Miroir, mon beau miroir... – Les nymphes

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Amis des Classiques, les mythes sont des miroirs : il suffit de les regarder pour voir le reflet véridique, de notre âme et de l’âme du monde. Par Laure de Chantal

Chaque année depuis la nuit des temps, la nymphe Chloris nous apporte le printemps. Mais qui sont les nymphes vraiment ?

Comme souvent lorsqu’il s’agit de l’Antiquité, il faut se départir de l’accumulation de clichés qu’ont pu produire vingt-cinq siècles de tradition, a fortiori pour les nymphes en raison de leur apparence juvénile et féminine apte à exciter les fantasmes. Cette enveloppe corporelle, belle, nue, sensuelle et désirable n’est pas la seule. Les nymphes ne sont pas que de girondes créatures telles que des générations de peintres les ont représentées pour les petits plaisirs de messieurs et de dames collets montés ; elles sont un élément essentielle au polythéisme. Innombrables, ces créatures féminines sont divines sans être immortelles, mais vivant durant des milliers d'années, aussi longtemps que le lieu auquel elles confèrent un caractère sacré. Certains auteurs avancent le chiffre de 9620 de moyenne de vie, mais il ne faut pas y voir autre chose qu’une manière de signifier une très grande longévité. L’étymologie du terme grec me semble davantage significative. Chantraine, dans son Dictionnaire étymologique de la langue grecque, quoique concluant avec sa prudence coutumière à une « étymologie obscure », place νύμφη (numphè) dans la lignée de la souche indo-européenne *sneubh. Celle-ci se rattache à toutes les tribulations sémantiques autour de l’objet « voile », se retrouvant dans la racine latine nub- qui déploie les sens de voilement, soit sous la forme de « nuage » (qui voile les sens liés au ciel, présents également en grec avec νέφος (néphos) et d’autres mots apparentés comme les Νεφέλαι (Nephelai), les nuées rendues fameuses par la pièce éponyme d’Aristophane, homme à glisser un jeu de mots dès le titre de sa comédie), soit sous la forme du voile qui orne mais cache la future mariée le jour de ses noces. De là toute une série de mots évoquant tantôt l’idée de voiler et donc de ce qui est caché, tantôt l’idée de mûrissement, de passage vers une maturité plus grande, la mariée avançant de l’état de jeune fille à celui d’épousée. Notons que ces sens expriment en majorité une réalité féminine, quoique non exclusivement.  De même que les racines donnent leurs saveurs aux plantes, de même les racines étymologiques aident à comprendre plus finement, plus organiquement les différents sens du mot numphè en grec que nous citons par ordre de fréquence accompagnés de quelques auteurs source tel que présenté dans les dictionnaires :

Nymphe en tant que puissance surnaturelle, objet de cette étude ; 2. jeune fille en âge de se marier ou fiancée; 3. poupée ressemblant à une jeune fille (Scholie à Théocrite, Idylles, II, 110 ; Anthologie grecque, VI, 274, 1 ; Hésychius, s.v. datus) ; 4. animaux : larve d'abeille, nymphe d’un insecte (Aristote, Histoire des animaux, 551b, 2-4 ; Génération des Animaux, III, 9 ; Photius, Lexique, s.v. numphai ; Pline, Histoire Naturelle, XI, 48) ; fourmi ailée (voilée ?) (Artémidore, II, 3, 6) ; mollusque ou crustacé non identifié (Speusippe dans Athénée, III, 105b ) ; 5. clitoris ou plus largement organes sexuels féminins; 6. creux : entre la lèvre et le menton (Rufus, Dénomination des parties du corps humain, 42 ; Pollux, II, 90 ; Hésychius, s.v. numphai ), de l’épaule des chevaux (Hippiatrika, 26), dans la pierre (Callixène, 2 = Müller, FHG, 3, p. 55 (Athénée, 197a)) ; 7. extrémité supérieure du soc d’une charrue (Pollux, I, 25, 2 ; Proclus à propos d’Hésiode, Les Travaux et les Jours, 425) ; 8. enfin bouton de rose en train d’éclore (Photius, Lexique, s.v. numphai).

Remarquons au passage que jamais, en grec, le terme est lié à notre mot « nymphomanie ». Ce dernier est une création récente à partir du verbe νυμφιάω (numphiáô) qu’Aristote emploie pour désigner la frénésie amoureuse de certains chevaux. Pour le sujet qui nous occupe, il est particulièrement intéressant de constater le parallèle entre la créature nymphe et le mot : de même que la nymphe se caractérise par une pluralité d’apparences qui sont autant de voiles, autant d’écrin contenant une spiritualité masquée ou protégée, de même le mot s’actualise en plusieurs sens, donnant ainsi plusieurs visages à numphé. Dans la mythologie, elles sont ou filles de Zeus selon Homère, ou nées de gouttes de sang d’Ouranos. Dans les deux cas, l’élément maternel est la nature fécondée par l’une des deux divinités. C’est pourquoi les nymphes représentent le recoin de nature (ce qui nous ramène à l’étymologie du mot) dont elles sont l’émanation et les gardiennes : sources, arbres, forêts, fleuves et collines, chaque lieu-dit a sa nymphe, voire plusieurs qui marquent la divinité de l’endroit. Selon le milieu naturel où elles vivent, les nymphes prennent des noms différents. Les nymphes des sources sont appelées Naïades, tandis que les Néréides sont celles de la mer. Les Oréades et les Napées sont les nymphes des montagnes, des grottes et des vallées. Les Dryades sont les nymphes des arbres. Parmi elles, les Grecs puis les Romains distinguaient les Hamadryades, les nymphes des chênes, et les Péliades, les nymphes des frênes, à l’origine des premiers hommes selon le poète Hésiode (vers le VIIIe-VIIe av. J.-C.). Les Limoniades et les Anthousai sont les nymphes des prairies et des fleurs. Parfois elles désignent un endroit spécifique comme les Hespérides, gardiennes des pommes d’or, qui représentent le lieu où le soleil se couche, ou bien les Corycides, nymphes des sources sacrées du Parnasse. Les nymphes sont tout du lieu qu’elles inspirent, d’où leur faculté de métamorphose, d’où aussi le sens récent de nymphe en entomologie, à savoir, chez quelques espèces à métamorphoses complètes, la forme intermédiaire entre la larve et l’adulte. Les nymphes étaient pour la plupart bienveillantes, particulièrement aux jeunes filles, qu’elles protégeaient. Si leur rôle était en priorité de s’occuper des animaux et des plantes, cela ne les empêchait pas de temps en temps de se laisser aimer des dieux et des hommes, d’où une progéniture de héros. Parmi les grands héros ayant pour mère des nymphes, citons Achille, le fils de la Néréide Thétis.

Au-delà de la poésie des noms et de l’inventivité des poètes à les forger, cette énumération permet de constater à quel point les nymphes sont importantes et constitutives de l’espace naturel grec. Elles sont le visage (et le corps) humain d’un écosystème vivant. C’est pourquoi elles passent d’une apparence à une autre, phénomène qu’Ovide a merveilleusement mis en avant dans les Métamorphoses. Citons par exemple Daphné, la jeune nymphe de Thessalie qui se change en laurier pour éviter l’étreinte d’Apollon. Altière et farouche sous sa forme humaine, elle l’est également sous sa forme végétale, le splendide laurier contenant un poison mortel à l’ingestion, l’oléandrine, qui incite humain et animaux à ne pas l’embrasser ! Comme le noyau d’un fruit, Daphné est autant elle-même en jeune coureuse des bois qu’en branche de laurier : dans les deux cas elle est intouchable, soit des baisers d’Apollon sous sa forme humaine et mythologique, soit dans l’arbuste qui est empoisonné des racines aux fleurs. Elle représente un vivant divinisé, sans rupture entre les différents règnes, le passage de l’un à l’autre se faisant par métamorphose. Les nymphes incarnent la chaîne ininterrompue des espèces au sein de leur habitat et la persistance de la nature à travers elles. Solution de continuité entre les divers aspects du vivant dans un lieu, elles se matérialisent autant dans le végétal que l’animal ou l’humain voire le minéral ou l’élément liquide. Ce faisant elles sont des intermédiaires entre toutes les espèces d’un écosystème, mortels et immortels (dieux et humains donc), végétaux, insectes, minéraux et animaux dont elles montrent la cohésion nécessaire. Si j’ajoute à cela qu’elles passent une bonne partie de leur temps à éviter les assiduités masculines, les nymphes peuvent être vues comme les proto-héroïnes de l’écoféminisme. Elles nous montrent en tout cas l’unité dans la pluralité du vivant, cette unité fondamentale permettant aux nymphes d’évoluer d’une apparence à une autre sans que l’espèce soit une barrière insurmontable.

 

Laure de Chantal

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