Nos immortels compagnons – Pline le Jeune (1)

Média :
Image : Logo Nos immortels compagnons
Texte :

Immortels, tels sont les hommes de lettres dont Dimitri Merejkovski dresse le portrait dans Nos Immortels compagnons. Henri Vergniolle de Chantal, spécialiste et fin connaisseur de la littérature russe, vous propose, Amis des Classiques, des traductions inédites de quelques belles pages de cette œuvre qui font revivre les Anciens tels Pline le Jeune, Marc Aurèle et d'autres !

 

Pline le Jeune

I

«  Tu me demandes comment je passe mes journées dans ma villa en Toscane. Habituellement je me réveille dès la première heure, parfois plus tôt, rarement plus tard. Je laisse mes fenêtres fermées : les pensées sont plus claires et plus vives dans l’obscurité et le silence… Si j’ai commencé un travail quelconque, je me mets au travail, j’élabore mon texte mentalement, puis je dispose les mots sur la feuille et je me corrige. Je travaille plus ou moins selon ma disposition intellectuelle. Ensuite j’appelle mon secrétaire, je lui demande d’ouvrir les volets et je lui dicte le texte que j’ai composé. Il sort : je le rappelle, puis le renvoie à nouveau. A la quatrième ou cinquième heure je vais me promener et, en fonction du temps, je vais soit dans la galerie couverte, soit dans le jardin. Je continue à écrire et à dicter. Je m’installe dans mon char ; quand les multiples et changeantes impressions stimulent mon esprit, je reprends le travail que j’avais entrepris couché dans mon lit, et je me promène.

Après avoir pris un peu de repos, je lis à haute voix un quelconque discours latin ou grec, plus pour stimuler le souffle que la voix, même si ce n’est pas mauvais non plus pour la voix. Je refais une promenade, puis me fais faire un massage à l’huile, je fais une séance de gymnastique et je prends un bain. Je prends mon repas de midi en compagnie de ma femme et de quelques amis ; nous lisons à voix haute un texte quelconque. Après le dessert on fait venir un acteur de comédie ou un musicien avec sa lyre. Je discute avec mes hommes de confiance, parmi lesquels se trouvent des gens d’un haut niveau de formation. La soirée se passe en conversations variées, et même les longues journées d’été passent en un clin d’œil. Parfois je change légèrement l’agenda de la journée. Si je reste longtemps au lit, ma promenade à cheval est plus courte et plus expédiée. Les habitants des villas voisines viennent me rendre visite, et je passe une partie du temps avec des amis. Ils me sont une distraction, me fournissent un utile moment de détente. Il m’arrive assez peu souvent de chasser, mais je n’oublie jamais mon journal de bord ; quand je rentre à la maison, je n’ai pas toujours avec moi une bête sauvage abattue, mais toujours une découverte littéraire. Je consacre quelques heures à mes colons [= les paysans à qui je loue des terres], pas suffisamment, mais spécifiquement eux. Mais les éternelles plaintes des villageois me forcent à aimer encore plus notre littérature, et les affaires de la ville. Vale ».

Dans cette lettre de Pline on trouve ce qui se rencontre si rarement dans les monuments historiques : l’aspect quotidien de la vie. Les Lettres de Pline le Jeune sont un des textes les plus surprenants que nous ait laissé l’Antiquité, un genre particulier de littérature, proche du goût de notre époque, une littérature qui laisse de côté tout ce qui est conventionnel, artificiel, une littérature peut-être un peu artificielle, mais en revanche pleine d’une grâce et d’une variété délicieuses. Ce petit texte précieux se lit comme un roman intéressant, plein de mouvement, de passions et de  personnages croqués sur le vif. C’est quelque chose qui ressemble à nos journaux de bord, à nos correspondances personnelles ou à nos mémoires du dix-huitième siècle.

Les luxueux loisirs d’été dans le silence des villas de marbre, le bruit et les conversations des palais de justice, les basiliques où les avocats déclament leurs discours pompeux et mensongers, les abominations du règne de Domitien, la sagesse du règne de Trajan, les chansons à boire et les anecdotes des gens du monde, les suicides héroïques des stoïciens romains, les dîners littéraires et les séances de lecture, tout cet univers coloré apparaît à nos yeux avec une vérité surprenante. On entend le rire des amuseurs publics, le bruit des roues sur les voies romaines, le frou-frou des arbres et le silence de la villa de Laurentium ; on n’arrive pas à croire que tout cet univers soit tombé dans le silence, que ce bruit se soit tu, que tout cela soit mort il y a dix-huit siècles.

Comme ils sont proches de nous, ces gens de l’Antiquité ! Comme il change peu, le tissu de la vie quotidienne des hommes ! Il n’y a que les noeuds qui changent, la trame est la même.

« Le goût littéraire de cette époque, a dit E. Renan à propos du siècle de Trajan, était calamiteux... tout était gâté par la déclamation... tout le monde parlait d’éloquence, de beau style, mais presque personne ne savait écrire... l’esprit général de la littérature, c’était un stupide dilettantisme dont même les empereurs n’étaient pas exempts, une sotte vanité qui poussait le premier venu à faire montre de son intelligence. D’où un incroyable sentimentalisme doucereux, une interminable suite de « Théséides », des drames écrits pour être lus dans des cercles restreints, d’une insupportable banalité et comparable aux épopées et tragédies que l’on composait en France au début de notre siècle ».

Cette critique sévère du grand historien du christianisme ne se justifie que par rapport à la littérature artistique, et encore dans une certaine mesure. La prose de Tacite est tout juste en-dessous des vers d’Horace et de Virgile. Le siècle de Trajan a été le siècle des historiens, et non des poètes. Peut-être que jamais encore le génie de la prose latine n’était monté aussi haut. À ces époques proches de la décadence littéraire le style atteint pour un instant encore une beauté et une force d’expression sublimes : on perçoit dans le langage la maturité et la richesse des fruits d’automne tardifs.

Merejkovski, « Pline le Jeune », I, in Nos immortels compagnons
Traduction nouvelle par Henri Vergniolle de Chantal 

Dans la même chronique

Dernières chroniques