Entretien idéal avec Jean-Pierre De Giorgio à propos de César, Guerres

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Fruit d’un travail collectif de plusieurs années faisant intervenir historiens et spécialistes de littérature latine, les Belles Lettres viennent de publier une nouvelle traduction des œuvres complètes de César. En exclusivité, La vie des Classiques s'est entretenue avec Jean-Pierre De Giorgio. 

LVDC. Comment vous présenter ?

Je suis Jean-Pierre De Giorgio, maître de conférences en langue et littérature latine depuis 2006. Depuis 2015, en détachement, j’assure la direction du département d’enseignement supérieur au collège Sévigné à Paris. Ma mission est d’encadrer les préparations au concours de l’enseignement : CAPES et agrégation. J’assure également dans le cadre de mon laboratoire de recherche, le CELIS, une mission de recherche centrée sur le dialogue et ses théories dans l’Antiquité romaine. Je m’intéresse particulièrement à la question de l’écriture de soi et au développement de la prose à la fin de la République. C’est ce qui explique mon intérêt pour César.

Quelles ont été les rencontres déterminantes, de chair ou de papier, dans votre formation ?

J’ai l’impression d’être en formation permanente et de faire des rencontres déterminantes encore maintenant. Je peux mentionner néanmoins Patrick Laudet, qui fut mon professeur de français en classe préparatoire, à Annecy, et à qui je dois d’avoir eu l’énergie de préparer sérieusement le concours de l’ENS de Fontenay-Saint-Cloud. Agnès Rouveret a été une autre rencontre déterminante, lorsque je me suis inscrit en licence à l’université de Nanterre. Avec elle, j’ai appris qu’on pouvait faire dialoguer les textes et les images antiques. Quant aux rencontres de papier, j’ai envie d’en citer deux : il y a d’abord la Distinction de Pierre Bourdieu qui m’a fait comprendre qu’un choix de vie est aussi un style, et puis il y a Michel Foucault, dont les questionnements sur la liberté individuelle n’ont jamais cessé de me marquer.

Quelle a été votre formation intellectuelle?

Comme beaucoup d’antiquisants de ma génération, j’ai appris à « décoloniser » l’Antiquité. À l’envisager, comme dirait Florence Dupont, comme un « territoire des écarts ». Je suis fondamentalement un littéraire, marqué par les acquis de la narratologie et de la sémiotique, mais aussi par la sociologie. La découverte, avec Agnès Rouveret, de l’archéologie, des images et de la notion d’imaginaire, m’a permis d’approfondir mes propres questions sur la subjectivité dans les textes latins. La linguistique me passionne également, en particulier les analyses conversationnelles des écoles de Genève et de Lyon, avec lesquelles j’ai beaucoup appris.

Quel a été le premier texte latin et grec que vous avez traduit/lu? Quel souvenir en gardez-vous ?

Le premier texte que j’ai traduit intégralement est le recueil de poésies de Tibulle. J’en garde un souvenir merveilleux car c’est la première fois que je suis entré en littérature latine. Je préparais alors le concours de Fontenay-Saint-Cloud. C’est aussi la première fois que j’ai réellement fait l’expérience de la traduction d’un texte long. La langue de Tibulle est relativement accessible mais ses images sont très frappantes. Vre ferum, « Mets l’homme fier sur le gril »... Je découvrais que la traduction pouvait être une activité ludique, surprenante, parfois même spectaculaire.

Vous avez consacré une partie de votre vie à l’étude de la poésie amoureuse, cependant aujourd’hui vous nous présentez un volume consacré à un des plus grands chefs de guerre de tous les temps, César, pourquoi ?

En fait, j’ai très peu écrit sur la poésie amoureuse mais il est vrai que je suis très attaché à cette partie de la littérature latine. Mon mémoire de maîtrise, sous la direction d’Agnès Rouveret, portait sur le « je » de Catulle. J’ai consacré un ou deux articles à cet auteur et notamment à son poème 64. César connaissait bien Catulle avec lequel, malgré les agressions répétées de ce dernier, il a (au moins) deux points communs : un goût affirmé pour le sermo, la langue de la conversation quotidienne, et un vrai talent dans la mise en scène de soi.

Quelle est la spécificité de la tactique militaire de César ? Qu’a-t-il « inventé » ?

On cite souvent la rapidité de César, sa celeritas, comme une véritable marque de fabrique. Il faudrait noter également l’importance du renseignement sur lequel il a su s’appuyer pour prendre les décisions adéquates et courir des risques mesurés. Il faut également prendre en compte son goût pour les innovations techniques. Sa description du pont sur le Rhin suggère l’importance qu’il accorde au génie militaire. A plusieurs reprises, les Gaulois, qui trouvent que les Romains sont ridiculement petits, sont néanmoins impressionnés par la construction des machines de guerre romaines et par leur efficacité. Mais dans son récit, un autre élément attire l’attention : César est aussi celui qui sait ne pas engager un combat parce qu’il est trop dangereux ou parce que la paix vaut parfois mieux que la guerre. Dans le premier livre de la Guerre civile, on est frappé par une seule chose : le refus obstiné de César d’entrer en guerre contre d’autres Romains.

Qui se battait ? Etait-il possible de passer une vie « en paix »?

En écoutant votre question, je me demande si le titre de notre ouvrage n’aurait pas dû être, avec un peu d’ironie : « Paix ». En effet, dans la Guerre des Gaules comme dans la Guerre civile, César ne cesse, non sans habileté, de proclamer qu’il intervient, non pas pour faire la guerre ou pour mener des guerres, mais pour maintenir la paix ou la rétablir. Cependant, il existe un impératif supérieur à la paix : la liberté. Si la paix est désirable, la liberté vaut bien qu’on se batte pour elle. C’est ainsi que César explique le sursaut des Gaulois qui suivent Vercingétorix pour ne pas finir en esclavage.

Votre ouvrage est le fruit d’une collaboration entre littéraires, historiens et archéologues, pourquoi?

Notre connaissance du monde gaulois s’est enrichie considérablement ces dernières décennies. Il n’était pas question de passer à côté des dernières découvertes archéologiques. D’autre part, les Commentaires de César posent des problèmes historiques complexes et demandent à être confrontés à d’autres témoignages sur cette période trouble de la République : la pluridisciplinarité était le meilleur moyen d’offrir un éclairage précis sur ce texte à la fois trop connu et énigmatique. L’approche littéraire a elle-même gagné à ces échanges. Je suis aujourd’hui certain que l’amitié qui est née de ces collaborations est perceptible dans la traduction. Les discussions et les questions qui ont scandé le travail nous ont permis de gagner en clarté, de nous méfier des évidences et peut-être aussi de laisser affleurer l’humour discret (mais réel) de César...

Du point de vue littéraire quelle est la particularité de la langue de César ?

Les contemporains de César font l’éloge de « l’élégance » de son écriture. L’elegantia suppose un idéal de clarté et de correction de la langue. Il y a cette beauté nue, sans ornement, que Cicéron, qui écrit très différemment, se sent obligé de louer dans son dialogue intitulé Brutus. Cette élégance est peut-être à mettre en relation avec le traité de grammaire que César a écrit pendant ses campagnes en Gaule et qui était peut-être un manuel de latin pour les Gaulois. L’ouvrage, dont il ne nous reste que des fragments, insistait sur la nécessité de revenir à la pureté historique de la langue. Les guerres de César furent aussi idéologiques et esthétiques.

Quelles batailles vous fascinent ? Pourriez-vous nous en raconter une ?

Je suis surtout fasciné par la stratégie militaire de Vercingétorix qui demande aux Gaulois de pratiquer la politique de la terre brûlée pour affamer les Romains. Cette décision a dû être terrible à prendre. Si terrible que les Bituriges demandent qu’on fasse exception pour ce qu’ils considéraient comme le joyau de la Gaule : Avaricum. Vercingétorix se laisse attendrir, ce qui causera la perte des Gaulois.

Peut-on en tirer des leçons pour notre époque ?

Sincèrement, j’espère que nous n’aurons jamais à le faire...  Ce qui ne signifie pas que ces récits n’ont aucun intérêt aujourd’hui : les deux textes de César ont le statut de récits fondateurs. On croit assister, dans l’un, à la naissance de la Gaule, et dans l’autre, à celle de l’empire romain.

A quoi ressemble votre bibliothèque ? Quelle est la part de l’Antiquité ?

Dans notre bibliothèque (nous sommes deux antiquisants à la maison), il y a beaucoup, beaucoup de livres consacrés à l’Antiquité. Des textes, dans des collections différentes, des études historiques, des ouvrages d’art, des études littéraires et quelques éditions anciennes que nous conservons pieusement et osons à peine ouvrir. Dans cette bibliothèque, il y a quatre traductions différentes de Catulle...

S’il fallait retenir un enseignement de César ce serait lequel ?

Il est difficile de prendre une bonne décision. C’est l’enseignement principal qui se dégage de l’écriture des Commentaires. On peut même dire que le Consilium est la matrice de l’écriture des principaux épisodes. Mais la force de César consiste surtout dans sa faculté à ne jamais révéler quelle est la finalité réelle de son projet. Ses silences finissent par devenir plus fascinants que ses écrits.

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