque commercium linguae nec uestis armorumue habitus sic eos texit, quam quod abhorrebat a fide quemquam externum Ciminios saltus intraturum. Vsque ad Camertes Vmbros penetrasse dicuntur. Ibi qui essent fateri Romanum ausum, introductumque in senatum consulis uerbis egisse de societate amicitiaque ; atque inde, comi hospitio acceptum, nuntiare Romanis iussum commeatum exercitui dierum triginta praesto fore, si ea loca intrasset, iuuentutemque Camertium Vmbrorum in armis paratam imperio futuram. Haec cum relata consuli essent, impedimentis prima uigilia praemissis, legionibus post impedimenta ire iussis, ipse substitit cum equitatu, et, luce orta, postero die, obequitauit stationibus hostium, quae extra saltum dispositae erant ; et, cum satis diu tenuisset hostem, in castra sese recepit, portaque altera egressus, ante noctem agmen adsequitur. Postero die, luce prima, iuga Ciminii montis tenebat. Inde, contemplatus opulenta Etruriae arua, milites emittit. Ingenti iam abacta praeda, tumultuariae agrestium Etruscorum cohortes, repente a principibus regionis eius concitatae, Romanis occurrunt, adeo incompositae, ut, uindices praedarum, prope ipsi praedae fuerint. Caesis fugatisque his, late depopulato agro, uictor Romanus opulentusque rerum omnium copia in castra rediit. Eo forte quinque legati, cum duobus tribunis plebis, uenerant denuntiatum Fabio, senatus uerbis, ne saltum Ciminium transiret. Laetati serius se quam ut impedire bellum possent uenisse, nuntii uictoriae Romam reuertuntur.

La forêt Ciminia était, alors, plus impraticable et plus effrayante que ne l’étaient récemment les bois de la Germanie ; personne jusqu’à ce jour, pas même un marchand, n’y était allé. Y pénétrer, pas un homme, ou presque, excepté le général lui-même, ne l’osait ; chez tous les autres Romains, le souvenir de la défaite Caudine n’était pas encore aboli. Alors, parmi les présents, le frère du consul – au rapport des uns Fabius Caeso, pour certains Caius Claudius, né de la même mère que le consul- déclara qu’il se proposait d’y aller voir, et qu’il rapporterait bientôt toute sorte de renseignements sûrs. Élevé à Caeré chez des hôtes, il avait reçu l’enseignement étrusque, et connaissait bien la langue étrusque. Je vois des historiens dire que c’était alors un usage commun, pour les enfants romains, d’être instruits dans les lettres étrusques, comme, aujourd’hui, dans les lettres grecques ; mais il est plus vraisemblable que cet homme eut là une raison exceptionnelle pour aller, par une feinte si audacieuse, se mêler aux ennemis. Son seul compagnon fut, dit-on, un esclave, élevé avec lui, et qui, par conséquent, n’ignorait pas non plus la langue étrusque. Ils ne renseignèrent, en partant, que sur la nature générale du pays dans lequel ils devaient entrer, et sur les noms des chefs de peuples, pour éviter de donner en partant, par quelque hésitation sur ces points, un indice flagrant qui les ferait prendre. Ils partirent sous l’apparence de bergers, armés, comme des paysans, de faux et de deux épieux chacun. Mais ni l’usage de la langue étrusque, ni l’aspect de leurs vêtements et de leurs armes ne les dissimula autant, que l’éloignement où l’on était, chez les Étrusques, de croire qu’un étranger quelconque eût l’idée d’entrer dans les bois de Ciminia. On dit qu’ils arrivèrent jusque chez les Ombriens Camertes. Là le Romain osa avouer qui ils étaient, et, introduit au sénat, parla, au nom du consul, d’alliance et d’amitié. Ayant reçu, après cela, une aimable hospitalité, il fut invité à annoncer aux Romains que leur armée trouverait trois jours de vivres à sa disposition, si elle entrait dans le territoire des Ombriens Camertes dont les jeunes gens seraient sous les armes, prêts à obéir. Quand le conseil apprit cela, il fit partir en avant, à la première veille, les bagages, ordonna aux légions de les suivre, et resta lui-même sur place, avec la cavalerie ; puis, le lendemain, à l’aube, il alla chevaucher devant les postes ennemis disposés hors des gorges boisées ; après avoir ainsi retenu l’ennemi assez longtemps, il se retira dans son camp, et, sortant par l’autre porte, rejoignit avant la nuit la colonne des légions. Le lendemain, à l’aube, il tenait la crête du mont Ciminius. De là, ayant contemplé les riches campagnes de l’Étrurie, il lâcha ses soldats sur elles. On en avait déjà emporté un énorme butin quand, levées dans le trouble, des cohortes de paysans étrusques, appelées brusquement par les chefs de cette région, courent attaquer les Romains, mais dans un tel désordre, qu’en venant défendre ce dont l’ennemi faisait sa proie, elles faillirent devenir sa proie elles-mêmes. Ces troupes taillées en pièces et mises en fuite, et le pays dévasté sur une large étendue, le Romain, vainqueur, et riche d’un butin varié, rentra au camp. Il y était venu justement cinq légats, avec deux tribuns de la plèbe, pour dire à Fabius, au nom du sénat, de ne pas traverser les gorges du mont Ciminius. Joyeux d’arriver d’être arrivés trop tard pour pouvoir empêcher cette expédition, ils retournent à Rome en messagers de victoire.

Tite-Live, Histoire romaine, IX, 36,
traduction de E. Lasserre,
Paris, Classiques Garnier

Les agents clandestins sont absents de la documentation, pour des raisons évidentes. Néanmoins, Tite-Live nous livre l’un des plus anciens exemples de collecte cachée d’informations. À la fin du IVe av. notre ère, lors d’un épisode de reconnaissance, le Consul Fabius Maximus Caeson transforma son frère Fabius Caeson en agent masqué, dont le travestissement était total, puisqu’il portait les habits, les instruments de paysan et qu’il parlait couramment étrusque. Ayant reconnu que les Ombriens de Camerinum n’étaient pas hostiles, Caeson les amena à s’allier aux Romains. N’étant pas censés se trouver dans la forêt de Ciminie, les Romains ont fait preuve de prudence. À mesure que ces derniers s’emparaient de la péninsule italienne, l’importance des agents bilingues alla grandissant et contrairement à ce que pense Frontin, dès cette époque, les généraux de Rome étaient déjà au faîte des méthodes de reconnaissance et d’infiltration des tribus voisines. Ils connaissaient déjà bien également le levier de la subversion. En corollaire, les renseignements fournis par les étrangers (prisonniers de guerre, déserteurs, exilés) étaient scrupuleusement vérifiés. Il leur arrivait aussi d’exfiltrer un soldat pour lui extorquer, par la question, des informations voulues. Mais une fois obtenu, le renseignement était, là encore, vérifié. Les conquérants romains connaissaient déjà une large palette de moyens d’espionnage, en temps de guerre et en temps de paix, à l’extérieur comme à l’intérieur.

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Christelle Laizé et Philippe Guisard

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