Entretien électoral avec Antoine Houlou-Garcia

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Image : Entretien Antoine Houlou-Garcia
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À l’occasion de la publication de son dernier ouvrage, La Politique. Manuel à l'usage des citoyens qui n'y comprennent plus rien, aux éditions Albin Michel, Antoine Houlou-Garcia nous fait l'honneur d'un entretien exclusif pour nous montrer les liens politiques entre l'Antiquité et aujourd'hui en cette période électorale.

 

La Vie des Classiques : Comment vous présenter ? Quelle a été votre formation intellectuelle ?
Antoine Houlou-Garcia : J’ai commencé par suivre un cursus scientifique qui m’a amené à étudier les mathématiques puis les statistiques, domaine dans lequel j’ai travaillé quelques années avant de reprendre un parcours académique en théorie politique. Je soutiendrai ma thèse sur l’usage des mathématiques en théorie de la démocratie d’ici quelques mois. Depuis quelques années, j’enseigne la théorie politique à l’Université de Trente (Italie) et l’histoire des idées politiques à l’Institut supérieur du management politique et public à Paris.

 

L.V.D.C. : Quelles ont été les rencontres déterminantes, de chair ou de papier, dans votre parcours ?
A. H.-G. : Aristote et Condorcet ont été deux rencontres déterminantes pour ma perception de la politique, en particulier de la démocratie, dont l’approfondissement m’a été permis grâce à Philippe Urfalino, mon directeur de thèse.

 

L.V.D.C. : Comment avez-vous découvert les langues anciennes ? Êtes-vous plutôt latiniste ou helléniste ?
A. H.-G. : L’ambiance familiale m’y a plongé assez vite et j’ai commencé par apprécier trois choses des langues anciennes : les langues en elles-mêmes, avec leur logique et leur manière d’appréhender le monde ; les liens entre les langues à travers les promenades étymologiques qu’elles suscitent ; l’altérité de la poésie antique.
Aujourd’hui, parce que j’ai souvent besoin de consulter des textes grecs liés à la démocratie par métier et le nez dans les textes mathématiques grecs par passion, je lis plus souvent du grec que du latin. Je n’ai néanmoins pas le niveau pour me considérer comme un véritable helléniste.

 

L.V.D.C. : Quel a été le premier texte latin et/ou grec qui a éveillé votre conscience politique ?
A. H.-G. : Ce n’est qu’une fois devenu adulte que je me suis plongé dans les textes politiques de l’Antiquité et le texte antique qui a provoqué mon premier choc politique est le développement qu’Aristote fait dans le Livre III des Politiques concernant la justification de la démocratie par rapport aux autres régimes politiques. On y trouve de nombreux éléments qui clarifient l’essence de la démocratie et de la vie politique et citoyenne. Ce sont des passages que j’aime analyser avec mes étudiants et que j’ai utilisés dans mon manuel citoyen paru récemment chez Albin Michel.

 

L.V.D.C. : La nouvelle saison de votre chronique vidéo, Arithm’Antique, porte sur les maths et la politique : pourquoi ? Quel est le lien ?
A. H.-G. : Je suis convaincu qu’on peut analyser la politique comme une philosophie du nombre : la politique commence lorsqu’on est plus que un et doit affronter la question de la création d’une harmonie parmi les diverses unités qui composent le tout.
C’est particulièrement le cas en ce qui concerne la décision collective : comment, à partir d’une multitude, prendre une décision ? Le vote est aujourd’hui la réponse la plus employée pour résoudre ce problème, mais l’analyse mathématique du vote, très développée depuis environ 70 ans, montre que les règles de vote ne se valent pas toutes, ou du moins qu’elles ne mènent pas aux mêmes résultats.
Il m’a semblé intéressant de proposer une série de vidéo sur l’histoire de l’analyse mathématique du vote pour donner plus de recul à l’idée reçue selon laquelle la démocratie se résume au vote majoritaire.

 

L.V.D.C. : Est-ce que les Anciens faisaient mieux que nous en matière d’élection ? Qui votait ?
A. H.-G. : La comparaison est délicate car le cortège électoral n’était pas comparable à celui qu’on connaît aujourd’hui. Dans la démocratie athénienne, par exemple, les citoyens ne représentaient que 10% de la population. Les 90% restants étaient les femmes, les mineurs, les esclaves et les métèques. Aujourd’hui, environ 70% de la population vote (les 30% restants étant essentiellement les mineurs). Pour autant, la Constitution de 1791, généralement reconnue comme étant la fondation de la démocratie en France, n’accordait le droit de vote qu’à 14% de la population, soit un taux très proche de la démocratie athénienne, parce que le suffrage était alors censitaire masculin.
Cela montre que la politique ne se réduit pas à la question du vote : à Athènes, peu de gens avaient la qualité de citoyen mais tous ceux qui l’avaient pouvaient véritablement peser sur la vie politique ; aujourd’hui, tout le monde a le droit de vote mais très peu de gens peuvent vraiment peser sur la politique.

 

L.V.D.C. : Quels étaient les différents procédés ? Et mode de calcul ? Avait-on le droit de s’abstenir et avec quelles conséquences ?
A. H.-G. : Il y avait de très nombreux procédés. L’un d’eux est intéressant à mentionner à l’approche du deuxième tour de l’élection présidentielle. Il s’agit du vote par acclamation.
Très utilisé à Sparte, il consiste en ceci : chaque candidat est applaudi et on élit celui qui suscite le plus de bruit. Aristote s’en moque parce qu’il trouve cette méthode très puérile. Pourtant, elle permet en réalité une chose que le vote moderne ne permet pas : l’acclamation met en évidence l’intensité de l’adhésion là où on ne peut pas distinguer le degré de conviction d’un citoyen qui met un bulletin dans l’urne. Qu’il le fasse par dépit ou par adhésion totale, le bulletin vaut 1. Alors que les cris et les applaudissements reflètent la conviction véritable des électeurs.
Il est intéressant de voir qu’avec le vote par acclamation le mode de calcul est lié à l’intensité et non pas la quantité : c’est quelque chose qui peut nous sembler bizarre aujourd’hui mais qui peut avoir beaucoup de sens.
Quant à l’abstention, elle n’a pas été un grand sujet de réflexion dans l’Antiquité. Tout simplement parce qu’on considérait que le peuple n’avait pas nécessairement la compétence pour donner son avis. C’est ce qui fait, par exemple, qu’à Athènes, il fallait se déclarer candidat au tirage au sort pour éventuellement siéger à la Boulè. On ne vous forçait pas si vous ne vous en sentiez pas capable. En revanche, au sein des assemblées, en Grèce comme à Rome, s’abstenir aurait été perçu comme très étrange : on a forcément un avis quand on est engagé en politique.

 

L.V.D.C. : Une question de sémantique qui en découle : la justesse est-elle la justice ?
A. H.-G. : La justesse, c’est l’adéquation entre une fin donnée et les moyens d’y parvenir : la justesse d’une action, c’est sa pertinence pour réaliser un objectif qu’on s’est posé. Il s’agit là d’une question purement instrumentale. On peut évaluer la justesse d’une action de manière parfaitement objective en construisant une sorte de score de performance.
En revanche, la justice est bien plus complexe à définir. Sans entrer dans l’aspect philosophique de la question, on peut déjà remarquer que la pluralité des individus pose problème pour définir la justice. Par exemple, si on souhaite répartir une certaine somme d’argent public entre différentes personnes, doit-on donner la même chose à chacun ou doit-on donner plus aux plus modestes et moins aux plus aisés ou doit-on donner plus à ce dont on considère qu’ils le méritent le plus ? On a déjà trois notions (égalité, équité, mérite) qui s’affrontent.
Typiquement, la pensée mathématico-politique de l’Antiquité tendait à opposer la moyenne arithmétique, associée à la démocratie parce que les écarts entre les gens sont égaux, et la moyenne géométrique, associée à l’aristocratie parce que les écarts entre les gens sont proportionnels à leur valeur. Mais quelle justice est-il juste de choisir ? On s’embarque dans une régression infinie que seul un choix moral peut nous amener à trancher.

 

L.V.D.C. : Quelles leçons en tirer aujourd’hui ?
A. H.-G. : La principale leçon qu’on peut tirer de l’étude de la politique dans l’Antiquité est qu’il n’existe pas qu’une seule manière de vivre et de faire la politique. En particulier, le régime dans lequel nous vivons, qui s’appelle le gouvernement représentatif, n’est pas la même chose que la démocratie athénienne. D’ailleurs, le gouvernement représentatif s’est construit, notamment lors des Révolutions américaine et française, en opposition à la démocratie. Or, aujourd’hui, une grande partie de l’abstentionnisme dérive de ce que l’ADN du gouvernement représentatif ne correspond pas au souhait toujours plus grand parmi les citoyens d’établir une démocratie (au sens athénien du terme) où chaque citoyen puisse avoir un rôle véritable dans l’établissement de la politique.  

 

L.V.D.C. : Avant d’aller voter dimanche prochain, quels textes de l’Antiquité relire ?
A. H.-G. : Je suggérerais les passages du Livre III de la Guerre du Péloponnèse de Thucydide dans lesquels Cléon et Diodote s’opposent quant au sort des Mytiléniens. Ces-derniers ont trahi Athènes et les Athéniens ont décidé de les massacrer pour montrer qu’on ne trahit pas Athènes impunément. Alors que la sentence va être exécutée, certains Athéniens demandent à ce qu’on délibère à nouveau sur le sort des traitres. Cléon s’agace et accuse la démocratie de perdre son temps en discussions au lieu d’agir. Diodote intervient alors et rappelle l’un des points centraux de la démocratie : on ne perd jamais son temps à débattre.

 

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