Les Sphyrènes d’Alexandrie — Poissons

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[Notre chroniqueuse est actuellement en vacances en Gaule. Pour vous faire patienter, nous vous proposons ce publi-reportage sponsorisé par la SCEP, la Société cairote d’élevage de poissons].

Le poisson est un mets excellent. De  tous temps, les philosophes ont phosphoré sur ses vertus, raison pour laquelle il ne paraît pas inepte de tenter de classer les différentes sectes philosophiques selon leur attitude à son égard. On peut grosso modo distinguer quatre écoles. 

D’abord, il y eut la secte des Pythagoriciens, qui prôna une stricte abstinence : « [Pythagore] s’abstenait de nourriture animale […] et désirait ardemment que les autre s’abstinssent aussi de tuer les animaux qui ont la même nature que nous […] » lit-on au § 108 de la Vita pythagorica de Jamblique. Dans la même veine, Porphyre écrira plus tard dans son de abstinentia (IV, 7, 2) que les Égyptiens « s’abstiennent de tous poissons ».  

Puis vinrent les Platoniciens. Leur chef de file, le bien nommé Platon, se forgea une réputation d’extraordinaire philosophe en débitant à la coupe de profondes pensées, comme celle-ci que nous offrons en pâture à votre sagacité : « La chasse aux aquatiques est la pêche » (Sophiste, 220b). Usant et abusant de mots piochés dans le Bailly, embrouillant son lectorat avec des divisions et des subdivisions rebaptisées dichotomies pour épater le portique, parlant d’halieutique pour dire la « pêche », il finit par excéder son meilleur élève, qui, en représailles, fonda sa propre secte.

Ne reculant à son tour devant aucun procédé, ce dernier, qui avait été à mauvaise école, fit défiler moult péripatéticiens court vêtus sur le podium de son Lycée, tout en se faisant appeler « Aristote de Stagire » (comme d’autres « Simone de Beauvoir » ou « Guy des Cars »), débitant à la coupe les truismes les plus saumonés. En guise d’apéritif, il conseilla de distinguer rigoureusement la famille des oiseaux de celle des poissons (Part. anim., I, 3, 643b). S’enhardissant, il assura sans preuve que « puisque les poissons ne sont pas destinés à marcher, ils n’ont pas de pieds » (Part. anim., IV, 13, 695b). Embrouillant son lectorat avec des divisions et des subdivisions à n’en plus finir, il conclut sentencieusement au sujet des baleines et autres bélougas que « l’eau de mer qu’ils avalent par la bouche est expulsée par l’évent » (ibid., 697a). Bref, il gagna sa vie en étalant ce que tout enfant de maternelle qui a lu Yakari et le souffleur de nuages sait déjà.

Les Romains, plus terre à terre, débattirent sur l’art d’accommoder le poisson, tel cet Apicius qui, au livre IX de son Art culinaire, distingue soigneusement une sauce pour la torpille d’une sauce pour la torpille bouillie (personnellement, nous vous conseillons deux recettes de sauce alexandrine pour poisson rôti au livre X, 7-8). On ne trouve rien sur les morues ou les faces de raie dans l’anonyme Traité de physiognomonie, mais on se consolera en créditant Diogène le Cynique de cette belle invention : « Quelqu’un désirait philosopher avec lui. Diogène lui donna un [hareng] et lui demanda de le suivre. L’autre, pris de honte, jeta le [hareng] et s’éloigna. À quelque temps de là, Diogène le rencontra et lui dit en riant : « Un [hareng] a rompu notre amitié. » (Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VI, 36). La première victime connue du poisson d’avril n’eut même pas la présence d’esprit de lui répondre : « Le poisson pourrit par la tête ».

[La SCEP est heureuse d’avoir intelligemment fêté avec vous la journée internationale sans viande en ce 20 mars et, simultanément, par suite d’un retard de production, le premier avril. Vous retrouverez Cléo dès son retour de cure iodée dans un établissement de l’ouest armoricain malheureusement dépourvu de bibliothèque digne de ce nom.]

Bibliographie :

Platon, Sophiste ; éd. et tr. Auguste Diès. Les Belles Lettres, Paris, 1963. (CUF).

Aristote, Les parties des animaux ; éd. et tr. Pierre Louis. Les Belles Lettres, Paris, 1990. (CUF).

Jamblique, Vie de Pythagore ; tr. Luc Brisson et Alain-Philippe Segonds. Les Belles Lettres, Paris, 2011. (La roue à livres).

Porphyre, De l’abstinence, livre IV ; éd. par Michel Patillon et Alain-Philippe Segonds, avec le concours de Luc Brisson. Les Belles Lettres, Paris, 1995. (CUF).

Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres ; éd. sous la dir. de Marie-Odile Goulet-Cazé. Librairie générale française, Paris, 1999 ; 2009. (Le livre de poche).   

Apicius, Art culinaire ; éd. et tr. Jacques André. Les Belles Lettres, Paris, 1974. (CUF).

Traité de physiognomonie ; éd. et tr. Jacques André. Les Belles Lettres, Paris, 1981. (CUF).

Derib + Job, Yakari. Le souffleur de nuages. Le Lombard, Bruxelles, 2006.