Chroniques anachroniques - Anti-morosité IV : « Ce soir, Lucullus mange chez Lucullus ! »

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À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.

Depuis quelque temps, les invitations à dîner se font rares, sauf à jouer des dérogations du couvre-feu. S’il est deux noms de la gastronomie romaine qui sont passés à la postérité, c’est celui d’Apicius et de Lucullus (118-56 av. notre ère), aristocrate romain, vainqueur de Mithridate du Pont et de Tigrane dans l’actuelle Turquie. Plutarque lui a accordé une biographie entière. Et les amateurs de bonne chère connaissent cette anecdote où l’homme politique romain morigène son maître d’hôtel qui n’avait pas vu que son maître dînait chez lui, et qu’il fallait soigner la cuisine, même s’il était seul. Désolés de décevoir ceux qui nous soupçonnaient d’une intention dissidente : il faut manger mais chez soi…mais bien !

Νεόπλουτα δ´ ἦν τοῦ Λευκόλλου τὰ δεῖπνα τὰ καθ´ ἡμέραν, οὐ μόνον στρωμναῖς ἁλουργέσι καὶ διαλίθοις ἐκπώμασι καὶ χοροῖς καὶ ἀκροάμασιν ἐπεισοδίοις, ἀλλ´ ὄψων τε παντοδαπῶν καὶ πεμμάτων περιττῶς διαπεπονημένων παρασκευαῖς ζηλωτὸν ἀνελευθέροις ποιοῦντος ἑαυτόν. ὁ γοῦν Πομπήιος εὐδοκίμησεν ὅτι νοσῶν, τοῦ μὲν ἰατροῦ κίχλην αὐτὸν λαβεῖν κελεύσαντος, τῶν δ´ οἰκετῶν οὐκ ἂν εὑρεῖν ἀλλαχόθι φαμένων θέρους ὥρᾳ κίχλην ἢ παρὰ Λευκόλλῳ σιτευομένην, οὐκ εἴασε λαβεῖν ἐκεῖθεν, ἀλλ´ εἰπὼν πρὸς τὸν ἰατρόν ‘οὐκοῦν εἰ μὴ Λεύκολλος ἐτρύφα, Πομπήιος οὐκ ἂν ἔζησεν;’ ἄλλο τι παρασκευάσαι τῶν εὐπορίστων ἐκέλευσε. Κάτων δ´ ἦν αὐτῷ φίλος καὶ οἰκεῖος, οὕτω δὲ τὸν βίον αὐτοῦ καὶ τὴν δίαιταν ἐδυσχέραινεν, ὥστε νέου τινὸς ἐν τῇ βουλῇ λόγον ἐπαχθῆ καὶ μακρὸν ἀκαίρως ὑπὲρ εὐτελείας καὶ σωφροσύνης διελθόντος, ἐπαναστὰς ὁ Κάτων ‘οὐ παύσῃ’ ἔφη ‘σὺ πλουτῶν μὲν ὡς Κράσσος, ζῶν δ´ ὡς Λεύκολλος, λέγων δ´ ὡς Κάτων;’ ἔνιοι δὲ τοῦτο ῥηθῆναι μὲν οὕτως, ὑπὸ Κάτωνος δ´ οὐ λέγουσιν. Ὁ μέντοι Λεύκολλος οὐχ ἡδόμενος μόνον, ἀλλὰ καὶ σεμνυνόμενος τῷ βίῳ τούτῳ δῆλος ἦν ἐκ τῶν ἀπομνημονευομένων. λέγεται γὰρ Ἕλληνας ἀνθρώπους ἀναβάντας εἰς Ῥώμην ἑστιᾶν ἐπὶ πολλὰς ἡμέρας, τοὺς δ´ ὄντως Ἑλληνικόν τι παθόντας, αἰσχύνεσθαι καὶ διωθεῖσθαι τὴν κλῆσιν, ὡς δι´ αὐτοὺς καθ´ ἡμέραν τοσούτων ἀναλισκομένων· τὸν οὖν Λεύκολλον εἰπεῖν μειδιάσαντα πρὸς αὐτούς· ‘γίνεται μέν τι τούτων καὶ δι´ ὑμᾶς ὦ ἄνδρες Ἕλληνες· τὰ μέντοι πλεῖστα γίνεται διὰ Λεύκολλον.’ ἐπεὶ δὲ μόνου δειπνοῦντος αὐτοῦ μία τράπεζα καὶ μέτριον παρεσκευάσθη δεῖπνον, ἠγανάκτει καλέσας τὸν ἐπὶ τούτῳ τεταγμένον οἰκέτην. τοῦ δὲ φήσαντος ὡς οὐκ ᾤετο μηδενὸς κεκλημένου πολυτελοῦς τινος αὐτὸν δεήσεσθαι, ‘τί λέγεις;’ εἶπεν ‘οὐκ ᾔδεις ὅτι σήμερον παρὰ Λευκόλλῳ δειπνεῖ Λεύκολλος;’

Les repas de Lucullus, jour après jour, étaient d’une richesse insolente. Par les lits couverts de pourpre, les coupes serties de pierres précieuses, les chœurs et les intermèdes musicaux, mais aussi par la variété des plats et l’extrême raffinement dans la préparation des mets et des friandises, il se faisait envier du vulgaire. C’est ainsi que l’on applaudit un mot de Pompée : celui-ci était malade, et son médecin lui avait prescrit de manger une grive, mais ses serviteurs lui dirent qu’en été l’on ne pouvait trouver de grives ailleurs que chez Lucullus qui en faisait l’élevage ; il ne leur permit pas d’y aller en chercher, et dit à son médecin : « alors, si Lucullus n’était pas un gourmet, Pompée ne pourrait vivre ? », et il se fit apprêter un mets facile à se procurer. Caton était l’ami et le parent de Lucullus, mais il réprouvait absolument son genre de vie : un jour, entendant au sénat un jeune homme débiter hors de propos un discours ennuyeux et interminable sur la frugalité et la tempérance, il se leva et dit : « ne vas-tu pas finir, toi qui es riche comme Crassus, qui vis comme Lucullus et qui parles comme Caton ? » Certains disent que ce mot fut réellement prononcé, mais par un autre que Caton.
Cependant Lucullus non seulement aimait ce genre de vie, mais il en tirait vanité, comme on peut le voir par ce qu’on rapporte de lui. On dit qu’il régala plusieurs jours de suite des Grecs qui étaient venus à Rome et que ces gens, par un scrupule vraiment hellénique, eurent honte et déclinèrent son invitation, à cause des dépenses considérables qu’il faisait chaque jour pour eux. Lucullus leur répondit en souriant : « une certaine part de ces frais est bien pour vous, Grecs, mais la plus grande est pour Lucullus. » Une fois qu’il était seul, on ne lui avait apprêté qu’un unique service et un modeste repas. Il se fâcha et fit appeler le serviteur préposé à cet office. Celui-ci dit qu’il n’avait pas cru, puisqu’il n’y avait pas d’invités, qu’il fût besoin de mets somptueux. « Que dis-tu ? s’écria Lucullus, ne savais-tu pas qu’aujourd’hui Lucullus dîne chez Lucullus ? »

Plutarque, Vies, Tome VII, Cimon-Lucullus -Nicias-Crassus, 40-41,
Texte établi et traduit par R. Flacelière et É. Chambry,
Paris, Les Belles Lettres, 1972

Si tout un chacun a en mémoire les images d’Épinal véhiculées par les peplums, le festin de Trimalcion dans le Satiricon de Pétrone et mis en scène par Fellini ou les bandes dessinées d’Astérix, faites de festins orgiaques et luxuriants, nous souhaiterions rectifier cette image païenne de goinfrerie : la gastronomie romaine se limitait à la trilogie méditerranéenne, blé-vin-huile. Les céréales, jusqu’au XIXe s., étaient la base de l’alimentation de tous les hommes. À des degrés divers pouvaient s’ajouter des fruits et des légumes, plus rarement de la viande et du poisson. Ce qui distinguait la table d’un pauvre de celle d’un riche était surtout la qualité de ces aliments. Si la viande était réservée aux milieux aisés, les sacrifices permettaient aux plus modestes d’en manger, dans un rite de communion entre divinité et fidèles, riches et pauvres (un bœuf fournissait 500 parts). Certains produits alimentaires réputés méditerranéens étaient inconnus à l’époque romaine : haricot, maïs, pomme de terre, melon, piment, poivron, tomate, fraise, riz, chocolat, thé, café, alcool distillé etc. Si, dans l’Antiquité, l’on sucrait avec du miel, il a été montré que le sucre importé d’Inde était utilisé, mais à des fins curatives. En revanche, les gastronomes érudits savent gré à Lucullus d’un bienfait apprécié de tous : la cerise, comestible. Dans sa guerre contre Mithridate, Lucullus était tombé sur la ville de Cerasus, qu’il détruisit totalement. S’étant avisé, dans la campagne environnante, de cette délicieuse gourmandise, il la rapporta en 66 av. notre ère en Italie en lui donnant le nom de la cité saccagée. Et il la partagea volontiers. En effet, Lucullus aimait bien boire et manger, surtout après son retour à Rome. Si Lucullus dînait chez Lucullus, il conviait facilement ses amis (cf. ce dîner avec Pompée et Cicéron, en toute simplicité, qui aurait coûté 50000 deniers !). D’ailleurs, la finalité des volières et viviers dans ses villas, notamment celle de Tusculum, étaient de fournir les cuisines en produits frais toute l’année, en circuit court.

Et bientôt nous chanterons le temps des cerises…

 

Christelle Laizé et Philippe Guisard

 

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