Chroniques anachroniques - Anti-morosité VII : Mettez-vous au parfum

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À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.

S’il est un philosophe emblématique de l’hédonisme, bien plus qu’Épicure, c’est Aristippe de Cyrène (435-350 av. notre ère), qui dérange bien la philosophie telle que Platon-Socrate l’a voulue, plus intellectualisée, austère et ascétique. Bien que sa réputation sulfureuse doive beaucoup aux esprits étroits et qu’il soit passé sous silence par le même Platon, Aristote et Épicure, pour percevoir l’authentique Aristippe, sans médiation, on ne se refusera pas de relire une anecdote significative de Diogène Laërce, avec cette puissance théorique et cette charge intellectuelle contenues dans ses historiettes aide-mémoire.

Πρὸς Χαρώνδαν εἰπόντα, οἱ δὲ πρὸς Φαίδωνα, « Τίς ὁ μεμυρισμένος; », « Ἐγώ, » φησίν, « ὁ κακοδαίμων, κἀμοῦ κακοδαιμονέστερος ὁ Περσῶν βασιλεύς. Ἀλλ' ὅρα μὴ ὡς οὐδὲν τῶν ἄλλων ζῴων παρὰ τοῦτό τι ἐλαττοῦται, οὕτως οὐδ' ἄνθρωπος. Κακοὶ κακῶς δ' ἀπόλοιντο οἱ κίναιδοι, οἵτινες καλὸν ἡμῖν ἄλειμμα διαβάλλουσιν.

Charondas, ou, selon d’autres, Phédon, ayant demandé : « mais qui donc s’est parfumé ? », il répondit : « c’est moi ce débauché, et le roi des Perses l’est encore plus que moi, mais prends garde qu’il n’en soit de l’homme comme des autres animaux, qui n’acceptent aucune injure, et que ne périssent les infâmes débauchés qui nous reprochent d’être si bien parfumés ! »

Diogène Laërce, Vie d’Aristippe,
dans Vie, Doctrines et sentences des philosophes illustres,
traduction, notice et notes par R. Grenaille, GF Flammarion, 1965

Un philosophe sur l’agora, soit…mais parfumé ! Que dit de la philosophie du plaisir cette anecdote théâtralisée ? Le comportement d’Aristippe signifie bien entendu mépris des convenances, indifférence au jugement d’autrui, ludisme. Le nez et l’odeur en effet ne sont point habituellement un registre associé à la pensée. On chercherait en vain des réflexions concernant ce sens et le monde olfactif dans des ouvrages philosophiques qui s’intéressent davantage aux idées, aux sentiments, aux émotions, voire aux perceptions artistiques. Rien que pour l’œil (for your eyes only) ! Et quelquefois l’oreille, car ces deux organes mettent le monde à distance. Nos propres métaphores empruntent abondamment à la vue et les hellénistes se souviennent, parfois à leur dépens, que savoir et voir (oida et idein) appartiennent à la même racine (*wid-). L’odorat, le goût et le toucher, plus englués dans le corps renvoient à l’animalité qui subsiste en l’homme (renifler, mâcher et toucher) :  c’est la station quadrupède, museau au sol, cherchant la trace d’un autre animal. L’élaboration de l’œil et son acuité remplaçant le nez primitif viennent du redressement du bipède. La vue et l’ouïe ont généré des arts et techniques subtils (peinture et musique). On rechercherait en vain des activités artistiques associées au nez et au goût (œnologie, gastronomie, science des parfums comme relevant des Beaux-arts à part entière). La déambulation odorante, sans complexe, d’Aristippe, sur un des berceaux naissants de la philosophie, revendique notre nature animale et invite chacun à se souvenir de sa généalogie imparfaite. Aristippe pousse la provocation jusqu’à revendiquer cet artifice habituellement féminin à l’époque. Il réhabilite tous les sens comme des moyens de parvenir à la connaissance par une ouverture oblative au monde. En ces temps où l’odorat peut se perdre, sous le ciel estival, quand je me parfume, je pense !

 

Christelle Laizé et Philippe Guisard

 

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