Le grec ancien a deux mots, bien distincts, pour distinguer l'être humain (anthropos) et l'homme, conçu comme être masculin (andros). La femme (gunè) est donc un anthropos au même titre que l'andros. Pour autant, les civilisations anciennes, dans leurs mythes notamment, ne manquent pas de mettre en scène des entités détachées de tout genre, ou au contraire aux genres pluriels, parfois androgynes, ou au-delà. Sont-elles alors à percevoir comme anthrogynes, dépassant le stade de la masculinité et faisant route vers l'humain, au sein même de sociétés androcènes, et donc patriarcales ? En étudiant les rapports de genre parmi les textes et les représentations anciennes, de l'Antiquité à sa réception contemporaine, Adrien Bresson et Blandine Demotz invitent à repenser les représentations stéréotypées du masculin, du féminin et du neutre.
L’image que la comédie antique, grecque comme romaine, donne des femmes est stéréotypée, ainsi que nous l’avons observé au fil des précédentes chroniques consacrées à Aristophane, à Ménandre et à Plaute. Il semble que la prose, qui laisse, à Rome, une large place à la personnalité de l’auteur, traite également le féminin comme un genre subalterne, ainsi que nous l’avons montré précédemment en prenant l’exemple de Suétone. Un ultime exemple peut être invoqué pour constater cet état de fait : le Satyricon de Pétrone (Ier siècle de notre ère), un roman satirique constitué d’un récit cadre entrecoupé de récits enchâssés. Observer un extrait du traitement réservé au féminin par Pétrone est particulièrement intéressant en ce que son œuvre remotive certains des codes du théâtre, tout en livrant un portrait de la société de son temps : le réel incarne ainsi la fiction, permettant de voir la place que l’auteur réserve au genre féminin. Le récit cadre du roman, dans son ensemble, concerne les aventures de deux jeunes gens, Encolpe et Ascylte, qui croisent le chemin du jeune amant d’Encolpe, Giton. L’intrigue principale du roman est la suivante : Encolpe, qui aime Giton, a été frappé d’impuissance par le dieu Priape, alors même que son ami et rival Ascylte convoite également l’amour de Giton. Au cours des pérégrinations des trois individus, un conte licencieux leur est raconté, celui de la matrone d’Éphèse. Il s’agit de l’histoire d’une jeune veuve en deuil qui décide de succomber à la tentation de la chair. Au début du récit, elle est résolue à suivre son mari dans la tombe et souhaite périr à côté de son cadavre, mais le récit prend une tournure inattendue : un soldat qui surveille les cadavres de brigands qui viennent d’être crucifiés aperçoit de la lumière dans le caveau. Il éveille ainsi la curiosité de la matrone qui se laisse séduire. Ce conte présente une identité féminine spécifique et l’écrivain, à la manière d’un dramaturge, à travers ce récit enchâssé, met en scène des personnages au moyen desquels il lui est possible de produire un discours. Le récit enchâssé comporte en effet une signification morale si particulière qu’il a été l’objet d’une réécriture par La Fontaine dans sa fable XXVI et qu’il est mentionné par Perrault dans la préface de ses contes.
Matrona quaedam Ephesi tam notae erat pudicitiae, ut uicinarum quoque gentium feminas ad spectaculum sui euocaret. Haec ergo cum uirum extulisset, non contenta uulgari more funus passis prosequi crinibus aut nudatum pectus in conspectu frequentiae plangere, in conditorium etiam prosecuta est defunctum, positumque in hypogaeo Graeco more corpus custodire ac flere totis noctibus diebusque coepit. Sic adflictantem se ac morter inedia persequentem non parentes potuerunt abducere, non propinqui ; magistratus ultimo repulsi abierunt, complorataque singularis exempli femina ab omnibus quintum iam diem sine alimento trahebat. Adsidebat aegrae fidissima ancilla, simulque et lacrimas commodabat lugenti, et quotienscunque defecerat positum in monumento lumen renouabat. Vna igitur in tota ciuitate fabula erat, solum illud adfulsisse uerum pudicitiae amorisque exemplum omnis ordinis homines confitebantur, cum interim imperator prouinciae latrones iussit crucibus affigi secundum illam casulam, in qua recens cadauer matrona deflebat. Proxima ergo nocte, cum miles, qui cruces asseruabat, ne quis ad sepulturam corpus detraheret, notasset sibi [et] lumen inter monumenta clarius fulgens et gemitum lugentis audisset, uitio gentis humanae concupiit scire quis aut quid faceret. Descendit igitur in conditorium, uisaque pulcherrima muliere, primo quasi quodam monstro infernisque imaginibus turbatus substitit. Deinde ut et corpus iacentis conspexit et lacrimas considerauit faciemque unguibus sectam, ratus scilicet id quod erat, desiderium extincti non posse feminam pati, attulit in monumentum cenulam suam, coepitque hortari lugentem ne perseueraret in dolore superuacuo, ac nihil profuturo gemitu pectus diduceret: omnium eundem esse exitum [sed] et idem domicilium, et cetera quibus exulceratae mentes ad sanitatem reuocantur. At illa ignota consolatione percussa lacerauit uehementius pectus, ruptosque crines super corpus iacentis imposuit. Non recessit tamen miles, sed eadem exhortatione temptauit dare mulierculae cibum, donec ancilla uini certe ab eo odore corrupta primum ipsa porrexit ad humanitatem inuitantis uictam manum, deinde refecta potione et cibo expugnare dominae pertinaciam coepit et : « Quid proderit, inquit, hoc tibi, si soluta inedia fueris, si te uiuam sepelieris, si antequam fata poscant, indemnatum spiritum effuderis ?
Id cinerem ant manes credis sentire sepultos ?
Vis tu reuiuiscere ? Vis discusso muliebri errore, quam diu licuerit, lucis commodis frui ? Ipsum te iacentis corpus admonere debet, ut uiuas. » Nemo inuitus audit, cum cogitur aut cibum sumere aut uiuere. Itaque mulier aliquot dierum abstinentia sicca passa est frangi pertinaciam suam, nec minus auide repleuit se cibo quam ancilla, quae prior uicta est.
Ceterum scitis quid plerumque soleat temptare humanam satietatem. Quibus blanditiis impetrauerat miles ut matrona uellet uiuere, isdem etiam pudicitiam eius aggressus est. Nec deformis aut infacundus iuuenis castae uidebatur, conciliante gratiam ancilla ac subinde dicente :
« Placitone etiam pugnabis amori ?
[Nec uenit in mentem quorum consederis aruis ? »]
Quid diutius moror ? Ne hanc quidem partem corporis mulier abstinuit, uictorque miles utrumque persuasit. Iacuerunt ergo una non tantum illa nocte, qua nuptias fecerunt, sed postero etiam ac tertio die, praeclusis uidelicet conditorii foribus, ut quisquis ex notis ignotisque ad monumentum uenisset, putasset expirasse super corpus uiri pudicissimam uxorem.
Ceterum delectatus miles et forma mulieris et secreto, quicquid boni per facultates poterat, coemebat et prima statim nocte in monumentum ferebat. Itaque unius cruciarii parentes ut uiderunt laxatam custodiam, detraxere nocte pendentem supremoque mandauerunt officio. At miles circumscriptus dum desidet, ut postero die uidit unam sine cadauere crucem, ueritus supplicium, mulieri quid accidisset exponit : nec se expectaturum iudicis sententiam, sed gladio ius dicturum ignaniae suae. Commodaret ergo illa perituro locum, et fatale conditorium familiari ac uiro faceret. Mulier non minus misericors quam pudica : « Ne istud, inquit, dii sinant, ut eodem tempore duorum mihi carissimorum hominum duo funera spectem. Malo mortuum impendere quam uiuum occidere. » Secundum hanc orationem iubet ex arca corpus mariti sui tolli atque illi, quae uacabat, cruci affigi. Vsus est miles ingenio prudentissimae feminae, posteroque die populus miratus est qua ratione mortuus isset in crucem.
Il y avait à Éphèse une dame si renommée pour sa vertu que les femmes mêmes des pays voisins accouraient pour contempler cette merveille. Or cette dame ayant perdu son mari, ne se contenta pas, suivant la mode ordinaire, de suivre le convoi avec les cheveux dénoués, ou de meurtrir son sein nu sous le regard des assistants ; mais elle accompagna le défunt jusqu'en son dernier gîte, et, quand le corps eut été, à la manière grecque, déposé dans son caveau, elle voulut le garder et le pleurer jour et nuit. Témoins impuissants de son affliction et de sa constance à se laisser mourir de faim, ni père et mère, ni proches ne purent l'arracher de la tombe ; les magistrats eux-mêmes, ayant fait une suprême tentative, se retirèrent sur un échec ; et à la vue de tout Éphèse en larmes, cette femme d'un exemple unique avait déjà passé cinq jours sans prendre aucune nourriture. Auprès de la malheureuse était demeurée une fidèle servante, qui prêtait à l'affligée l'assistance de ses larmes, ou bien encore ranimait la lampe mortuaire chaque fois qu'elle la voyait défaillir. Ainsi, dans toute la ville il n'était bruit que de la veuve : c'était sans conteste le seul véritable exemple de chasteté et d'amour conjugal qui eût brillé sur terre, de l'aveu unanime des hommes de toutes les classes.
Dans le même temps, le gouverneur de la province fit mettre en croix des brigands tout contre ce fameux caveau où la dame pleurait sur la dépouille récente de son mari. La nuit qui suivit l'exécution, le soldat chargé de garder les croix pour qu’on ne vint pas enlever les corps afin de leur assurer la sépulture, aperçut une lumière assez vive qui brillait parmi les tombeaux ; il entendit des gémissements plaintifs, et par un défaut commun à l'humaine nature, l'envie le prit de savoir qui était là, et ce qu'on y faisait. Il descend donc dans le sépulcre ; et, à la vue de cette femme admirable, il demeura d'abord immobile et saisi comme devant un fantôme ou quelque apparition infernale. Mais bientôt ce cadavre qu'il aperçoit gisant, ces larmes qu'il voit couler, ce visage déchiré à coup d'ongles le convainquent, comme c'était du reste la vérité, qu'il a sous les yeux une veuve inconsolable dans ses regrets. Il apporte dans le caveau sa maigre pitance, et commence par exhorter l'affligée à ne point s'obstiner dans une douleur superflue, à ne pas se rompre le cœur en vains gémissements : tous, dit-il, nous avons même fin et même suprême demeure ; bref il épuise tous les arguments qu'on peut employer pour guérir un cœur ulcéré. Mais ces consolations qu'elle ne veut point entendre ne font qu'exaspérer la douleur de la dame : elle se déchire le sein plus furieusement encore, et s'arrache à poignées les cheveux pour les déposer sur le cadavre. Néanmoins, le soldat ne battit pas en retraite, mais redoublant d'instances, il essaya de faire prendre à la pauvre femme un peu de nourriture ; tant qu'enfin la servante, séduite sans doute par le bouquet du vin, succomba la première et tendit d'elle-même à l'offre charitable du tentateur une main qui s'avouait vaincue. Puis réconfortée par la boisson et la nourriture, elle entreprit de battre en brèche l'obstination de sa maitresse : « Que te servira, lui dit-elle, de te laisser consumer par la faim, de t'enterrer vivante, de rendre une âme innocente avant le temps marqués par les destins ?
Crois-tu qu'une cendre froide, que les Mânes du tombeau soient sensibles à ce sacrifice ?
Ah ! reviens à l'existence ! Secoue ce préjugé féminin, et, pendant tout le temps qu'il t'est permis, goûte les joies de la lumière. Ce corps même qui git sous tes yeux doit t'encourager à jouir de la vie. » Personne n'entend sans plaisir la voix qui vous invite à manger, à vivre. Aussi la dame, exténuée par plusieurs jours de jeune, laissa fléchir son obstination, et elle se restaura avec non moins d'appétit que la servante qui s'était rendue la première.
Mais vous savez quelles tentations d'un autre genre éveille en nous un estomac bien rempli. Usant des mêmes cajoleries qui avaient déterminé la dame à vouloir bien continuer à vivre, notre militaire entreprit alors le siège de sa vertu. Le jeune homme ne manquait ni de grâce ni d'éloquence aux yeux de la vertueuse, et la servante, s'entremettant pour lui, en revenait toujours à ce refrain :
Combattras-tu même un amour qui te plaît ?
[Ne te souvient-il pas en quel pays tu es venue t'établir]
Bref, sans plus d'ambages, cette partie même du corps de la belle ne sut pas garder l'abstinence, et notre heureux guerrier la persuada sur l'un et l'autre chapitre. Ils dormirent donc ensemble non seulement la nuit où ils s’unirent, mais le lendemain encore et le surlendemain, toutes portes du caveau fermées, bien entendu ; si bien que quiconque, ami ou inconnu, fût venu jusqu'à la tombe, eût pensé que la très chaste épouse avait rendu l'âme sur le corps de son mari.
Cependant le soldat, charmé de la beauté de sa conquête et du secret de leurs amours, achetait toutes les bonnes choses que lui permettaient ses ressources, et sitôt la nuit tombante il les portait au monument. Aussi les parents d'un crucifié, voyant que la surveillance s'était relâchée, détachèrent nuitamment le pendu, et lui rendirent les derniers devoirs, tandis que notre gardien, n'ayant d'yeux que pour son amour, en oubliait sa consigne. Mais lorsque le lendemain il vit une croix sans son cadavre, effrayé du supplice qui le menaçait, vite il va raconter à la veuve le malheur qui lui arrive : il n'attendra pas, dit-il, la sentence du juge, et sa propre épée fera justice de sa négligence. Qu'elle consente seulement à lui prêter un endroit pour mourir, et que ce fatal monument réunisse à la fois l'amant et l'époux. Mais la dame non moins pitoyable que vertueuse : « Aux dieux ne plaise, dit-elle, que je voie périr en même temps les deux êtres qui me furent les plus chers au monde. J'aime mieux pendre le mort que perdre le vivant. » – Conformément à ce discours, elle donne ordre que le corps du mari soit tiré de la bière et cloué à la croix vacante. Le soldat suivit l'inspiration de cette femme si sage, et le lendemain le peuple étonné se demandait par quel miracle le mort s'était allé mettre en croix.
Pétrone, Satyricon, CXI-CXII,
ed. et trad. (légèrement modifée) Alfred Ernout,
C.U.F., Les Belles Lettres, 1923.
Dans cet extrait, la matrone connaît deux représentations successives très étroitement opposées. Dans un premier temps, tout d’abord, elle est décrite comme une fervente représentante de la vertu traditionnelle romaine, à travers une image très positive. Elle est qualifiée d’« exempli », c’est-à-dire qu’elle n’est pas seulement un exemple mais constitue une forme d’édification morale offerte à la contemplation. Notons également dans le même paragraphe l’hyperbole concernant le nombre de personnes qui tentent de sauver la matrone, en vain, parce qu’elle a résolu de se laisser mourir par fidélité à son mari, dans un intertexte évident avec le personnage de Didon dans l’Énéide de Virgile, dont quelques vers sont cités.
Le deuxième personnage féminin de cet extrait est l’ancilla, la servante, qui est serviable et particulièrement altruiste. Elle aide sa maîtresse, elle est prévenante et partage son deuil. Elle peut elle-même sembler un modèle de vertu. Cependant, lorsque survient le soldat, c’est elle qui succombe en premier à ses avances et à ses charmes sous l’effet du vin (uini odore corrupta, « corrompue par l’odeur du vin »), ce qui est à mettre en lien avec un lieu commun des stéréotypes de genre liés aux femmes, celui de l’ivresse. C’est ainsi qu’elle décide de participer à la corruption de sa maîtresse. L’ambivalence de cette figure féminine est manifeste : d’une apparente vertu, elle devient corruptrice. Son identité est double et évolue, en comparaison avec la matrone, de manière proportionnelle à la passion qui avait été mise dans le comportement vertueux à l’œuvre.
Pour qualifier un comportement apparemment excessif de la part de sa maîtresse à l’égard du deuil, l’ancilla emploie l’expression muliebri errore (« préjugé féminin »). Elle renvoie l’idée que la matrone se comporte ainsi parce qu’elle est une femme, mais qu’il n’y a bien qu’une femme pour se mettre dans un tel état, qu’un homme serait bien loin d’agir ainsi et qu’il s’agirait peut-être qu’elle fasse preuve d’un comportement plus viril par rapport à la vie, d’abord, et peut-être également par rapport à l’amour, ensuite. La matrone en vient donc à succomber à la tentation, pour la nourriture, dans un premier temps. Elle est alors présentée comme une véritable dévoreuse, passant d’un extrême – le jeûne en vue d’une mort prochaine – à l’autre, comme s’il existait une forme d’inconstance intrinsèquement féminine. Par la suite, alors qu’elle cède aux avances amoureuses du soldat, le texte insiste sur la fréquence et le nombre des rapports sexuels des protagonistes, ce qui donne l’image d’une forme d’insatiabilité, à l’image du comportement à l’égard de la nourriture. Celui-ci présageait de l’appétit sexuel féminin, stéréotype traditionnellement associé à ce genre dans la comédie, comme nous avons pu l’observer au cours des précédentes chroniques.
S’est donc produit un complet renversement à travers la seconde représentation qui est donnée de la matrone : alors qu’elle était si vertueuse à l’égard de son mari défunt, elle s’unit à son amant dans le caveau, et emploie le cadavre pour pallier l’inattention de son amant afin qu’il ne lui arrive pas malheur. La matrone s’est ainsi rendue coupable d’une profonde impiété par amour, et le seul discours direct qui lui appartient est impie, puisqu’elle invoque les dieux en s’apprêtant à profaner le cadavre d’un citoyen. Notons que les paroles au discours direct de la servante sont également impies puisqu’elle est présentée comme une corruptrice, œuvrant pour que sa maîtresse cède au soldat.
Dans cet extrait, le genre féminin est donc présenté comme étant essentiellement soumis à l’homme, dans le deuil puis dans l’amour. Il apparaît intrinsèque de l’identité féminine que d’obéir à ses passions et à des pulsions, thématique à laquelle les femmes semblent habituellement associées dans le cadre des sociétés patriarcales antiques, ainsi que nous avions pu l’observer à travers les précédentes chroniques, lorsque, dans Lysistrata, elles s’avouaient incapables de renoncer à leurs pulsions sexuelles ou, dans la Vie de Claude de Suétone, elles étaient présentées, en la personne d’Agrippine, comme de terribles cajoleuses assoiffées de puissance et de pouvoir.
Adrien Bresson et Blandine Demotz