Priape & Vénus – Médecine et avortement

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Jeune femme passionnée par la Rome antique, j’ai développé, au cours de mes études et au fil de diverses conférences et lectures, un intérêt grandissant pour la sexualité des Romains. Comment le sexe était-il perçu, pratiqué ou évoqué par nos ancêtres ? Voilà l’objectif de cette chronique qui tentera d’expliquer le présent par le passé.

Dans une précédente chronique, nous avions parlé de l’aspect sociologique de l’avortement à Rome, et nous avions laissé en suspens la question de la relation entretenue par les médecins avec ce dernier. Ce sur ce point que nous nous attarderons aujourd’hui.

Étant Belge, lorsqu’il est question de la légalisation de l’avortement, je pense immédiatement au 29 mars 1990. Jour où le roi Baudouin refusa de signer la loi qui dépénalise partiellement l’avortement suite à ses convictions religieuses. Il fut alors mis en incapacité de régner afin de valider le texte de loi. On voit là l’importance démesurée qu’à la religion et les croyances face à la médecine et le bien-être des femmes.

Si l’avortement est depuis légal en Belgique, tous les médecins ne le pratiquent pas. Soit parce qu’ils n’ont pas reçu la formation requise, soit à cause de ce qu’on appelle la « clause de conscience ». On pourrait définir cela comme le fait de refuser de pratiquer un acte qui serait contraire à sa conscience pour des raisons morales ou religieuses. S’ils refusent, ces médecins sont néanmoins dans l’obligation de rediriger la patiente vers un praticien compétent.

En principe, on ne peut ni pousser une femme à l’avortement ni l’influencer à y renoncer. Ce n’est malheureusement pas toujours le cas. Je me rappelle un reportage diffusé il y a quelques années au journal télévisé dans lequel une journaliste appelle une centrale d’appel d’accompagnement à l’avortement. La personne au téléphone essaie sans détour de la dissuader d’avorter.

Nous allons dans cette chronique tenter de comprendre comment se positionner le monde médical par rapport à l’avortement.

Lorsque l’on parle de médecine antique, on pense directement à Hippocrate et son célèbre serment. Et notamment à cette phrase : « Ne pas nuire »[1]. Cette locution induit l’idée qu’un médecin doit aider la vie, qu’il ne doit pas tuer. Cela devient dès lors un argument pro-life pour certaines personnes.

Mais qu’en était-il réellement à l’époque d’Hippocrate ?

Une erreur commune est de dire que les médecins antiques étaient réticents à pratiquer un avortement. Dans les faits, leur position est plus complexe, et a bien évidemment évolué au fil du temps.

Avant tout, précisons que les médecins n’étaient pas les seuls à s’occuper des femmes et des problèmes gynécologiques. Il existait également des sages-femmes. Ces dernières connaissaient des recettes et pratiques abortives qu’elles transmettaient aux autres femmes. Certaines ont même écrit des manuels sexuels reprenant leurs conseils et recettes. On peut citer Laïs et Elephantis, qui sont par ailleurs citées par Pline l’Ancien dans son Histoire Naturelle[2] :

« Laïs et Eléphantis ont donné, touchant ce pouvoir abortif, des recettes contradictoires, recommandant un charbon de racine de chou, ou de myrte, ou de tamaris éteint dans ce sang ; elles disent aussi que les ânesses restent sans concevoir pendant autant d'années qu'elles ont mangé de grains d'orge imprégnés de ce même sang. Elles ont publié d’autres procédés monstrueux ou antagonistes, l'une garantissant la fécondité par les mêmes moyens que l'autre indique pour produire la stérilité : le mieux est de n'en rien croire. »

Dans son œuvre, Pline ne cite ces femmes qu’en ce qui concerne le corps de la femme, donc quelque chose qu’elles maîtrisent. Ces recettes abortives sont connues et partagées par les femmes. Les sages-femmes semblent être les premières personnes vers lesquelles les femmes se tournaient. Viennent ensuite les médecins.

En ce qui concerne la médecine, on estime généralement qu’elle proscrit l’avortement sur base d’un extrait du Serment d’Hippocrate qui semble prendre position sur cette pratique :

οὐ δώσω δὲ οὐδὲ φάρμακον οὐδενὶ αἰ τηθεὶς θανάσμον οὐδὲ ὐφηγήσομαι ξυμβουλίην τοιήνδε. ὁμοίως δὲ οὲ οὐδὲ γυναικὶ πεσσὸν φθόριον δώσω.

« Je ne remettrai à personne une drogue mortelle si on me la demande ni ne prendrai l’initiative d’une telle suggestion. De même, je ne remettrai pas non plus aux femmes un pessaire abortif[3]. »

Si cet extrait semble inclure un refus de l’avortement, cela détonne cependant avec la quantité de recettes abortives que l’on trouve dans le corpus hippocratique. Pour mieux comprendre, deux termes sont à aborder : πεσσὸν (pessaire) et δώσω.

Le terme πεσσὸν doit avoir son importance, au moins à l’époque du traité. En effet, on voit qu’il disparaît par la suite, notamment chez Soranos d’Éphèse, dont le texte est souvent repris. Un pessaire abortif est un suppositoire vaginal que l’on introduit dans la matrice. Il peut être imbibé de différentes substances. Il est donc question d’un type particulier d’abortif. Ce qui induit que d’autres abortifs pouvaient être donnés sans problème par les médecins selon Hippocrate.

Passons maintenant à δώσω. L’emploi de la première personne du singulier est significatif et nous permet également de comprendre la présence de recettes de pessaire abortif dans le corpus hippocratique malgré leur « interdiction ». On pourrait supposer qu’il est ici question de prescrire ou de remettre un pessaire. Est-ce parce que c’est un acte que seul le médecin pouvait accomplir et qu’il ne fallait pas le faire seule pour des raisons médicales ? Il se peut également que la raison réside dans le fait qu’il ne s’agisse pas d’un simple abortif, mais de celui que les médecins employaient dans des cas particuliers et dangereux pour la femme, comme dans le cas d’un fœtus mort qu’il faut expulser.

La position des médecins a évolué, et devait sans doute être personnelle. Soranos d’Ephèse évoque ainsi deux courants : les médecins qui vont pratiquer un avortement dit « de confort » et les autres qui ne vont réaliser que des avortements thérapeutiques[4].   

Dans sa Politique, Aristote écrivait qu’une femme peut avorter uniquement si sa famille dépasse le nombre d’enfants fixé par la loi[5]. Cet avortement ne pouvait toutefois se faire qu’avant que le fœtus ne développe sensibilité et vie. Donc lorsqu’il est passé du non-être à l’être. Durant la gestation, l’embryon va acquérir une âme. Lorsque celle-ci est formée, le fœtus devient un « animal », un être vivant. Aristote autoriserait ainsi l’avortement tant que le fœtus n’a pas la sensibilité qui fait de lui un être humain.

Le christianisme a exercé une influence non négligeable sur l’avortement et sa législation. Et par conséquent sur la médecine. Ainsi le concile d’Elvire en 300 condamne à l’excommunication une femme qui se fait avorter, quel que soit le stade de la grossesse ou les circonstances. Ils s’appuyaient ainsi sur des propos de Tertullien (IIIe siècle) :

« Quant à nous, l'homicide nous étant défendu une fois pour toutes, il ne nous est pas même permis de faire périr l'enfant conçu dans le sein de la mère, alors que l'être humain continue à être formé par le sang. C'est un homicide anticipé que d'empêcher de naître et peu importe qu'on arrache la vie après la naissance ou qu'on la détruise au moment où elle naît. C'est un homme déjà ce qui doit devenir un homme ; de même, tout fruit est déjà dans le germe[6]. »

L’Église autorisait toutefois l’avortement thérapeutique, c’est-à-dire lorsque la grossesse représentait un risque pour la santé de la femme.

La pratique de la médecine est intrinsèquement liée à la législation, et au contexte politique dans lequel on se trouve. Il existe évidemment toujours des différences entre les médecins, souvent à cause de leurs opinions et convictions personnelles. Et ce fut le cas de tout temps.

Je marquais le point final de cette chronique lorsque cette publication est apparue dans mon fil d’actualité Instagram : aux États-Unis, il est désormais permis aux États d’interdire l’avortement. Quelle journée pour les droits des femmes... Le droit à l’avortement est pourtant un droit fondamental. Qui sommes-nous pour imposer une grossesse et un enfant à une femme ?

 


[1] Hippocrate, Epidémies 1, 5.

[2] Pline l’Ancien, Histoire Naturelle XXVIII, 81.

[3] Hippocrate, Serment, 3.

[4] Soranos d’Ephèse, Maladies des femmes I, 20.

[5] Aristote, Politique VII, 15.

[6] Tertullien, Apologétique IX, 8.

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