Entretien avec Jean-Baptiste Delorme à propos de Chagall et le monde grec

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Comment vous présenter ?

Je m’appelle Jean-Baptiste Delorme et je suis historien de l’art, spécialiste d’art contemporain, et conservateur du patrimoine. Depuis juillet 2019 je suis en charge des collections et des expositions au musée national Marc Chagall à Nice.

Comment est née l’idée de l’exposition « Sur la terre des dieux. Chagall est le monde grec » ?

L’exposition est née de la volonté de ma directrice, Anne Dopffer [directrice des musées nationaux du XXe siècle des Alpes-Maritimes], d’exposer la suite de lithographies réalisée par Chagall autour de l’Odyssée d’Homère. En travaillant sur le projet, je me suis rendu compte des nombreux liens qui unissaient Chagall à la Grèce et j’ai proposé un projet plus global, mettant en lien un ensemble d’œuvres de l’artiste inspirées par l’antiquité grecque.

Quelles sont les traces d’Antiquité dans l’œuvre de Chagall? 

L’Antiquité chez Chagall se trouve notamment dans les textes qu’il illustre : Daphnis et Chloé (1961), l’Odyssée (1974-1975), mais aussi des vers de Sappho, Anacréon ou Théocrite pour le recueil Sur la terre des dieux (1967). À la fin des années 1970, Chagall peint un ensemble de toiles où il revient sur des figures mythologiques au destin tragique comme Phaéton, Icare ou Orphée. Mais l’Antiquité est aussi à trouver dans les formes produites par Chagall, notamment en céramique et en sculpture, où l’artiste se nourrie des œuvres vues lors de visites de sites archéologiques ou dans des musées.

 

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Marc Chagall, Aux enfers, illustration pour le livre l’Odyssée d'Homère, Paris, Fernand Mourlot Éditeur, 1974-1975.Lithographie en couleurs sur papier japon nacré, 42,5 x 65 cm [M.828]. Association des amis du musée national Marc Chagall, Nice. © ADAGP, Paris, 2020.

Comment est né le projet d’illustrer Daphnis et Chloé ? Est-ce le ballet ou le texte de Longus qui a été le moteur?

C’est l’éditeur Tériade qui proposa à Chagall d’illustrer Daphnis et Chloé au début des années 1950. Les deux hommes venaient d’achever l’édition de livres illustrés des Âmes mortes de Gogol et de la Bible, projets commencés avant-guerre avec Vollard. Tériade souhaitait désormais confier à Chagall l’illustration de cet ouvrage qui lui tenait particulièrement à cœur. De son vrai nom Efstratios Eleftheriades, Tériade était originaire de l’île de Lesbos, où se déroule l’action de Daphnis et Chloé.

Chagall a très certainement été séduit à l’idée d’illustrer le texte de Longus car il reflétait d’une certaine manière l’allégresse éprouvée par l’artiste à cette période de sa vie : il venait de s’installer sur la Côte d’Azur après un douloureux exil durant la Seconde guerre mondiale, et retrouvait l’amour avec sa dernière épouse Vava. Chagall connaissait cependant Daphnis et Chloé depuis l’adaptation de la pastorale par les ballets russes à Paris en 1912. Le créateur des costumes était Léon Bakst, le maître de Chagall lors de ses études à Saint-Pétersbourg. Chagall appréciait notamment la musique de Maurice Ravel pour ce ballet, et l’on retrouve dans la suite de lithographies qu’il produit un rythme coloré qui semble presque en être un pendant visuel.

Alors qu’il menait son projet de livre illustré, Chagall fut contacté par le directeur artistique de l’Opéra de Paris, Serge Lifar, pour à son tour imaginer les décors et costumes du ballet Daphnis et Chloé. Il boucle ainsi la boucle de ce projet qui est autant à lire, à regarder qu’à écouter.

Et pour l’Odyssée ?

Chagall illustre l’Odyssée à l’instigation de l’éditeur Fernand Mourlot en 1974-1975. Il s’était déjà familiarisé avec le texte antique quelques années plus tôt lorsque le doyen de la Faculté de droit de Nice, Louis Trotabas, lui confia la réalisation d’une mosaïque monumentale sur le sujet pour l’atrium de la nouvelle faculté [Le Message d’Ulysse, 1968].

Rien dans l’itinéraire du peintre ne laissait présager ce goût pour l’Antiquité : comment l’Antiquité s’est-elle introduite dans l’imaginaire du peintre?

Chagall découvre l’Antiquité avec les ballets russes lorsqu’il arrive à Paris au début des années 1910. Il peint un Orphée, Mars et Vénus… c’est avant tout une antiquité théâtrale et fantasmée qu’il représente alors. Chagall a toujours été intéressé par la représentation d’êtres hybrides, et l’Antiquité lui ouvre la voie vers un monde de nymphes, de satyres et autres êtres fantastiques. C’est surtout à partir des années 1950 que son intérêt pour l’Antiquité se développe. Chagall s’installe alors définitivement sur la Côte d’Azur. Il devient méditerranéen, et voit dans la Grèce antique le berceau de la civilisation méditerranéenne au sein de laquelle il vit.  

Et vous? N’est-ce pas paradoxal pour un spécialiste de l’art contemporain de commencer au musée Chagall par une exposition sur les liens avec l’Antiquité?

C’est en effet assez cocasse, mais j’ai avant tout une formation généraliste en histoire de l’art, et j’ai toujours eu un intérêt particulier pour la Grèce antique. Aussi, il était important pour moi de confronter les lithographies de Chagall illustrant l’Odyssée à des œuvres antiques issues de collections patrimoniales de la région. Chagall s’est inspiré de l’iconographie antique, et nous sommes heureux de pouvoir exposer ses œuvres à côté de représentations de sirènes antique ou d’une tête de cyclope.

Qu’est-ce que l’Antiquité a apporté à la vision de Chagall ?

L’Antiquité a permis à Chagall de disposer d’un nouveau socle culturel au moment où il devient méditerranéen ; il s’agit d’un univers qu’il s’approprie et vient se mêler dans une fluidité toute chagallienne aux références au monde yiddish ou à la culture biblique qui jalonnent son œuvre.

La vision de l’Antiquité de Chagall est littéralement géniale, à la fois suprême et ingénue, pourriez-vous nous en donner quelques exemples 

Chagall s’aborde l’Antiquité avec beaucoup de facétie. C’est particulièrement visible dans sa suite de 43 lithographies pour l’Odyssée. Il traite ce mythe culturel et littéraire avec une certaine légèreté. Il n’y a rien d’effrayant dans l’Odyssée de Chagall, au contraire, le cyclope, représenté avec trois yeux, semble être un personnage burlesque au milieu d’une arène de cirque ; les sirènes ressemblent à des femmes-poules ou à des anges à queue de poisson ; là où les Enfers se transforment en espace solaire où un personnage bleu à tête de cygne côtoie un petit être bachique vert.   

Une des dernières œuvres du peintre est une mosaïque intitulée Le Message d’Ulysse: Comment ne pas voir un parallèle entre Chagall qui a traversé le siècle, tant voyagé et tant enduré, et Ulysse dont Homère nous dit au tout début de l’Odyssée, qu’il est l’homme aux mille tours qui a tant erré et tant souffert ?

Il est en effet très probable que Chagall ait vu une résonnance entre son parcours personnel et celui d’Ulysse, des années d’errances et d’exil jusqu’à un « bonheur retrouvé », sur ces mêmes rives de la Méditerranée, auprès de son épouse.

 

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Marc Chagall et Lino Melano, Le Message d’Ulysse, 1968. Mosaïque. Faculté de droit et Sciences économiques, Nice. © Photo : François Fernandez © ADAGP, Paris, 2020.

Le Message d’Ulysse est-il le testament ultime de Chagall ? 

Le terme est peut-être un peu fort car Chagall vécut encore 17 ans après la réalisation du Message d’Ulysse, mais il s’agit assurément d’une œuvre significative des années de maturité de l’artiste. Elle est réalisée en contrepoint des dix-sept peintures du Message Biblique pour lesquelles un musée est alors en train d’être construit à Nice [actuel musée national Marc Chagall]. Le Message d’Ulysse est pensé comme un message d’espoir à l’attention des étudiants. Il souhaite leur inspiré le même esprit d’intelligence, d’aventure et de sagesse que celui d’Ulysse. D’ailleurs, Chagall travaillait à cette œuvre en mai 1968, et fut très bien accueilli par les étudiants.

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