Le rêve de Claudia de Montparnasse

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Quest-ce que le futur pour un Grec ou un Romain ? Quel sens lavenir avait-il dans lAntiquité? Louise Guillemot explore comment les hommes et les femmes du passéont imaginéce qui les attendrait.

Àquoi rêvent hommes et femmes dans les nuits antiques ? Vers quelles prémonitions nous emmène la galerie de leurs rêves ?

Une nuit, vers le début du printemps, tandis que l’armée de Magon marchait en Italie —depuis quinze ans les Carthaginois et les Romains combattaient —, Claudia fit un rêve.

Elle rêva d’une grande étendue d’eau immobile. Le vent ne la troublait pas, ni les cris, ni ceux qui pataugeaient jusqu’àla taille pour hâter le mouvement.

L’eauétait décolorée comme le ciel dans les grandes villes des temps futurs. On ne voyait pas oùon mettait les pieds.

Claudia marchait sur la rive. Le cœur lui battait. Elle avait l’impression d’être regardée, d’être regardée très curieusement, d’une manière inconvenante. Elle vérifia que sa ceinture était bien attachée, que sa stola n’était pas froissée, et qu’elle n’était pas décoiffée. Non, et puis, qui pouvait bien la regarder ? L’eauétait recouverte d’un brouillard incolore. D’une nuée l’autre Claudia entrevoyait des silhouettes. Mais tout le monde remuait les bras, tout le monde regardait l’eau.

« Oùque j’aille, se dit Claudia, je ne serai pas mieux qu’ici ».

Elle se déchaussa et avança les orteils vers l’eau. Àsa surprise, elle était chaude et douce. 

« C’est très bien, dit Claudia, je sais ce que j’ai àfaire ».

Elle déposa son manteau par terre. Par terre, c’était de la boue, mais ce n’était pas grave. Le manteau était un cadeau de sa belle-mère. Dans le manteau, àl’abri de la boue, elle plia sa stola safran, sa tunique, et elle cacha ses bijoux. Elle était toute nue, mais elle n’avait plus du tout cette désagréable impression d’être regardée.

« Ils ont tous la tête ailleurs », pensa-t-elle.

Sans qu’elle sache pourquoi, cette pensée la fit sourire. Elle entra dans l’eau. Puis elle se laissa glisser, loin, sous la surface.

Les rumeurs avaient commencécomme les petits craquements du bois dans les flammèches. Vous clignez des yeux et voici l’incendie.

C’étaitàcause des cheveux. Les gens grinçaient des dents depuis longtemps, mais ils lui passaient les bracelets, les étoffes àplumetis et les oiseaux de soie noués au creux du cou. Les métaux profonds de la terre reposaient dans ses coffrets de fard et posaient sur ses paupières leur doigt poudréd’or, de mercure et d’arsenic. Le visage de Claudia était beau grâce aux poisons. Mais elle fardait ses poisons en les portant, elle faisait d’eux des immortels. Ses yeux chassent les poudres, on dirait qu’elles s’enfuient le long des tempes, dans les sentiers doux de leurs veines. Vous savez, la peau douce, montant jusqu’entre les cheveux comme la fin d’une plage, làoùcommencent les oyats sur les dunes. Le cou, àpartir du menton et jusqu’au début de la poitrine, se gonfle quand elle est triste et frémit quand elle rit. Elle jette la tête en arrière, elle hoche et dodeline sans faire de mines. Oiseaux oiseaux, vous vous perchez au creux du cou, oiseaux de soie et de perles, vous avez donnétoutes vos plumes, elles sont dans ses cheveux…

Elle a défait la résille de ses cheveux, elle a coifféses cheveux elle-même, sans esclave.

Les dames de Rome aiment les postiches et la fantaisie leur est permise quand elle est fausse. Elles mêlent àleurs cheveux les cheveux des esclaves. Elles font semblant qu’ils sont les leurs, ces cheveux de Gaule et de Germanie. Leur chevelure, c’est l’imperium romanum.

Claudia n’a pas de postiche. Sa chevelure vive, elle l’a laissée descendre sur la nuque, et puis elle lui a donnéles formes les plus extravagantes. C’est dans la vie qu’elle a pris l’artifice. Sa chevelure est sculptée. Ses cheveux sont des acanthes, ses tresses des caryatides. Les Caryatides sont les filles de Carie, la Carie est au bord de la mer, les filles de là-bas nagent comme des poissons. Dans les cheveux de Claudia les caryatides se sont transformées en naïades.

Les Claudii sont vieux comme la République. Ils ont eu des consuls en pagaille, il y avait des Claudii dans toutes les guerres et dans toutes les lois. On dit que tous les voies mènent àRome, ma parole ! C’est eux qui les ont construites. Dans l’atrium de la grande maison, les masques des ancêtres sont alignés, même leurs sourcils ont l’air au garde-à-vous. Même nez, même menton, l’aristocratie est leur langue paternelle.

On a dit àClaudia de prendre garde, on lui a dit de repêcher ses naïades. Restez dans le pays oùelles s’appellent toutes pareilles, oùelles sont belles et sages, oùelles ont le menton et le nez des pères et des fils. On lui a dit qu’elle était précieuse, des cheveux aux orteils, qu’elle était la perle de la famille et qu’elle avait dans ses cheveux piquél’honneur de leur nom.

Claudia n’a pas de nom. Une femme, c’est un corps, ce n’est pas un nom. Elle s’appelle Claudia parce que son père s’appelle Claudius, Quinta parce qu’elle est la cinquième fille. Avant elle beaucoup d’hommes se sont appelés Claudius. Et certainement que beaucoup de femmes se sont appelées Claudia, mais elles ne sont pas faites pour les souvenirs.

Claudia n’y a pas réfléchi. Son cou s’est gonflé, son cou a frémi. Elle a jetéla tête en arrière, elle a hochéla tête et dodeliné. Tchin-tchin, font les colliers. Elle s’est assise àsa coiffeuse, elle a pris des ciseaux. Elle s’est coupéles cheveux très court.

Elle s’est regardée dans le miroir et elle a rigolé, rigolé, rigolé.

« On dirait une…une… comment dire ? une garçonne ! »

Elle ressemblait à Kiki de Montparnasse.

Claudia rêvait que l’eau devenait plus transparente dans les profondeurs. Elle nageait les yeux ouverts, comme les filles de Carie qui vont pieds nus. Avec les cheveux courts, bien sûr, c’était plus facile.

Demain le soleil se lèverait plus haut, il traverserait le brouillard et il plongerait tout droit jusqu’au fond de l’eau. Demain tout serait transparent, mais aujourd’hui elle pouvait encore se cacher dans les profondeurs.

Elle tendit les bras et elle toucha du bois. C’était la coque d’un bateau.

De loin en loin, elle entendait l’écho des cris àla surface. Petit àpetit elle comprit d’oùvenait l’agitation.

Demain, le bateau qui mouillait entrerait dans la gueule du Tibre. Il aborderait au port d’Ostie et tout Rome viendrait l’accueillir —elle, Cybèle, la Mère des dieux.

C’est la quinzième année de la guerre et cette guerre est déjàla deuxième entre les Romains et les Carthaginois[1]. Les Romains se sont cherchédes alliés àl’Est, et ils ont envoyéleurs ambassadeurs de l’autre côtéde la Méditerranée, àPergame. Les gens de Pergame ont bien voulu être leurs alliés. Ils leur ont donnéce qu’ils ont de plus précieux : le bétyle, la pierre de la déesse. Certains disent que ce n’est pas la pierre de la déesse, que la déesse est la pierre. Personne n’oserait l’effleurer sans fermer les yeux.

La déesse est la Mère des dieux. Elle a beaucoup de noms, elle est comme la mer, la nuit et les montagnes. Parfois on l’a vue courir dans les forêts, là-bas, en Ionie. Ceux qui le disent mentent comme des proconsuls. Celle qu’ils ont vue, c’était une de ses filles, une nymphe ou une ombre, mais elle, imbéciles ! Elle ne court pas dans les montagnes, elle est toutes les montagnes.

On raconte qu’elle vit dans la pierre noire de Pessinonte. Après tout, pourquoi pas, elle est ici, elle peut être là.

Ils ont mis la pierre dans une cassette, la cassette dans un coffret, le coffret dans un coffre et le coffre dans le bateau. Demain Rome accueillera une nouvelle déesse, la mère de tous les dieux : Cybèle !

Et qu’y a-t-il de commun, entre les filles de Carie courant pieds nus dans les montagnes, se jetant dans l’eau, entre la plus grande et la plus ancienne puissance, et celle aux cheveux coupés àcôtéde qui les matrones ne veulent plus s’asseoir ?

Claudia Quinta, maintenant, on murmure dans son dos, on se méfie, on se raconte des horreurs. On dit qu’elle a autant d’amants que de cheveux. Ils sont cachés sous sa coiffeuse, ils entrent par la fenêtre quand on ferme la porte, et toute la nuit elle fait la fête. Les Claudii froncent les sourcils, même les masques des ancêtres. En face, les Scipions se gaussent. Depuis toujours les Scipions sont leurs grands ennemis, leurs Capulets.

Cette guerre, c’est la grande parade des Scipions. Ils meurent au combat, ils commandent les armées àvingt-quatre ans, ils reprennent l’Espagne aux soldats d’Hannibal Barca, ils sauvent l’Italie, ils apportent la guerre jusqu’en Afrique.

Demain la Mère des dieux sera accueillie par toutes les matrones et par le meilleur des Romains.

Le Sénat a choisi Publius Scipion.

Claudia Quinta sera parmi les matrones aux mains pures. Elle sait comment on la regardera, elle sait d’avance l’humiliation. Mais Claudia est une Claudia. Elle ne peut pas se dérober.

Sauf, si les choses vont àl’envers.

Celle aux cheveux coupés, celle qui a pris les manières du futur a rencontrésous l’eau la plus ancienne des puissances.

Elle touche le bois du bateau. Dans le ventre du bateau il y a un coffre, dans le coffre il y a un coffret, dans le coffret il y a une cassette, et dans la cassette il y a Elle. Elle, Cybèle, la Mère des dieux.

La Mère des dieux n’est pas effarouchée. Elle a soulevédes montagnes, elle a sculptéles continents. Chaque jour et chaque nuit elle envoie courir dans les montagnes ses filles, ses nymphes et ses ombres. Elles courent pieds nus. Parfois elles laissent flotter leurs cheveux si longs qu’ils sont comme des filets àpapillons, parfois elles les coupent et ne courent pas moins vite ni moins léger. Les comètes courent, leur chevelure est dans l’œil de qui les regarde.

La Mère des dieux arrive àRome. Tout l’attend, tout est prêt, c’est Publius Scipion qui va l’accueillir. Mais voilà, il y a toujours quelque chose qui déraille, et le premier être humain qui vient àsa rencontre, ce n’est pas le général de vingt ans, c’est l’extravagante, la folie en tête, la Claudia de Montparnasse.

Le jour s’est levé. Le bateau est entrédans le port d’Ostie. Publius Scipion surveille les opérations. Les prêtres jouent des cymbales et des tambourins, la musique de Cybèle. Bientôt le bateau va accoster, on descendra la pierre. On a jeté, depuis le pont, de longs cordages et les matrones se mettent toutes ensemble pour tirer le bateau jusqu’au quai.

Et il arrive ce qui ne devait pas arriver. Le bateau s’immobilise.

Elles tirent et soufflent et transpirent. Il y a des Æmiliae, des Fabiae, des Valeriae, tout ce que la Ville a de plus noble et de plus ancien. Et le bateau ne bouge pas d’une vaguelette.

Tout le monde crie, du nerf ! de l’huile de coude ! qu’est-ce que c’est que ces mauviettes ! Et puis tout le monde se tait, le cœur serré.

« Arrière ! crie le prêtre, arrière, vos mains sont impures ! la déesse ne veut pas vous suivre ! »

L’eau ne frémit pas, comme si elleétait devenue complètement solide tout d’un coup.

Les matrones blêmissent. Elles lâchent la corde, s’écartent. Sauf une.

Claudia Quinta se tourne vers la foule. Son cou se gonfle, son cou frémit, elle jette la tête en arrière, elle lève les mains.

« Écoutez-moi ! Vous tous, vous m’avez insultée àtort. Je suis chaste et mes mains sont pures. Je vous le prouverai à l’instant, car moi, la déesse voudra me suivre. Si j’ai menti, que le bateau reste immobile ! et que votre jugement soit aussi sévère qu’il convient ! »

Elle relève la stola et la noue sur les hanches. Publius Scipion sursaute. Alors Claudia s’assied au bord du quai et plonge les pieds dans l’eau. Elle enroule la corde autour de son poignet. Son cou frémit. Elle tire. Le bateau suit.

« Hourra ! Vive Claudia Quinta ! Vive la plus chaste des Romaines ! »

On l’a appelée Claudia-aux-prodiges. On lui a dresséune statue dans le temple tout neuf de la Mère des dieux. Car Claudia est la pudeur, la vertu, la puretéde Rome et des Romaines.

Parfois Claudia se promène le long du quai, la nuit, quand personne ne la voit. Elle s’assied sur le bord et elle plonge les pieds dans l’eau. Oh, elle est tranquille, on ne lui demandera plus de prodiges. Ceux qu’elle cache sous sa coiffeuse gardent leur langue, et ils entrent par la porte quand on surveille ses fenêtres. Dans ses cheveux de garçonne elle a mis des perles.

Si elle ferme les yeux au bord de l’eau, elle entend le son des cymbales. C’est la musique de Cybèle.

Dans le temple de la Mère des dieux, Claudia est accueillie avec beaucoup d’égards. On leur imagine un lien de haute vertu. Quelque chose ne doit pas être troublé. Ces réunions de la femme et de la déesse donnent àla Ville sa promesse d’éternité.

Claudia écoute en silence la déesse lui enseigner sa sorcellerie d’au-delàles mers. Il est facile d’immobiliser l’eau ; moins facile, le cœur des humains. Personne ne sait, personne ne saura avant des siècles et des siècles pourquoi les cheveux de Claudia ont fait sourire Cybèle. Le futur a éparpilléses photographies. Mais la plus ancienne puissance, la grande déesse reconnaît toutes les formes créées. Elle sait que la femme aux cheveux courts, ce n’est pas Claudia-aux-prodiges, c’est Claudia de Montparnasse.

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Textes

CICÉRON,Discours. Tome XV : Pour Caelius - Sur les provinces consulaires - Pour Balbus, texte établi et traduit par Jean Cousin, Paris, Les Belles Lettres, collection C.U.F., 2002.

CLAUDIEN, Œuvres. Tome IV, Petits poèmes, texte établi et traduit par Jean-Louis Charlet, Paris, Les Belles Lettres, collection C.U.F., 2018.

OVIDE, Les Fastes. Tome II : Livres IV-VI, texte établi et traduit par Robert Schilling, Paris, Les Belles Lettres, collection C.U.F., 2013.

PROPERCE, Élégies, texte établi et traduit par Simone Viarre, Paris, Les Belles Lettres, collection C.U.F., 2005.

SILIUS ITALICUS, La Guerre punique. Tome IV : Livres XIV-XVII, texte établi et traduit par Georges Devallet etMichel Martin, Paris, Les Belles Lettres, collection C.U.F., 2002.

TITE-LIVE, Histoire romaine. Tome XXXIX, livre XXIX, texte établi et traduit par Paul François, Paris, Les Belles Lettres, collection C.U.F., 2003.

Krishni Burns, « The Pygmalion Dream Revisited. Constructing Claudia Quinta as an Ideal of Virtue », CAMWS, 2014.

Charles Guittard, « L’arrivée de Cybèle àRome. Élaboration du thème, de Tite-Live àl'empereur Julien »in Danièle Auger et al., Culture classique et christianisme, Editions Picard,«Textes, images et monuments de l’Antiquitéau Haut Moyen Âge », 2008,pages 191 à200.

Susan Satterfield, « Intention and Exoticism in Magna Mater’s Introduction into Rome »,Latomus, T. 71, Fasc. 2 (Juin 2012), p. 373-391.

Man Ray, Noire et blanche, 1926.

 

[1]Dans le calendrier de Kiki de Montparnasse, nous sommes en 205 avant J.C. Les Romains reprennent l’avantage dans cette Deuxième guerre punique dévastatrice (218-201).

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