Anthrogyne et androcène – Autour de la gigantomachie (7) : La Terre, cheffe de guerre

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Le grec ancien a deux mots, bien distincts, pour distinguer l'être humain (anthropos) et l'homme, conçu comme être masculin (andros). La femme (gunè) est donc un anthropos au même titre que l'andros. Pour autant, les civilisations anciennes, dans leurs mythes notamment, ne manquent pas de mettre en scène des entités détachées de tout genre, ou au contraire aux genres pluriels, parfois androgynes, ou au-delà. Sont-elles alors à percevoir comme anthrogynes, dépassant le stade de la masculinité et faisant route vers l'humain, au sein même de sociétés androcènes, et donc patriarcales ? En étudiant les rapports de genre parmi les textes et les représentations anciennes, de l'Antiquité à sa réception contemporaine, Adrien Bresson et Blandine Demotz invitent à repenser les représentations stéréotypées du masculin, du féminin et du neutre.

Alors que le Terre, comme nous l’avons vu au cours des précédentes chroniques, subit une domination de la part des Olympiens, mais également de la part des Géants, de telle sorte qu’elle n’est pas en mesure de se défendre et subit leurs assauts, les éléments qui la constituent sont ravagés. Il semble pourtant qu’elle est en mesure d’agir pour aider ceux qui ont pris en charge sa défense. Ainsi, chez le Pseudo-Apollodore, la Terre se lance à la recherche d’une herbe à même d’empêcher les Géants d’être tués par les dieux et les hommes :

Αἰσθομένη δὲ Γῆ τοῦτο ἐζήτει φάρμακον, ἵνα μηδ᾽ ὑπὸ θνητοῦ δυνηθῶσιν ἀπολέσθαι.

Et la Terre, qui en avait connaissance, se mettait à la recherche d'un remède pour qu’ils ne puissent être tués, même par les mains des hommes.

Pseudo-Apollodore, Bibliothèque, I, 6, 1, 2,
traduction personnelle.

Cette action de la Terre n’est pas une action de premier plan dans le sens où elle n’est pas physiquement engagée sur le champ de bataille en train de livrer le combat. Malgré tout, elle n’est pas non plus étrangère à l’affrontement, de sorte qu’elle essaie d’agir pour jouer un rôle et influencer l’issue du combat. La Terre a donc une action surplombante. Elle voit de loin, puisqu’elle n’y participe pas, les implications de la bataille et tâche de mettre en place des actions et des tactiques pour remédier aux problèmes qui se présentent aux Géants. Parce qu’elle fait un travail de prévision et d’analyse, elle est bien loin d’une position de soumission. Une telle dimension apparaît également dans la tirade que prononce la Terre afin d’exciter ses fils, les Géants, au combat dans la Gigantomachie de Claudien. Sa prise de parole prend une tonalité martiale et, bien qu’elle ne participe pas physiquement à l’affrontement, ce discours l’implique personnellement dans le combat. En voici les premiers vers :

O pubes domitura deos, quodcumque uidetis,
pugnando dabitur : praestat uictoria mundum.
Sentiet ille meas tandem Saturnius iras,
cognoscet quid Terra potest […].

Ô jeunesse qui va vaincre les dieux, tout ce que vous voyez, le combat vous le donnera, et la victoire offre le monde. Le Saturnien enfin sentira ma colère, il saura ce que peut la Terre.

Claudien, Gigantomachie, v. 14-17,
éd. et trad. Jean-Louis Charlet,
Paris, Les Belles Lettres, CUF, 2018.

Cette prise de parole embrasée met en scène une cheffe de guerre qui se charge d’envoyer sa troupe au combat. Elle prévoit, en employant le futur, les actions qui pourront être accomplies, comme il est possible de le voir avec domitura, un participe futur, ou avec dabitur, un verbe à l’indicatif futur. Elle revient ensuite au présent avec la proposition praestat uictoria mundum, comme si une telle affirmation revêtait une valeur intemporelle, vraie de tout temps et en toute circonstance. C’est certes la troupe qui est dirigée vers l’affrontement, mais à travers la troupe, la Terre s’implique elle-même dès le troisième vers avec meas iras, affirmation qui matérialise que l’affrontement va être livré en son nom afin de montrer quid Terra potest (« ce que peut la Terre »). Par conséquent, les Géants mènent un affrontement qui leur est commandé par Terra. Ils mènent ainsi une bataille qui n’est pas originellement la leur, mais la sienne, agissant en troupe dirigée par leur cheffe de guerre, ce qui semble illustrer la capacité décisionnelle d’une entité de genre féminin (Terra est de genre féminin ; elle a enfanté les Géants, …). Une telle perspective nous engage à une réflexion complémentaire sur la place des stéréotypes de genre dans le mythe de la gigantomachie, dans lequel le féminin peut trouver sa place dans le domaine militaire.

Adrien Bresson et Blandine Demotz