Chroniques anachroniques - Ludi sine circensibus : des écoles sans des jeux

Texte :

            En septembre dernier s’éteignaient deux figures médiatiques, Pierre Bergé et Liliane Bettencourt, célèbres par leur fortune mais aussi par leurs actes de générosité dans le domaine de la santé publique, de l’innovation technologique, du patrimoine culturel etc. Dans un pays fanatique d’égalités, il n’est pas sans intérêt de voir fleurir des pratiques de générosité privée (particuliers, entreprises, banques) qui remontent au cadre premier de la cité antique : évergétisme mis au goût du jour, libéralités et mécénat du nom du proche d’Auguste.

            À la charnière du Ier et du IIe siècle de notre ère, l’homme de lettres Pline le Jeune, particulièrement fortuné, et très au fait de l’activité littéraire et du monde éducatif de son époque, dans l’une de ses 247 Lettres, adressée à l’historien Tacite lui-même, nous place dans la psychologie du donateur et de sa logique.

C. PLINIUS CORNELIO TACITO SUO S.

            Saluum in urbem uenisse gaudeo ; uenisti autem, si quando alias, nunc maxime mihi desideratus. Ipse pauculis adhuc diebus in Tusculano commorabor, ut opusculum quod est in manibus absoluam. Vereor enim ne, si hanc intentionem iam in fine laxauero, aegre resumam. Interim ne quid festinationi meae pereat, quod sum praesens petiturus, hac quasi praecursoria epistula rogo. Sed prius accipe causas rogandi.

            Proxime cum in patria mea fui, uenit ad me salutandum municipis mei filius praetextatus. Huic ego « Studes? » inquam. Respondit : « Etiam. » « Vbi? » « Mediolani. » « Cur non hic? » Et pater eius - erat enim una atque etiam ipse adduxerat puerum : « Quia nullos hic praeceptores habemus. » « Quare nullos ? Nam uehementer intererat uestra, qui patres estis » - et opportune complures patres audiebant – « liberos uestros hic potissimum discere. Vbi enim aut iucundius morarentur quam in patria aut pudicius continerentur quam sub oculis parentum aut minore sumptu quam domi ? Quantulum est ergo collata pecunia conducere praeceptores, quodque nunc in habitationes, in uiatica, in ea quae peregre emuntur - omnia autem peregre emuntur - impenditis, adicere mercedibus? Atque adeo ego, qui nondum liberos habeo, paratus sum pro re publica nostra, quasi pro filia uel parente, tertiam partem eius quod conferre uobis placebit dare. Totum etiam pollicerer, nisi timerem ne hoc munus meum quandoque ambitu corrumperetur, ut accidere multis in locis uideo, in quibus praeceptores publice conducuntur. Huic uitio occurri uno remedio potest, si parentibus solis ius conducendi relinquatur, isdemque religio recte iudicandi necessitate collationis addatur.

Nam qui fortasse de alieno neglegentes, certe de suo diligentes erunt dabuntque operam, ne a me pecuniam non nisi dignus accipiat, si accepturus et ab ipsis erit. Proinde consentite conspirate maioremque animum ex meo sumite, qui cupio esse quam plurimum, quod debeam conferre. Nihil honestius praestare liberis uestris, nihil gratius patriae potestis. Educentur hic qui hic nascuntur, statimque ab infantia natale solum amare frequentare consuescant. Atque utinam tam claros praeceptores inducatis, ut in finitimis oppidis studia hinc petantur, utque nunc liberi uestri aliena in loca ita mox alieni in hunc locum confluant! »

            Haec putaui altius et quasi a fonte repetenda, quo magis scires, quam gratum mihi foret si susciperes quod iniungo. Iniungo autem et pro rei magnitudine rogo, ut ex copia studiosorum, quae ad te ex admiratione ingenii tui conuenit, circumspicias praeceptores, quos sollicitare possimus, sub ea tamen condicione ne cui fidem meam obstringam. Omnia enim libera parentibus seruo : illi iudicent illi eligant, ego mihi curam tantum et impendium uindico. Proinde si quis fuerit repertus, qui ingenio suo fidat, eat illuc ea lege ut hinc nihil aliud certum quam fiduciam suam ferat. Vale.

C. à son cher Tacite salut.

            L’annonce de votre heureuse arrivée à la ville me réjouit. Si jamais vous y êtes venu appelé par mes vœux pressants, c’est bien aujourd’hui. De mon côté, je vais rester encore quelques jours dans le domaine de Tusculum pour achever un petit travail qui est sur le métier, car je crains, si j’en distrais mon attention, si je l’interromps vers sa fin, de ne m’y remettre qu’avec peine. En attendant, afin que rien ne soit perdu pour mon impatience, je vous adresse une demande, que j’ai l’intention de vous présenter de vive voix, par cette lettre qui sera le courrier chargé de m’annoncer. Mais apprenez d’abord les motifs de cette demande.

            Dernièrement, ayant été dans ma ville natale, j’y ai reçu la visite du fils d’un de mes compatriotes qui porte encore la prétexte. Nous échangeâmes ces mots : « vous faites vos études ? –Assurément. » -Où ? » - À Médiolanum. » -Pourquoi pas ici ? «  Et son père (il l’accompagnait et était venu me le présenter) : « parce qu’ici nous n’avons pas de maîtres. » -Pas de maîtres ? Pourquoi ? Ce serait pourtant bien avantageux pour vous qui avez des enfants » (et tout à fait à propos plusieurs pères de famille m’entendaient) « qu’ils fissent leurs études su place. Quelle résidence pourraient-ils préférer à celle de leur ville, ou être mieux préservés que sous les yeux de leurs parents et coûter moins cher que dans leur famille ? Que serait-ce donc de réunir la somme nécessaire pour établir ici des maîtres ? Ce que vous dépensez aujourd’hui pour le logement des étudiants, leurs voyages, les objets à acheter quand on est hors de chez soi (et hors de chez soi tout s’achète) pourrait augmenter les traitements. Moi-même me voici tout prêt, bien que je n’aie pas encore d’enfants, à faire présent à notre ville, comme je le ferais pour ma fille ou ma mère, du tiers de ce que vous jugerez bon de fournir. J’offrirais même le tout, si je ne craignais que plus tôt ou plus tard des choix de complaisance ne vinssent gâter  cette fondation, comme je le vois arriver en beaucoup d’endroits où les maîtres sont choisis par la ville. Le seul moyen d’éviter ce danger est de ne remettre qu’aux pères le droit de choisir les maîtres et de leur inspirer le scrupule de le faire bien en les obligeant à contribuer à leurs honoraires. Car des gens capables de laisser se perdre le bien d’autrui seront certainement soigneux du leur et veilleront à ce que l’argent donné par moi ne soit attribué qu’au mérite, si le leur doit aller à la même destination. Je conclus que vous devez vous entendre, vous mettre d’accord et vous sentir encouragés par ma générosité, puisque je souhaite de porter le plus haut possible la quote-part à laquelle je me suis engagé. Vous ne pouvez rien donner à vos enfants de plus beau, rien à votre ville de plus agréable. Il faut élever sur son sol les jeunes gens qui y naissent afin que dès leur bas âge ils s’accoutument à l’aimer, à y résider. Et puissiez-vous attirer des maîtres si distingués que des villes des alentours on vienne vous demander l’enseignement, qu’au lieu d’envoyer comme maintenant vos enfants chez les autres vous voyiez bientôt les autres affluer chez vous.

            J’ai cru devoir reprendre toute cette affaire de plus haut et comme à sa source pour vous faire mieux comprendre combien vous m’obligeriez en vous prêtant à ce que je vous demande. Or je vous demande, avec des prières bien motivées par l’importance de l’affaire, qu’étant entouré d’une foule d’hommes instruits qu’attire l’admiration de votre talent, vous cherchiez parmi eux les professeurs auxquels nous pourrions faire des offres, mais cela, sans toutefois me lier par une promesse définitive, car je veux réserver la liberté des pères de famille. Qu’eux jugent, qu’ils choisissent ; je ne revendique que le droit d’arranger les choses et de payer. En conséquence, s’il s’en trouve qui comptent suffisamment sur leur talent, qu’ils aillent se présenter, mais en sachant bien qu’ils n’emportent pas d’autre assurance que leur confiance en eux-mêmes. Adieu.

Pline le Jeune, Lettres, IV, 13, Traduction Anne-Marie Guillemin, Les Belles Lettres 1927

            Ce témoignage montre tout d’abord qu’à cette époque l’enseignement commençait à se répandre et à se structurer en Italie et dans les provinces, et que les problèmes de structure éducative se posaient déjà. En outre, par la vitrine des Lettres, Pline s’affiche dans cette posture bien connue d’évergétisme, pratique sociale des riches particuliers (premiers citoyens, affranchis ou plébéiens) qui participent de leurs deniers à l’amélioration de la vie de leurs concitoyens, ponctuellement ou durablement. À la différence de notre impôt ou ISF, toujours entaché d’envie sociale, ces libéralités tenant à la fois du politique, du social et de l’économique, ont joué un rôle très important dans la redistribution immédiate et locale des richesses et dans la diminution des tensions qui y sont liées (écart qui s’accentue de nos jours malheureusement).

            Pour autant, cette prodigalité ne se fait pas aveuglément : Pline est soucieux du bon emploi de son argent dans sa petite patrie. Honneur aux donateurs ! À la lueur de cet exemple ancien, nous ne pouvons que nous réjouir de voir certains établissements publics franchir le pas et créer des fondations pour améliorer les conditions matérielles des élèves qu’ils accueillent. Il n’y a pas que les jeux du stade à financer !

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