Priape & Vénus – Le soutien-gorge

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Jeune femme passionnée par la Rome antique, j’ai développé, au cours de mes études et au fil de diverses conférences et lectures, un intérêt grandissant pour la sexualité des Romains. Comment le sexe était-il perçu, pratiqué ou évoqué par nos ancêtres ? Voilà l’objectif de cette chronique qui tentera d’expliquer le présent par le passé.

On peut régulièrement entendre, au détour d’une conversation ou sur les réseaux sociaux, que le soutien-gorge est une invention récente au service du patriarcat. Un nouvel exemple de l’emprise des hommes sur le corps féminin. De plus en plus de femmes avancent que le soutien-gorge est un moyen pour les hommes de contrôler la femme et son corps, de le conformer à leurs désirs. C’est également une injonction à la beauté et à la jeunesse du corps féminin : les seins doivent être fermes et ne pas pendre. Ne plus porter de soutien-gorge est un nouveau signe d’émancipation féminine, un moyen de s’opposer à ce qui est parfois qualifié de « dictature du soutien-gorge ».  Mais on oublie parfois que lorsque le soutien-gorge a remplacé le corset, ce fut une véritable révolution, une libération. Aujourd’hui, la révolution du soutien-gorge serait de se débarrasser de ce que certaines nomment un « corset des temps modernes ». Il est vrai que rien ne nous oblige à en porter, mais les femmes qui n’en portent pas sont jugées par l’opinion publique. Le no bra est vu comme vulgaire et indécent.

L’objectif de cette chronique n’est pas de faire l’apologie du soutien-gorge, ni même de le condamner, mais uniquement d’exposer ses origines, son emploi et son symbolisme dans l’Antiquité gréco-romaine.

Le soutien-gorge antique ne possédait pas d’armatures. Que ce soit en Grèce ou dans le monde romain, il consistait en une bande de tissus que la femme enroulait autour de sa poitrine. Elle avait l’apparence d’une brassière. Cette bande entretenait plusieurs objectifs : soutenir les seins, les mettre en valeur, ou bien dissimuler et aplatir la poitrine, comme nous allons le voir.

On peut toutefois trouver une exception à cette définition. Pour cela, il faut nous rendre sur l’île de Crète. Dans le palais de Cnossos, on trouve une représentation de trois femmes. Ces dernières portent une robe à manche courte dont le décollette descend bien en dessous des seins, et qui semble souligner et soutenir leur poitrine. Peut-on y voir un ancêtre du soutien-gorge ? Si l’on considère que le but premier du soutien-gorge est de soutenir la poitrine ainsi que de la mettre en valeur, la réponse est sans conteste affirmative.

Image : Les dames en bleu, palais minoen de Cnossos

Les dames en bleu, palais minoen de Cnossos

Cette robe avec soutien-gorge intégré est également portée par la déesse aux serpents. Cette dernière est une divinité chtonienne de la société minoenne. De nombreuses figurines et statuettes la représentant ont été découvertes lors des fouilles du palais de Cnossos en Crète.

Image : Figurine de la déesse aux serpents. Musée archéologique d'Héraklion (vers 1600 av. J.-C.)

Figurine de la déesse aux serpents. Musée archéologique d'Héraklion (vers 1600 av. J.-C.)

On retrouve aussi cette robe sur une fresque retrouvée sur l’île de Santorin, région sous influence minoenne. Il semble que les femmes de la société minoenne portaient une robe à manche courte décolletée jusqu’en dessous des seins.

Image : Fresque des cueilleuses de crocus, complexe d’Akrotiri, Santorin

Fresque des cueilleuses de crocus, complexe d’Akrotiri, Santorin

Image : Fresque des cueilleuses de crocus, complexe d’Akrotiri, Santorin

Fresque des cueilleuses de crocus, complexe d’Akrotiri, Santorin

Sur base de l’iconographie, on pourrait alors faire remonter le soutien-gorge, dans son rôle de mise en valeur de la poitrine féminine, à la société minoenne, donc entre 2700 et 1200 avant J.-C.

D’un point de vue littéraire, la plus ancienne attestation du soutien-gorge se trouve vraisemblablement dans l’Iliade. Dans ce passage, Héra rend visite à Aphrodite dans le but d’emprunter sa ceinture pour séduire Zeus. Ce vêtement la rendrait plus belle et plus attirante sexuellement. En voici le texte :

Et Aphrodite qui aime les sourires, à son tour, lui dit : « Il est pour moi tout ensemble impossible et malséant de te refuser ce que tu demandes : tu es celle qui repose dans les bras de Zeus, dieu suprême. » Elle dit, et de son sein elle détache alors le ruban brodé, aux dessins variés, où résident tous les charmes. La sont tendresse, désir, entretien amoureux aux propos séducteurs qui trompent le cœur des plus sages. Elle le met aux mains d'Héré et lui dit, en t'appelant de tous ses noms : « Tiens ! mets-moi ce ruban dans le pli de ta robe. Tout figure dans ses dessins variés. Je te le dis : tu ne reviendras pas, sans avoir achevé ce dont tu as telle envie dans le cœur. » Elle dit et fait sourire l'auguste Héré aux grands yeux, et, souriante, Héré met le ruban dans le pli de sa robe.

Homère, Iliade, XIV, 159 sqq.

Si j’émets des réserves sur la nature de cette ceinture (ἱμάς dans le texte grec), c’est en raison des discussions et des débats sur ce que l’on appelle la « ceinture d’Aphrodite ». S’agit-il d’une ceinture, d’un soutien-gorge, un sautoir ? Je ne prétends pas ici apporter une réponse à la controverse, mais une piste de réflexion.

Le terme ἱμάς désigne une lanière de cuir. Elle peut entretenir de nombreuses fonctions, et pourrait ainsi s’appliquer à une ceinture comme à un strophion. Néanmoins, un point me semble important pour départager les deux propositions : le fait qu’Aphrodite le « retire de ses seins ». Le terme employé, στῆθος, n’est pas un euphémisme, mais désigne véritablement la poitrine. Mais κόλπος désigne également le sein féminin. De plus il existe un mot pour désigner la ceinture de la femme ζώνη. C’est cette brève analyse du vocabulaire qui me donne envie de faire de la ceinture d’Aphrodite un strophion.

Si l’on ne trouve pas de représentation grecque du strophion, il existe au contraire des représentations romaines de la déesse attachant (ou détachant) un bandeau de sa poitrine.

Image : Statuette d’époque impériale retrouvée à Chypre et représentant Aphrodite

Statuette d’époque impériale retrouvée à Chypre et représentant Aphrodite

En Grèce, le soutien-gorge se nomme ἀπόδεσμος (bandeau qui soutient la poitrine des femmes), μαστόδετον (bandelette pour soutenir la poitrine des femmes) ou στρόφιον (ceinture ou bandelette des femmes pour soutenir la poitrine). Cette bande de tissus était portée sous le chiton. Ce vêtement était un attribut féminin par excellence. Il faisait partie de la panoplie de la femme. Ainsi, lorsqu’il est question du travestissement d’un homme dans la littérature ou au théâtre, le soutien-gorge est toujours cité dans la liste des vêtements et attributs nouvellement portés par l’homme travesti. Et ce bien qu’elle soit invisible puisque cachée sous les vêtements de la femme.

On en trouve plusieurs occurrences dans les Thesmophories d’Aristophane, dont voici un extrait (vers 130-145) :

Μνησίλοχος
ὡς ἡδὺ τὸ μέλος ὦ πότνιαι Γενετυλλίδες
καὶ θηλυδριῶδες καὶ κατεγλωττισμένον
καὶ μανδαλωτόν, ὥστ᾽ ἐμοῦ γ᾽ ἀκροωμένου
ὑπὸ τὴν ἕδραν αὐτὴν ὑπῆλθε γάργαλος.
καί σ᾽ ὦ νεανίσχ᾽ ὅστις εἶ, κατ᾽ Αἰσχύλον
ἐκ τῆς Λυκουργείας ἐρέσθαι βούλομαι.
ποδαπὸς ὁ γύννις; τίς πάτρα; τίς ἡ στολή;
τίς ἡ τάραξις τοῦ βίου; τί βάρβιτος
λαλεῖ κροκωτῷ; τί δὲ λύρα κεκρυφάλῳ;
τί λήκυθος καὶ στρόφιον; ὡς οὐ ξύμφορον.
τίς δαὶ κατόπτρου καὶ ξίφους κοινωνία;
τίς δ᾽ αὐτὸς ὦ παῖ; πότερον ὡς ἀνὴρ τρέφει;
καὶ ποῦ πέος; ποῦ χλαῖνα; ποῦ Λακωνικαί;
ἀλλ᾽ ὡς γυνὴ δῆτ᾽: εἶτα ποῦ τὰ τιτθία;
τί φῄς; τί σιγᾷς; ἀλλὰ δῆτ᾽ ἐκ τοῦ μέλους
ζητῶ σ᾽, ἐπειδή γ᾽ αὐτὸς οὐ βούλει φράσαι;

MNÉSILOQUE. Quelle mélodie suave, à souveraines Génétyllides', et qui sent la femme et les coups de langue et les baisers lascifs*! C'est au point que, de l'entendre, jusque sous le fondement m'est venu un chatouillement. Et toi, petit jeune homme - si tu en es un - à la manière d'Eschyle dans sa Lycurgie je veux t'interroger.

D'où sors-tu, l'homme-femme ? Et quelle est ta patrie ?
Quel est ce vêtement ? Quel ce brouillamini
Dans la vie ?

Que peut dire un luth à une robe safran ? Une peau à une résille ? Quoi ! une fiole à huile et un soutien-gorge ? Comme cela va mal ensemble ! Quelle communauté du miroir à l'épée ? Qui es-tu toi-même, ô enfant ? Est-ce en homme que tu es élevé ? Et où est ton membre ? Où ton manteau ? Où tes laconiennes ? Alors tu es femme ? Mais où sont tes sens ? Que dis-tu ? Pourquoi ce silence ? Alors, est-ce d’après ton chant qu’il me faut chercher à te connaître, puisque tu ne veux pas t’expliquer toi-même ?

Aristophane évoque encore le strophion, cette fois dans le cadre d’une relation sexuelle, dans Lysistrata (v. 931). La femme se déshabille et prend soin de retirer son strophion devant son partenaire.

Myrrhine : Voilà, je détache mon soutien-gorge. Souviens-toi : ne va pas me tromper au sujet de la paix.

Du côté romain, le soutien-gorge est également caractéristique du vestiaire féminin. De ce fait, il semble être régulièrement mentionné dans les cas de travestissement d’hommes en femmes. Un exemple célèbre est le travestissement du tribun Clodius rapporté par Cicéron. Ce dernier s’était déguisé en femme pour pouvoir assister au culte secret de Bona Dea, réservé aux femmes. 

Fuit in his omnibus etsi non iusta,—nulla enim potest cuiquam male de re publica merendi iusta esse causa,—gravis tamen et cum aliquo animi virilis dolore coniuncta: P. Clodius a crocota, a mitra, a muliebribus soleis purpureisque fasceolis, a strophio, a psalterio, a flagitio, a stupro est factus repente popularis

Cicéron, De haruspicum responsis, 44

Que ce soit chez Aristophane et chez Cicéron, le soutien-gorge s’ajoute à d’autres accessoires féminins. Il paraît ainsi faire partie des éléments féminins nécessaires au travestissement d’un homme en femme. Cela semble impliquer que c’est un vêtement qui est porté quotidiennement par les femmes (entre la tunique et la palla).

Tout comme Photis dans les Métamorphoses d’Apulée :

Ipsa linea tunica mundule amicta et russea fasceola praenitente altiuscule sub ipsas papillas succinctula illud cibarium vasculum floridis palmulis rotabat in circulum, et in orbis flexibus crebra succutiens et simul membra sua leniter inlubricans, lumbis sensim vibrantibus, spinam mobilem quatiens placide decenter undabat.

À peine voilée d'une ravissante tunique de lin, la gorge soutenue par un bandeau dont le rouge vif flamboyait tout juste au-dessus du dessous des papilles, de ses mignonnes menottes elle tournait et secouait une sauteuse, accélérant son rythme en l'accompagnant d'un souple glissement de tous les membres qui faisait insensiblement vibrer ses reins et son échine dorsale en une ondulation chaste et charmante.

Il serait alors indispensable de faire mention du soutien-gorge lorsque l’on évoque un travestissement puisque ce vêtement est caractéristique de l’habillement féminin.

Mais au-delà du travestissement et de la vie quotidienne, le port du soutien-gorge est véritablement lié aux critères de beauté des anciens. Ovide nous renseigne bien sur ce sujet puisque dans l’Art d’aimer et les Remèdes à l’amour, il s’attarde sur les imperfections physiques des femmes. Il écrit ainsi : « Ses seins lui cachent toute la poitrine ; qu’aucun corset ne cache se défaut »[1]. Cela laisse penser que le strophium servait à soutenir les poitrines tombantes ou trop fortes, mais qu’il avait également pour vocation de dissimuler certains défauts et imperfections.

Le strophium était également utilisé pour comprimer les fortes poitrines. Cela est par exemple évoqué par Martial (14, 66) :

Taurino poteras pectus constringere tergo:
Nam pellis mammas non capit ista tuas.

Avec un dos de taureau, tu aurais pu maintenir ta poitrine : car la peau que tu tiens ne saurait renfermer tes mamelles.

Dans l’idéal de beauté romain, le sein doit être petit, mais pas plat, ferme. En bref, on attend des seins qu’ils correspondent à un idéal de jeunesse. Cette recherche de fermeté et de maintien n’est pas sans rappeler les injonctions modernes de beauté.

Le monde romain connaît beaucoup plus de représentations du soutien-gorge que la Grèce. La plus connue, ou celle qui vient en premier à l’esprit est sans doute celle d’une mosaïque de la villa du Casale en Sicile.

Image : Mosaïque des jeunes filles en bikini, maison du Casale, Sicile

Mosaïque des jeunes filles en bikini, maison du Casale, Sicile

Souvent surnommée la mosaïque des femmes en bikinis, elle représente des femmes en train de pratiquer du sport. Cet ensemble, qui, il est vrai, ressemble fortement à nos bikinis, est composé de ce que l’on appelle un fascia pectoris (bandage de poitrine), aussi appelé mamillare ou strophium. Cet ancêtre du soutien-gorge avait pour but de soutenir la poitrine. Il était porté dans la vie quotidienne, lors d’activités sportives, ainsi qu’aux termes.

On retrouve également des représentations du strophium dans le lupanar ou certaines maisons de Pompéi, ainsi que dans les thermes.

Image : Fresque érotique. Maison du Centenaire, Pompéi

Fresque érotique. Maison du Centenaire, Pompéi

Image : Fresque de Pompéi

Fresque de Pompéi

Le port du soutien-gorge dans l’acte sexuel est lié à la perception de la nudité dans le monde antique. On ne pouvait attendre que d’une femme de mœurs légères de se livrer entièrement nue. Ce devait être le fait des esclaves, d’affranchie ou de prostituées.

Dans le cas des prostituées ou de représentations érotiques, il ne semble toutefois pas que le port du strophium soit lié à la pudeur. En effet, des représentations de femmes nues côtoient des images de femmes à la poitrine couverte. Pour ces femmes, il est possible que le port d’un soutien-gorge permette de mentir au client, de cacher des défauts potentiels.

L’histoire du soutien-gorge est donc bien plus ancienne qu’on ne le pense de prime abord. Alors oui, il est loin d’avoir l’apparence qu’on lui connaît aujourd’hui, mais au fond, ce n’était pas si différent. S’il est porteur d’une notion de confort, il est également le support du désir masculin. Grossir ou dissimuler sa poitrine pour plaire et entrer dans des critères de beauté. Rien n’a vraiment changé en deux mille ans. Le soutien-gorge, et la lingerie par extension sont d’une certaine manière au service du regard masculin. C’est notamment ce qui va motiver les adeptes du no-bra : reprendre possession de leur corps sans injonction masculine.

Bien sûr, cela dépend de chaque femme, de son rapport à sa poitrine, et évidemment de son confort !

 

[1] Ovide, Remèdes à l’amour II, 274

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