Chroniques anachroniques - Anti-morosité II : Besame, besame mucho

Texte :

À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.

À notre grand dam, nous n’embrassons plus, nous les français, mondialement connus pour le French kiss. Nous n’embrassons plus nos amis, nos parents et avons même quelque réticence sanitaire à embrasser nos enfants, nos conjoints divers. Qu’il soit déposé chastement sur la tête, près de l’oreille, qu’il s’approche plus dangereusement de la commissure des lèvres, ou qu’il soit plus savoureux et amoureux, comme l’écrit Louise Labé, le baiser signe notre rapport à nos proches. Le fougueux et jeune Catulle (Ier s. av. notre ère) en demande et en redemande à sa chère Lesbie, plus que de raison.


Viuamus, mea Lesbia, atque amemus,

Rumoresque senum seueriorum

Omnes unius aestimemus assis.

Soles occidere et redire possunt ;

(5) Nobis cum semel occidit breuis lux,

Nox est perpetua una dormienda.

Da mi basia mille, deinde centum,

Dein mille altera, dein secunda centum,

Deinde usque altera mille, deinde centum.

(10) Dein, cum milia multa fecerimus,

Conturbabimus illa, ne sciamus,

aut ne quis malus inuidere possit,

Cum tantum sciat esse basiorum.

Vivons, ma Lesbia, aimons-nous et que tous les murmures des vieillards moroses aient pour nous la valeur d’un as. Les feux du soleil peuvent mourir et renaître ; nous, quand une fois est morte la brève lumière de notre vie, il nous faut dormir une seule et même nuit éternelle. Donne-moi mille baisers, puis cent, puis mille autres, puis une seconde fois cent, puis encore mille autres, puis cent. Et puis, après en avoir additionné beaucoup de milliers, nous embrouillerons le compte si bien que nous ne le sachions plus et qu’un envieux ne puisse nous porter malheur, en apprenant qu’il s’est donné tant de baisers.

Catulle, Poésies, V, Texte établi et traduit par G. Lafaye, Paris, Les Belles Lettres, 1998

Trois termes existent pour dire le baiser, osculum, sauium et basium. Il faut dire que les Romains distinguaient déjà plusieurs catégories de baisers, le baiser de salut au sein de la famille, celui d’adieu, celui de la séparation (baiser funèbre), de la réconciliation, des félicitations, des remerciements…Osculum, diminutif de os, « petite bouche », a désigné le baiser à partir de l’expression oscula iungere, « unir les bouches du bout des lèvres ». Bien qu’il s’agisse d’un baiser sur la bouche, les dispositions affectives qui l’engendrent sont fluctuantes : baiser du respect pour le grammairien Servius, baiser cérémoniel pour Donat, baiser donné aux enfants pour le pseudo Isidore de Séville. Sauium, issu de suauis, est plus voluptueux (il s’adresse, pour les lexicographes, aux amants et aux prostituées). Quant à basium, ce serait un terme originaire de Gaule cisalpine (d’où vient Catulle) qui fait son entrée dans le latin précisément dans le poème que nous avons retenu et dont est issu notre baiser, le bacio, le beso, le beijo…et qui serait plus tendre. En effet, le corpus latin respecte globalement cette classification entre un osculum correct entre familiers, un sauium plus vulgaire dans un contexte érotique, voire d’amour vénal, et un basium qui tend de plus en plus à rejoindre cette valeur érotique.

Mais ne nous y trompons pas ! L’osculum apparaît désigner le baiser qu’une matrone recevait de sa famille (un droit et un devoir incombant à ses parents jusqu’au 6e degré), sans aucune portée érotique, mais, tel un test d’alcoolémie, le ius osculi permettait de contrôler l’haleine des femmes de la famille pour s’assurer qu’elles n’avaient pas bu de vin. Il devint un signe de reconnaissance de la parentèle.

Chez les Perses, le baiser sur la bouche est un salut entre égaux, alors que le baiser sur la joue marque un léger écart social, selon Hérodote et Xénophon. En Orient, le baiser amoureux naît après le baiser de salutation. De même en Grèce, Homère connaît le baiser de salutation (kunéw), mais non le baiser amoureux (philéma), ultérieur (mais Pâris se contentait-il de « saluer » Hélène, et Ulysse Nausicaa et Calypso… ?!). Certains peuples, tels les Esquimaux, les Mongols, les Polynésiens ignorent le baiser érotique.

Et qu’en est-il du baiser en politique (baiser de Judas ou baiser à la russe) ? Entre les deux, il y a le baiser de Lamourette (sic) pour désigner une réconciliation passagère. L’abbé Lamourette (re sic) évêque constitutionnel de Lyon, devant l’assemblée législative du 7 juillet 1792, pour célébrer une prétendue réconciliation entre parlementaires, les a invités à s’embrasser mutuellement. Après cet élan du cœur, chacun de retourner vite aux positions initiales de son parti.

Christelle Laizé et Philippe Guisard

Dans la même chronique

Dernières chroniques