Entretien scandaleux avec Sophie Malick-Prunier

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Image : Entretien avec Sophie Malick-Prunier
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À l’occasion de la publication du roman Clodia ou le scandale de la Bonne Déesse aux éditions Robert Laffont, Sophie Malick-Prunier nous fait l’honneur d’un nouvel entretien exclusif.

 

4e de couverture :

Pense comme un homme !
« Clodia sourit, envahie par une impression de soulagement comme elle n’en avait plus ressenti depuis longtemps. Même si elle devait le payer, elle voulait vivre en femme libre. »

Clodia Metelli est une héritière. Figure sulfureuse de la jeunesse dorée de Rome au Ier siècle avant notre ère, connue pour son exceptionnelle beauté, elle est issue de la puissante famille patricienne des Claudii, qui occupe, de génération en génération, les plus hautes fonctions.

À la suite d’un retentissant scandale politique et religieux qui compromet son frère Clodius, elle se trouve impliquée dans les arcanes des rivalités entre César, Cicéron et Pompée. Tandis que sa propre famille se déchire et que la République agonise, minée par la lutte entre le clan conservateur du Sénat et le parti populaire qu’elle et Clodius ont rallié, Clodia s’émancipe des contraintes de son sexe ; femme libre, elle inspire au jeune poète Catulle ses vers les plus ardents.

En immersion dans les quartiers populaires et les riches demeures de la Rome antique, cette fresque captivante retrace le destin hors du commun de l’une des rares femmes de son temps à avoir laissé son nom dans l’Histoire.

 

La Vie des Classiques : Comment vous présenter ?

Sophie Malick-Prunier : Je suis professeur de langue et de littérature latines en classes préparatoires, au lycée Henri IV. J’ai également enseigné près de vingt ans à SciencesPo et l’essentiel de mes travaux porte sur les questions relatives au corps dans l’Antiquité, dans la continuité de mon doctorat, consacré aux représentations du corps féminin dans la poésie latine tardive. Actuellement, je travaille au deuxième tome des Epigrammes de Martial pour la Collection des Universités de France.

 

L.V.D.C. : Quelles ont été les rencontres déterminantes, de chair ou de papier, dans votre parcours ?

S. M.-P. : Je fais partie d’une génération qui est entrée dans les études supérieures classiques en lisant John Scheid, Paul Veyne, Florence Dupont. Au-delà de tout ce qui les distingue, ces trois chercheurs rappellent qu’il faut porter sur l’Antiquité un regard décentré, se garder des projections hasardeuses sur ce monde d’une irréductible altérité, qui nous échappe en grande partie. J’aime beaucoup la formule de Paul Veyne, qui invitait à penser à l’Antiquité comme les enfants rêvent « de diplodocus et d’étoiles filantes. » 

 

L.V.D.C. : Quel a été le premier texte latin et grec que vous avez traduit/lu ? Quel souvenir en gardez-vous ?

S. M.-P. : Sans qu’il s’agisse du premier texte latin que j’aie lu, je garde un souvenir très vif d’un cours de seconde, où nous avions traduit avec notre professeur un extrait du livre I du De rerum natura de Lucrèce, sur la théorie de la matière. Ce texte éveille en moi une émotion particulière, parce que le professeur en question était aussi mon père et que c’est lui qui m’a transmis sa passion pour le latin et le grec. Il avait une façon particulière d’associer ses élèves au cours, de maintenir leur goût pour l’effort. Le texte que nous avions lu ce jour là n’était peut-être pas le plus beau, mais il garde pour moi une saveur inoubliable.

 

L.V.D.C. : Avez-vous la passion des langues anciennes ? Et comment avez-vous « entretenu la flamme » ?

S. M.-P. : Je crois pouvoir dire que j’ai cette passion chevillée au corps ! Il existe peu d’exercices aussi stimulants que la traduction, la recherche du mot juste et du meilleur équilibre entre deux langues. Ce goût pour le latin et le grec est aussi inséparable de mes voyages. J’ai conservé de mes premiers séjours en Italie et en Grèce des impressions très fortes, liées aux terres, aux saisons, aux odeurs, au contact avec ces sites qui nous en disent tant et si peu sur le monde qui les a vus naître. Je revois Delphes émergeant du brouillard, Paestum couverte de coquelicots, le forum romain brûlé par le soleil… Ce sont toutes ces sensations, ces images qui ont nourri en moi un rapport très incarné à l’Antiquité. Enfin, pour « entretenir la flamme », le contact avec les élèves suffit ! Leur curiosité et leur plaisir communicatif à apprendre font partie des joies irremplaçables du métier d’enseignant.

 

L.V.D.C. : Après avoir édité et traduit les oeuvres de Martial, qui n’était guère tendre envers les femmes de son temps, vous vous tournez non seulement vers la période républicaine, mais le roman, mais un personnage féminin : vous aimez les antipodes ? Pourquoi ce revirement ?

S. M.-P. : Éditer et traduire Martial pour la collection « Budé » est un travail passionnant, mais de longue haleine, une école de rigueur absolue. Après la publication du premier tome, je crois que j’avais besoin de souffler un peu ! Faire connaître le destin si singulier de Clodia Metelli aurait pu prendre la forme de publications scientifiques, mais le choix du roman correspond, dans mon parcours personnel, à une envie profonde de travailler différemment sur l’Antiquité, de partager avec un public plus large. Au-delà du personnage de Clodia, l’idée d’écrire un roman historique était aussi liée à mon intérêt ancien pour la période républicaine. Au sein du large empan chronologique de l’histoire romaine, cette période me semble l’une des plus riches, en particulier le premier siècle avant J.-C., qui a la particularité d’être une période de transition. Pour avoir longtemps travaillé sur les institutions politiques de la Rome républicaine à SciencesPo, j’ai trouvé passionnant de cerner dans le détail le mouvement de rupture progressive du système républicain, qui a culminé au milieu du premier siècle. C’est à ce moment précis, quelques années avant qu’Auguste n’entérine définitivement le passage à un pouvoir autocratique, qu’ont lieu les bouleversements les plus profonds dans la nature du pouvoir politique, avec le triomphe d’hommes mettant leur ambition personnelle au-dessus des intérêts de l’Etat.

 

L.V.D.C. : Qui est Clodia ? Que savons-nous delle ? Qua-t-elle de romanesque ?

S. M.-P. : Sans être une figure centrale de l’Antiquité, Clodia Metelli est l’une des rares femmes à avoir joué un rôle important dans cette période charnière. Comme c’est souvent le cas en histoire ancienne, les connaissances factuelles dont nous disposons à son sujet sont extrêmement lacunaires. Il n’existe aucun texte officiel la mentionnant, la date de sa naissance n’est pas exactement connue (sans doute vers 94 av. J.-C.) et on ignore celle de sa disparition, même de manière approximative.
L’image qui nous est restée de Clodia, la sœur du fameux tribun Clodius, est principalement celle qu’en a laissée Cicéron, qui l’a directement côtoyée et qui la mentionne à de multiples reprises dans sa correspondance, jusqu’à sa propre mort, en 43. Ces lettres esquissent le portrait d’une femme sans aucun doute exceptionnelle. Au-delà de sa naissance illustre, puisque la gens Claudia était l’une des familles patriciennes les plus influentes de la République, la « déesse aux grands yeux », comme la surnomme Cicéron, avait un charme peu commun, alliant une rare beauté à une séduction désinvolte qui la laissait sans rivale. Elle était également impertinente et sa liberté de ton faisait d’elle une femme « insoumise », seditiosa, si l’on en croit l’Arpinate, ainsi qu’une amante volage, comme pouvaient d’ailleurs l’être de très nombreuses femmes de l’aristocratie romaine à cette époque. Elle était par ailleurs fine stratège politique : c’est avec elle que Cicéron, pendant son consulat, a traité d’affaires politiques délicates, en l’absence de son mari Metellus. Et pendant toute la période d’intense rivalité entre Clodius et Cicéron, ce dernier demandait régulièrement à son ami Atticus de « sonder » Clodia, pour en apprendre davantage sur les intentions de son frère. La haine célèbre entre les deux hommes fit enfin de Clodia la cible privilégiée des attaques de l’orateur, parfois d’une rare violence. Elle est ainsi ridiculisée dans le Pro Caelio, où Cicéron la présente comme une empoisonneuse, une intrigante et une débauchée notoire.
Ce qui est donc passionnant, chez Clodia, c’est qu’elle a été un témoin direct et privilégié des soubresauts politiques des dernières décennies du premier siècle avant J.-C. : depuis la conjuration de Catilina jusqu’à la mort de César, et sans doute au-delà, à chaque fois qu’un événement capital a eu lieu sur la scène politique romaine, elle était là, tout près, dans sa maison du Palatin, fille et femme de consul, voisine de Crassus, de César, de Cicéron. Elle connaissait personnellement tous ces hommes dont les destins nous sont si familiers, mais d’elle, nous ne savons presque rien. Clodia Metelli est un nom, une femme sans voix de l’Antiquité. J’ai voulu lui redonner la parole ou, du moins, en imaginer une.  
C’est la part de « romanesque » que vous évoquez et qui s’est aisément nourrie de tout ce qui faisait déjà d’elle, dans sa vie-même, une sorte d’héroïne de roman : comme son frère, cette aristocrate a choisi de modifier l’orthographe de son nom, Claudia, en adoptant une graphie en -o- moins prestigieuse, pour embrasser la cause des populares. Au-delà de sa beauté et de son caractère, éminemment « romanesques », et comme tous les héros de romans, Clodia est enfin l’incarnation d’un temps, la fin de la République, avec les tensions qui lui sont propres, en particulier la disparition progressive du rôle politique des grandes familles aristocratiques et de l’ancien ordre sénatorial.
Finalement, ce que j’ai aimé chez ce personnage, c’est tout ce que l’on devine chez elle et qui la sépare de l’image de Messaline avant l’heure qui lui est généralement associée, un personnage très noir, une manipulatrice éhontée, une dévergondée. J’y vois plutôt une « culottée » avant l’heure, si je peux me permettre l’expression !

 

L.V.D.C. : Quelles ont été vos sources ? Quelle est la part dimagination pure et simple ? Est-il important d’être véridique du point de vue historique ?

S. M.-P. : La trame principale du roman est construite sur l’affaire retentissante que l’on a coutume d’appeler le scandale de Bona Dea. Les sources primaires sont, bien sûr, les historiens antiques, en particulier Plutarque, qui évoque l’affaire dans la Vie de Cicéron et la Vie de César, et Suétone. Ces auteurs écrivent bien après les faits et leurs récits ne sont guère objectifs, mais ils fourmillent d’anecdotes, de portraits, de détails physiques, de « petits faits vrais », en somme, qui font le bonheur du romancier. C’est chez Plutarque, par exemple, que l’on trouve la mention de la jalousie de Terentia - la femme de Cicéron, une épouse au caractère plutôt acariâtre ! - envers Clodia, qu’elle soupçonnait d’adultère avec son époux. Concernant les sources secondaires, la fin des années 60 du premier siècle avant J.-C. est une période particulièrement bien documentée. Dans le roman, les noms propres, par exemple, sont tous authentiques (en dehors de celui de l’esclave de Clodia) : ceux des Vestales, des hommes de main de Clodius - Scato le Marse et Titius de Réate, entre autres… - , ceux des accusateurs de Clodius, etc. Les dates du procès sont également fidèles, tout comme les « minutes » du procès ou l’emplacement des maisons sur le Palatin et à Baïes. C’était l’un des intérêts de la forme romanesque que d’intégrer le plus de détails concrets possibles : à quoi ressemblait le forum, à cette époque où les temples n’était pas encore en marbre mais en tuf ? Quelle était la localisation exacte et la décoration de la villa de Lucullus, avec son extraordinaire bibliothèque donnant sur la ville ? Je me suis enfin beaucoup intéressée aux questions, cruciales à cette époque, du ravitaillement de Rome, de l’organisation matérielle des réseaux politiques, de la nature des produits manufacturés fabriqués dans les quartiers que parcourent les personnages, jusqu’au prix de l’immobilier, avec les trois millions et demi de sesterces qu’a coûté la nouvelle de maison de Cicéron sur le Palatin !
La trame est donc totalement véridique, avec ses invraisemblables rebondissements : un vrai scénario de film, que je n’ai pas du tout retouché. Finalement, la seule liberté du roman a été de postuler que Clodia est l’illustre Lesbie chantée par Catulle, pour intégrer dans la trame politique la folle histoire d’amour entre cette aristocrate et un poète de vingt ans. Sur ce point, nous n’aurons jamais aucune certitude, mais l’authenticité de leur relation est aujourd’hui généralement admise. J’aurais pu écrire une biographie sur Clodia et me contenter d’évoquer cette hypothèse… j’ai préféré le roman : l’occasion d’imaginer leur histoire d’amour était trop belle !

 

L.V.D.C. : Comment avez-vous redonné une âme aux grands personnages historiques qui sont dans le roman ? Je pense notamment à Cicéron…

S. M.-P. : Je suis une lectrice assidue de la correspondance de Cicéron, qui est une sorte de témoignage « en off » sur l’actualité politique de cette époque. On y découvre un Cicéron intime, tiraillé entre un extraordinaire orgueil et de douloureuses blessures d’amour-propre. Il y déploie aussi un humour irrésistible, avec ses continuels jeux de mots et, par exemple, les réjouissants sobriquets dont il affuble Pompée, que j’ai réutilisés dans les dialogues. J’ai essayé de travailler sur les voix des différents personnages, leurs manières de s’exprimer, les niveaux de langue qui leur étaient propres. Je lis depuis si longtemps Cicéron qu’il était assez tentant d’en faire un pastiche ! Evoquer César était tout aussi passionnant, grâce à des détails glanés chez Suétone sur sa manière de marcher, de s’habiller… Au moment du scandale de Bona Dea, à trente-sept ans, il est déjà un homme politique important, mais criblé des dettes et dans l’ombre du général le plus puissant de cette époque, Pompée. C’est César avant la guerre des Gaules, César avant César, en quelque sorte.

 

L.V.D.C. : En quoi consiste le culte de Bona Dea, quen savons-nous précisément ? A-t-il eu des équivalents ?

S. M.-P. : C’est un culte énigmatique, en grande partie méconnu et qui excitait déjà la curiosité des contemporains de Clodia. Organisée chaque année, dans la nuit du 4 au 5 décembre, dans la maison d’un magistrat à imperium, la cérémonie des Damia était un culte bachique, célébré au nom du peuple romain en l’honneur de Bona Dea, périphrase propitiatoire désignant une déesse de la fécondité dont le nom devait rester secret. Et comme il s’agissait d’un culte exclusivement matronal et aristocratique, dont les détails ne devaient en aucun cas être divulgués, il était aisé d’imaginer qu’il donnait lieu à de véritables orgies. La réalité était sans doute bien moins sulfureuse, mêlant danses, musique, prières rituelles et sacrifices. Ce culte n’a donc guère d’équivalent, mais l’épisode de Clodius s’introduisant dans le rituel, déguisé en joueuse de flûte, n’est pas sans rappeler l’affaire d’Alcibiade et de la parodie des mystères d’Eleusis. L’Athénien et le Romain partagent d’ailleurs de nombreux points communs : origines aristocratiques, charisme… et un goût certain pour la transgression !

 

L.V.D.C. : Clodia, cest vous ?

S. M.-P. : Je redoutais un peu cette question ! Disons que cela fait si longtemps que je travaille sur l’Antiquité romaine que j’avoue avoir parfois ce rêve absurde de remonter le temps pour passer ne serait-ce que quelques heures à Rome, sur le forum, à l’époque de Cicéron, Clodia, César… Alors, par procuration, peut-être, je me suis amusée à essayer de penser comme une femme de ce temps - si cela est possible. Je trouve en tout cas que Clodia est un personnage inspirant : elle n’avait peur de rien et s’est toujours battue pour rester indépendante. Son combat n’est pas inactuel.

 

L.V.D.C. : Quel est le statut de la femme à cette époque ? Clodia est-elle une héroïne féministe ?

S. M.-P. : Le statut de la femme à la fin de la République est ambivalent. Elle reste une éternelle mineure, soumise d’abord à l’autorité de son père puis de son mari. Mais certaines d’entre elles, notamment dans le milieu aristocratique, pouvaient jouir d’une certaine indépendance, voire d’une liberté de mœurs. Le cas de Clodia a ceci de remarquable qu’elle a toujours choisi de soutenir son frère, rallié aux populares, au détriment de son mari, un proche des optimates. Ce faisant, elle prenait des risques, ceux de l’opprobre, pour ne pas dire de la mort sociale, comme en témoignent les invectives et le portrait humiliant que fait d’elle le Pro Caelio de Cicéron. Elle a simplement choisi de vivre en femme libre et de gérer elle-même ses affaires.

 

L.V.D.C. : Maintenant que le livre a quelques mois, que vous en disent vos lecteurs ?

S. M.-P. : Le plus beau compliment que l’on m’ait fait est que le roman donne vraiment l’impression de s’immerger dans la vie de cette époque, de manière concrète, imagée, grâce aux nombreux détails, un peu comme un péplum ou une série. Ce côté cinématographique était important pour moi. Les lecteurs sont aussi très sensibles au suspens, lié à ce scandale de la Bonne Déesse, tellement rocambolesque qu’il tient le lecteur en haleine jusqu’au bout ! C’était tout le défi : qu’à chaque page le lecteur prenne plaisir à découvrir ce chapitre incroyable de l’histoire romaine et à connaître un peu mieux la Rome antique.

 

L.V.D.C. : Pour finir par une note de fantaisie : le romancier ayant tout pouvoir, si vous pouviez changer une chose à lhistoire romaine, ce serait laquelle ?

S. M.-P. : Antoine et Cléopâtre auraient gagné la bataille d’Actium !

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