Albums – La République

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Des chroniques sur les bandes dessinées en lien avec l'Antiquité sous la plume de Julie Gallego, agrégée de grammaire et maîtresse de conférences de latin à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour.

Image : Couverture de Jean Harambat, La République
La République d’après l’œuvre de Platon
de Jean Harambat (scénario et dessins) et Isabelle Merlet (couleurs)
,
Philosophie magazine éditeur, septembre 2021.

L’adaptation d’œuvres littéraires, principalement romanesques, en bande dessinée est quelque chose d’assez courant. Mais les adaptations de textes philosophiques sont bien plus rares, à la fois par la complexité de la tâche – pour rendre les différentes strates de la pensée d’un auteur – que pour l’enjeu éditorial (quel public pour de telles BD ?). Jean Harambat, huit ans après son Ulysse, les chants du retour, salué par les prix « Le Point de la BD 2014 » et « Château de Cheverny de la Bande dessinée historique 2015 », a pourtant choisi d’adapter l’un des plus célèbres textes de la philosophie grecque, La République de Platon. Tâche délicate… et les plus sceptiques, et adeptes de la pensée platonicienne, diront que ce projet ambitieux n’est qu’une imitation de la vérité et que ce doit être « banni », puisque Socrate parle lui-même ainsi de l’imitation.

Le Περὶ πολιτείας, composé de 10 livres, fait partie des dialogues de Platon : Socrate est mis en scène discutant avec différents personnages (Thrasymaque, Glaucon, Adimante, Céphale et Polémarque) sur un sujet philosophique précis (la justice, l’injustice, l’individu et l’État). C’est donc un texte fondamental mais surtout connu par l’allégorie de la caverne, qui se trouve au livre VII. Platon utilise dans ses œuvres ce qui est appelé le « dialogue socratique » ; Socrate invective des personnages, ces personnages exposent leur thèse puis Socrate leur pose diverses questions pour faire émerger les contradictions qui fragilisent leur point de vue, afin de les amener à une réflexion plus élaborée : c’est le célèbre art de la maïeutique. C’est un point important puisque cela suppose que Socrate n’est pas le seul à parler mais qu’il y a différents personnages présents dans l’œuvre et différentes voix bien identifiables et transposables par le biais de bulles de parole ; et Harambat utilisera surtout les cartouches narratifs pour commenter le texte ou résumer certains éléments du texte d’origine. Le dessin des personnages va permettre « d’incarner » ces voix, comme Harambat le revendique lui-même dans sa préface : « il n’est toutefois pas si absurde de représenter La République de Platon en bande dessinée car le petit théâtre de papier qu’est la BD permet d’incarner les êtres » (p. 6). Lorsque Harambat, qui a suivi des études de philosophie, fait parler ses personnages, ces derniers « citent » avec exactitude le texte de La République, dans sa traduction de Jacques Cazeaux (Livre de Poche, 1995).

En outre, dans La République, le dialogue philosophique ne commence pas in medias res, puisque Platon crée une mise en contexte, une sorte de situation de départ. Socrate est en effet au Pirée, accompagné de son ami Glaucon, pour célébrer une fête religieuse, que l’on appelle les Bendidées : ce sont des fêtes en l’honneur de la déesse thrace Bendis. Mais alors que Socrate s’apprête à rentrer chez lui, il est arrêté par l’esclave de Polémarque, qui lui demande de rester un peu plus au Pirée, de venir chez son père Céphale ; Socrate préférerait rentrer chez lui mais il est intrigué par la course de relais et le repas que lui promet Polémarque. Glaucon prend l’initiative d’accepter et déclare : « C’est tout vu : nous devons rester. » (p. 11). Ils se rendent alors chez Céphale et y retrouvent des personnages historiques (Lysias, Thrasymaque, Adimante).

Les personnages, Glaucon et Socrate, se servent de mythes pour illustrer leurs idées. Le premier mythe dont il est fait mention est la légende de Gigès, par Glaucon, qui le raconte en détail dans un chapitre entier (livre II, BD p. 25-26)[1]. Le deuxième mythe présent dans La République est la célèbre allégorie de la caverne (livre VII, BD p. 50-53)[2]. Enfin, le troisième mythe est celui qui clôture La République (livre X, BD p. 81-85) : le mythe d’Er[3]. Tous ces mythes sont des narrations, qui sont propices à être représentées en BD : l’allégorie de la caverne n’est plus alors réduite, par vulgarisation ultérieure, à un schéma didactique mais elle se déroule devant nous sur trois planches puisqu’on voit le prisonnier de la caverne se déplacer et découvrir la réalité. Enfin, les mythes ne sont pas les seuls éléments qui peuvent être représentés aisément en BD. En effet, lorsque Socrate développe une idée philosophique, il se sert toujours d’exemples, d’images que ses interlocuteurs doivent imaginer : il dit alors « τιθῶμεν λόγῳ », qui signifie « imaginons » ; et l’on trouve aussi à plusieurs reprises l’expression « Supposons que… ». Différentes images sont développées dans la BD, comme celle d’une première version de la cité idéale, qui prend racine dans la légende de la fondation de Thèbes (avec les guerriers de Cadmos). L’auteur revendique la dimension pédagogique de son œuvre, qui existait déjà dans son Ulysse :

J’ai voulu montrer ce petit théâtre platonicien, mais aussi livrer quelques phrases de commentaires, pour accompagner le lecteur et qu’il puisse saisir la forme de compréhension et d’éducation que propose ce livre. Dans cette BD, il y a une dimension pédagogique que je ne renie pas, et j’ai voulu faire un travail sérieux sur le texte, m’effacer davantage, et faire entendre cette petite musique philosophique qui nous vient de l’Antiquité[4].

Cela ne va pas sans quelques ajustements dans la bande dessinée pour quelques sujets qui pourraient apparaître « sensibles » : est abordé rapidement le principe des castes (livre III, 415a) en lien avec le récit étiologique sur Thèbes, auquel se rattache la question de l’eugénisme abordée au livre V, en 459a-459b (dont Harambat limite le traitement à deux cases, p. 43-44), mais aussi le sujet de l’inceste (livre V, 461e, BD p. 44) ou de la pédérastie (402b-402c). Mais Harambat fait surtout le choix de supprimer des sujets qui semblent trop répétitifs ou qui constituent des digressions qui risqueraient de faire perdre de vue l’essentiel aux lecteurs. Cela ne constitue pas pour autant une réduction de l’œuvre. Il peut aussi se passer du texte pour opérer une synthèse par le dessin, comme lorsque Socrate évoque la manière dont Homère parle des dieux, des Enfers et des hommes (p. 32 et 76-77) ou lorsqu’il transpose en quelques cases bien vivantes un long développement sur l’éducation (livre VIII, 549a-550b, BD p. 60). Sans avoir à toucher au texte ou à le commenter, il arrive aussi à Harambat d’user d’un contrepoint par les images, pour instaurer de la distance grâce à un montage alterné (comme aux pages 39-43 ou 60-61 lorsque les femmes écoutent le discours de Socrate et rient de ses propositions utopiques). Il peut supprimer aussi des raisonnements beaucoup trop complexes pour n’en garder que l’étape où Socrate sollicite l’imagination de ses interlocuteurs : des métaphores ou des paraboles du texte deviennent alors dessins dans la BD, comme dans le développement sur la nature du Bien dans le livre VI qui est synthétisé en une case consacrée au soleil (p. 49).

 

Ce qui est aussi très intéressant est que Jean Harambat utilise à plusieurs reprises l’iconographie grecque antique existante pour illustrer certains passages de La République :

Je recopie ici et là des céramiques grecques figurant la mythologie, j’en « réinvente » d’autres. Elles circulent dans la bande dessinée de façon à illustrer le dialogue, à proposer des interprétations. Ne dit-on pas que les figures sur les stamnoi et autres récipients antiques sont la première BD sur l’Iliade et l’Odyssée ?

Il s’appuie surtout sur des céramiques représentant non des scènes mythologiques mais des scènes de la vie quotidienne[5]. La planche de la p. 28, représentant la cité « minimale » imaginée par Socrate au livre II, est particulièrement représentative de cette démarche où le matériau antique préexistant se fond dans l’œuvre finale qu’est la BD. On retrouve très exactement les cases concernant le laboureur, les cueilleurs d’olives, la sidérurgie et le pesage de marchandises dans les photographies des céramiques ci-dessous. Mais à la p. 42, puisqu’il est nécessaire d’illustrer la démonstration de Socrate sur la place des femmes, la situation de la céramique originelle est « réinterprétée » en substituant deux femmes aux deux hommes qui luttaient au pancrace. Il en est de même à la page 30, où un jeune homme aux cheveux noirs et barbu est substitué à un personnage dépourvu de barbe dans la céramique originelle. On trouvera aussi quelques cas d’utilisation de scènes mythologiques, par exemple à la p. 74 avec une allusion évidente à Héraclès affrontant le lion de Némée ou plus subtilement à la p. 14 au suicide d’Ajax.

Cases extraites de la page 28 et céramiques correspondantes

Image : Gallego République 1
© Jean Harambat/Philosophie magazine éditions

Image : Gallego République 1.2

 

Cases extraites des pages 30 et 42 et céramiques correspondantes

Image : Gallego République 2
© Jean Harambat/Philosophie magazine éditions

Image : Gallego République 2.1

 

Cases extraites des pages 74 et 14 et céramiques correspondantes

Image : Gallego République 3
© Jean Harambat/Philosophie magazine éditions

Image : Gallego République 3.1

 

Dans cet album, grâce aux pages 84 et 85, vous apprendrez pourquoi il peut être judicieux de rapprocher Ulysse et Socrate et pourquoi Harambat a pu passer de l’adaptation de l’Odyssée à celle de La République quelques années plus tard. La page 84 commente le récit d’Er et plus particulièrement le choix qu’Ulysse fait pour sa nouvelle vie : celui de recevoir l’âme d’un homme tranquille. Harambat représente d’abord cette statuette de dos au bas de la dernière case de la page 84, en construisant la planche sur ce principe de suspense si fréquent dans la prépublication de la BD franco-belge patrimoniale. On découvre enfin au milieu de la p. 85 quel est le choix de l’âme d’Ulysse : renaître avec l’âme de Socrate[6]. Le lecteur reconnaît aisément le visage du philosophe, sa tenue et ses pieds nus[7]. Le commentaire d’Harambat s’inscrit alors dans l’espace blanc à droite de la case (pour que son interprétation ne soit pas confondue avec le texte même de La République et comme il le fait ailleurs dans la BD, en s’appuyant sur ses lectures d’ouvrages universitaires) :

Le mythe rend l’homme entièrement responsable de ce qui lui arrive et nous apprend qu’il n’y a pas de faute, seulement de l’ignorance.
Il y a aussi le choix d’Ulysse qui nous éclaire. Le héros élit une vie sans histoire, ce qui revient à effacer une partie des grandeurs décrites par Homère dans son épopée.
Ulysse choisit la vie obscure et heureuse d’un Socrate.
C’est un autre aspect de la poésie homérique qui est mis en avant : la sagesse d’Ulysse domine l’honneur guerrier.
C’est par la contemplation que l’avisé Ulysse participe à l’éternité. […] »

La planche se clôt sur un dessin représentant Ulysse appuyé sur un bâton pour rejoindre Ithaque, allusion à la couverture de son roman graphique de 2014, comparaison audacieuse entre Socrate et Ulysse mais aussi entre philosophie et poésie, et cohérence des deux œuvres d’inspiration antique de Jean Harambat.

***

Pour cette chronique, nous avons collaboré avec Chloé Lacoste, étudiante de M2 recherche « Poétique et Histoire Littéraire » à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour en 2021-2022, qui avait rédigé un dossier de recherche très complet sur les liens intermédiatiques entre La République de Platon et son adaptation en BD par Jean Harambat, ainsi qu’un mémoire de recherche de M2 sur l’optatif dans ce même corpus platonicien (dir. Isabelle Boehm et Claire Vieilleville). Toutes les recherches littéraires et iconographiques sont les siennes et l’essentiel de ce qui est rédigé est également extrait de son travail.

 

[1] Gigès est un paysan, qui un jour découvre un cadavre avec à son doigt un anneau. Il comprend rapidement que cet anneau lui permet de devenir invisible : il s’introduit alors dans le château du roi, séduit sa femme et le tue avec son aide pour s’emparer du pouvoir.

[2] Des hommes sont attachés dans une caverne et ils ne peuvent apercevoir que les ombres d’objets projetées sur le mur de la caverne ; on détache un homme, qui comprend le subterfuge puis sort de la caverne et découvre la réalité (les idées).
Sur son adaptation de cette allégorie, voir l’interview de Jean Harambat par Martin Legros, Philosophie Magazine (11/06/20).

[3] Er est un guerrier qui meurt pendant une bataille, son corps est recueilli, mis sur un bûcher pour être brûlé mais il se réveille : il raconte alors que les juges des Enfers l’ont nommé messager et qu’il a vu comment sont jugés les hommes justes et les hommes injustes et comment les âmes choisissent ensuite une autre vie pour se réincarner.

[4] Interview de Jean Harambat par Marie Richeux (43 min), émission « Par les temps qui courent », France Culture, (05/11/21).

[5] « François Lissarague m’a fourni des images de l’iconographie antique susceptibles de faire vivre, dans ma bande dessinée, les propos des personnages dans ce dialogue qui se défie des images. » (préface, p. 7).

[6] Un premier rapprochement entre les deux figures avait déjà été fait plus haut : « Socrate est face à lui [Thrasymaque] comme Ulysse parmi les chiens déchaînés d’Eumée, qui met un genou à terre et les adoucit. » (p. 23)

[7] On pourrait rapprocher la statuette en terre cuite de Socrate d’une statuette en marbre blanc, identifiée comme la représentation d’un philosophe au British Museum (n° 1925,1118.1).

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