Un jour, un mythe - Narcisse et Echo

Texte :

Chaque jour, un nouveau mythe à dévorer dans votre calendrier de l'avent mythologique ! Par Laure de Chantal

Très renommé dans les cités de l’Aonie,
Il [le devin Tirésias] donnait à chacun d’infaillibles réponses,
Dont la première à vérifier l’exactitude
Fut Liriope aux flots bleus. Un jour, de ses méandres
L’enlaçant, le Céphise, enfermée dans son onde,
La viola. Fort jolie, elle accoucha d’un fils
Qui dès lors semblait né pour être aimé des nymphes,
Et l’appela Narcisse. Elle vint demander
S’il pouvait escompter une longue vieillesse.
Le devin répondit : S’il ne se connaît pas.
L’oracle parut vain longtemps mais fut prouvé
Par les faits, par sa mort, par son délire étrange.
Touchant à ses seize ans, le fils né du Céphise,
Semblant encor enfant et jeune homme déjà,
Éveillait le désir de maints garçons et filles.
Mais sa tendre beauté cachait un cœur si fier
Que fille ni garçon ne purent le toucher.
Un jour vers ses filets chassant des cerfs tremblants

Le vit la nymphe à voix qui jamais n’interpelle
Et qui toujours répond, Écho la résonnante.
Outre une voix, Écho avait alors un corps,
Mais sa bouche bavarde, alors comme aujourd’hui,
Renvoyait seulement les derniers mots des phrases.
Ainsi voulut Junon, qu’elle empêcha souvent
D’attraper Jupiter couchant avec les nymphes
Dans la montagne, en lui tenant de longs discours
Le temps qu’elles s’enfuient. Junon comprit, et dit :
Que pour m’avoir trompée le pouvoir de ta langue
S’épuise, et que ta voix au plus simple s’abrège !
L’effet suivit, et désormais quand on lui parle
Elle bisse les sons et répète les mots.
Or donc, voyant Narcisse errer hors des chemins,
Elle s’enflamme et suit ses traces en cachette,
Et plus elle les suit, plus près du feu s’enflamme.
Le soufre vif dont on enduit le bout des torches
S’embrase encor moins vite au contact de la flamme.
Oh ! pouvoir l’aborder d’une voix caressante,
Doucement le prier ! Sa nature s’oppose
À ce qu’elle l’appelle. Elle est prête du moins,
Le pouvant, pour répondre à guetter ses paroles.
Le garçon, séparé de ses amis, leur crie :
Quelqu’un est-il par là ? Par là ! répond Écho.
Stupéfait, promenant ses regards alentour,
Il crie à pleine voix : Viens ! Viens ! lui répond-elle.
Voyant que nul ne vient, il crie : Que me fuis-tu ?
Les mots qu’il a criés lui reviennent pareils.
Il insiste, abusé par ce pseudo-dialogue :
Ici ! Rejoignons-nous ! Rien n’est plus agréable
À Écho qui répète à plaisir : Joignons-nous !
Charmée de son propos, sortie de la forêt,
Elle veut enlacer ce cou tant espéré,
Mais Narcisse s’enfuit, lui criant : Bas les pattes !
Plutôt mourir cent fois que de t’appartenir !
Ne répétant que ce « t’appartenir », la nymphe,
Chassée, va dans les bois cacher sous la ramure

Sa rougeur. Elle y vit esseulée dans les grottes,
Mais l’amour dure et croît du mal de l’abandon,
En vigilants soucis son pauvre corps s’épuise,
Sa peau sèche et maigrit, la sève de ses membres
S’évapore, et seuls restent ses os et sa voix.
Les os changés, dit-on, en roc, la voix intacte,
Cachée dans les forêts, invisible en montagne,
Tous l’entendent : le son en elle survit seul.
Comme elle, d’autres nymphes d’eau ou de montagne
S’étaient vues dédaignées, après mille garçons.
L’une ou l’un supplia, levant ses mains au ciel :
Qu’il aime lui aussi sans posséder l’aimé !
La vierge de Rhamnonte agréa sa prière.
Une claire fontaine aux eaux de vif-argent
Coulait dans la montagne, inconnue des bergers,
Des chèvres, des troupeaux, et que n’avaient troublée
Ni bête, ni oiseau, ni même branche morte,
Qu’entouraient un gazon nourri d’humidité
Et des arbres filtrant les ardeurs du soleil.
Là le garçon, las de chasser, mort de chaleur,
S’étant couché, charmé par la source et le site,
Veut apaiser sa soif, mais en sent naître une autre
Tandis qu’il boit, s’éprend de l’image qu’il voit,
Aime un espoir sans corps, pour un corps prend de l’onde,
S’extasie à soi-même et face à soi demeure
Pétrifié, vraie statue de marbre de Paros.
Allongé sur le sol il voit ses yeux, deux astres,
Ses cheveux dignes de Bacchus et d’Apollon,
Ses joues d’enfant, son cou ivoirin, sa gracieuse
Moue et son teint vermeil et de neige à la fois,
En admire tout ce qu’il a d’admirable,
Inconscient, se désire, est l’amant et l’aimé,
Se veut et est voulu, incendie et s’enflamme !
Ah ! que de vains baisers à cette eau fallacieuse !
Que de fois pour saisir son cou qu’il voit dans l’onde
Il y plongea les bras sans s’y pouvoir atteindre !
Que voit-il ? Il ne sait. Mais ce qu’il voit le brûle

Et une même erreur trompe et trouble ses yeux.
Pourquoi saisir en vain, crédule, un simulacre ?
Tu cherches un néant. Tourne-toi, l’aimé meurt.
C’est l’ombre d’un reflet, son spectre que tu vois,
Dépourvu d’être, il vint et demeure avec toi,
Avec toi s’en ira si tu peux t’en aller !
La faim ni le sommeil ne peuvent l’arracher
De ces bords où couché dans l’herbe épaisse il fixe
D’un œil irrassasié l’image mensongère,
Et ce regard le tue. Levant un peu le buste
Il crie, tendant les bras alentour vers les bois :
Quel amant, ô forêts, souffrit-il plus que moi ?
Vous devez le savoir, si souvent leur refuge ?
Vous si âgées, vous souvient-il au long des siècles
D’avoir vu nul amant dépérir comme moi ?
Il me plaît, je le vois, mais, vu et me plaisant,
Si fol est mon amour que je ne puis l’atteindre !
Comble de maux, nul océan ne nous sépare
Ni route ni montagne ou mur aux portes closes,
Un peu d’eau seulement. Lui voudrait mon étreinte,
Chaque fois que je tends mes baisers vers l’eau pure,
Chaque fois vers ma lèvre il veut lever sa bouche :
Pensant toucher l’aimé, un rien nous en sépare.
Viens, inconnu ! Fleur des garçons, que me joues-tu ?
Je te cherche, où vas-tu ? Ma beauté ni mon âge
Ne te font certes fuir, moi qu’aimèrent des nymphes.
Je ne sais quel espoir promet ta face amie,
Quand je te tends les bras tu les tends de toi-même,
Ris quand je ris, et je t’ai vu souvent pleurer
Quand je pleurais. Ta tête me renvoie mes signes,
Et j’augure aux flexions de ta bouche adorable
Que tu m’envoies des mots sans atteindre mon ouïe.
J’ai compris ! Tu es moi ! Mon reflet me détrompe !
Brûlant pour moi, j’embrase et je subis la flamme !
Que faire ? Être imploré ? Implorer ? Mais de quoi ?
Portant l’aimé en moi, ma richesse est ma ruine !
Oh ! Pouvoir séparer mon être de mon corps !

Étrange vœu d’amant, je veux quitter qui j’aime !
Le mal ronge ma force, un bref instant de vie
Me reste, et je mourrai dans la fleur de mon âge.
Effaçant ma douleur, ma mort sera légère.
J’aurais voulu du moins que survécût l’aimé,
Mais unis par le cœur nous mourrons d’un seul souffle !
Il dit, et, pauvre fol, retourne à son reflet,
Mais ses pleurs troublent l’eau, le remous du bassin
Noircit l’image. Il crie, la voyant s’effacer :
Où t’en vas-tu, cruel ? Reste, ne quitte pas
Qui t’aime ! Oh ! me laissant, faute de te toucher,
Te voir, au moins nourris mon malheureux délire !
Tout en pleurant, ôtant le haut de sa tunique,
Il frappe son sein nu de ses paumes de marbre,
Et le sein sous les coups se colore de rose
Ainsi qu’un fruit souvent, blanc d’un côté, de l’autre
Rougit, ou qu’un raisin en grappe au ton changeant
Avant d’avoir mûri s’empourpre par endroits.
Quand dans l’onde éclaircie il vit ses meurtrissures,
Il n’y tint plus. Comme une cire fauve fond
À la flamme légère, ou le gel du matin
Tiédi par le soleil, rongé d’amour, miné,
Brûlé d’un feu secret il se meurt lentement.
Il a perdu son teint de roses et de lys,
Ses forces, sa santé, tout ce qui l’a charmé,
Du corps qu’aima Écho il n’est plus même l’ombre.
Le voyant, elle oublie sa rage et sa rancœur,
S’afflige, et aux « Hélas ! » du malheureux garçon
Sa voix vibre et répète après lui des « Hélas ! »
Et au bruit de ses mains qui se frappent les bras
Répond le bruit pareil des mêmes coups frappés.
Quand, fixant encor l’onde, il dit ces derniers mots :
Las, garçon, vain amour !, l’entour scanda les mêmes.
Adieu ! dit-il enfin. Adieu ! dit-elle aussi.
Épuisé, il laissa sa tête aller dans l’herbe,
La mort ferma ses yeux qui l’admiraient encor,
Et même En-Bas il se mira dans l’eau du Styx.

Éplorées, les naïades ses sœurs à leur frère
Offrirent leurs cheveux coupés, et des dryades
Aussi en pleurs Écho répéta les sanglots,
Puis, le bûcher paré, la civière et les torches,
Au lieu du corps absent on trouva une fleur
Safranée, au pistil ceint de pétales blancs.

Ovide, Métamorphoses, III

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