Grand Écart — Érostrate et le terrorisme aveugle

Texte :

Si les sociétés antiques constituent bien cet « espace alternatif » provoquant un dépaysement absolu, il arrive parfois au lecteur curieux de tomber sur un texte qui semble faire écho aux préoccupations les plus actuelles. Ce sont ces textes et les perspectives qu’ils ouvrent sur notre époque que cette chronique entend explorer : avec cette conviction que l’intérêt présenté par l’Antiquité ne saurait se réduire ni à « un roman des origines » ni à un humanisme intemporel qui resterait insensible aux mutations des sociétés.

Le temple d'Artémis fut, pendant deux siècles, la grande attraction d’Éphèse. Chef-d’œuvre de l'art ionique, il faisait, par ses dimensions, le double du Parthénon (construit un siècle plus tard) et fut classé par les Anciens parmi les sept merveilles du monde. Cette merveille disparut en fumée, dans les circonstances que voici, telles que les rapporte, à une distance de quatre siècles, l'historien romain Valère Maxime :

Voici un exemple où la passion de la gloire alla jusqu'au sacrilège. Il s'est trouvé un homme qui s'avisa de brûler le temple de Diane, à Éphèse, afin que la destruction d'un si magnifique ouvrage répandît son nom dans tout l'univers. Il avoua cette intention insensée lorsqu'il fut sur le chevalet. Les Éphésiens avaient eu la sagesse d'abolir par décret la mémoire d'un homme si exécrable ; mais Théopompe, s’abandonnant à sa faconde naturelle, l'a mentionné dans ses livres d'histoire[1].

La concision de ce rapport, dénué de tout apprêt littéraire, lui confère une étonnante force, en réduisant ses données à un schéma quasi mythique : le mobile du crime, la célébrité, sa nature : le sacrilège, et son châtiment : la mort assortie de la damnatio memoriae. En se montrant un peu moins sobre, on peut s'attarder sur le geste d’Érostrate. Le temple, orgueil de la cité et dédié à sa déesse tutélaire, constituait à la fois un édifice religieux, un paradigme de l'Art, si cher au cœur des Grecs, et un pôle de l'activité économique, dans la mesure où il servait aussi de banque. En détruisant ce monument sacré à plusieurs titres, Érostrate accomplit donc l'acte le plus propre à frapper les esprits. Les Talibans, en s'attaquant aux Bouddhas colossaux de Bamiyan, ou les affidés de Daech, en faisant sauter les vestiges de l'antique Palmyre, n'agiront pas autrement : le patrimoine artistique constitue en effet un des derniers refuges du sacré, dans notre civilisation moderne... Cependant, Érostrate ne se réclame d'aucune idéologie, il n'a pas de compte à régler avec Artémis, ni avec ses concitoyens : ce qui étonne le plus dans son acte, c'est son aspect purement gratuit – en dehors de cette quête de notoriété. Or, en toute logique, pour atteindre cette gloire universelle à laquelle il aspire, l'incendiaire doit d'abord être découvert ; et s'il est découvert, son arrestation sera suivie d'une mort certaine – ce que les faits vérifieront.

Un autre cas, dans l'Antiquité, fait écho à la démarche suicidaire d'Érostrate : c'est l'histoire de Pérégrinus, racontée beaucoup moins sobrement par Lucien de Samosate, qui fait d'ailleurs lui-même le rapprochement entre les deux hommes[2]. Pérégrinus est présenté par le narrateur comme une sorte d'aventurier que la double influence des philosophes cyniques et du christianisme conduit au mépris de la vie terrestre et des valeurs civiques, mais sans le délivrer pour autant de la vanité des choses d'ici-bas : sa seule obsession, si l'on en croit Lucien, consiste à faire parler de lui, à n'importe quel prix. C'est ainsi que le personnage annonce, à la fin de jeux olympiques, qu'il s'immolera par le feu lors des Olympiades suivantes. Et il tient parole : le récit fait avec complaisance, et sans ménager les sarcasmes, la chronique de cette mort annoncée qui devient une grande attraction populaire où la foule se presse autour du bûcher. Et le narrateur, qui a assisté à cet événement désastreux, d'évoquer pour finir « la puissance tyrannique de l'amour immodéré de la gloire », à laquelle nul n'échappe.

Les successeurs de Pérégrinus, à notre époque, trouvent dans Internet et les réseaux sociaux des outils particulièrement adaptés à leur soif de notoriété. C'est ainsi qu'à la fin de l'année 2017 un individu a annoncé sur un site qu'il allait tuer sa mère dans les jours suivants, avant de passer à l'acte la nuit du Réveillon. Rousseau, qui aurait détesté Facebook, écrit à la fin de son Discours sur l'Inégalité : « L'homme sociable toujours hors de lui ne sait vivre que dans l'opinion des autres, et c'est pour ainsi dire de leur seul jugement qu'il tire le sentiment de sa propre existence. » Peu importe, en fin de compte, la nature du jugement, dans cette quête ontologique dévoyée, pourvu que le regard d'autrui vous tire enfin de l'inanité qui vous menace... On aboutit ainsi au paradoxe suivant : avec Érostrate ou Pérégrinus, nous sommes en présence de deux individus qui choisissent de mourir pour exister...

Les terroristes modernes n'échappent pas au syndrome d'Érostrate : cette formidable caisse de résonance que constituent les médias confère une gloire éphémère à leur nihilisme dévastateur. Régulièrement des tireurs fous, aux États-Unis et ailleurs, massacrent arbitrairement leurs semblables en étant quasiment sûrs d'y laisser leur vie, quand ils ne retournent pas leur instrument de mort contre eux-mêmes. Les crimes commis par des kamikazes qui se font exploser en même temps que leurs victimes ne sont plus, hélas, une exception. En France, il est vrai que les attentats les plus meurtriers de ces dernières années ont tous été le fait de terroristes se réclamant de l'inspiration islamiste. Mais, chez ces individus qui sont passés de la petite délinquance au crime de masse, et dont la cervelle pèse moins lourd que leurs armes de guerre, la quête d'une reconnaissance sociale joue sans doute aussi un rôle non négligeable – ce que les idéologues qui les manipulent ont parfaitement compris. Le psychanalyste Fethi Benslama fait remarquer que les terroristes, dans leur soif de notoriété, laissent « les moyens de les identifier rapidement pour être en phase avec la vitesse médiatique. »

Érostrate est puni par où il a péché : son nom est banni de la mémoire des hommes, et ne doit qu'à un historien un peu trop disert (magnae facundiae) d'avoir été sauvé de l'oubli. Ce châtiment a quelque chose d'instinctif : « N'écrivez pas le nom du terroriste, il ne le mérite pas » ont dit aux journalistes les habitants de Trèbes, après l'attaque de leur supérette[3]. À la suite de l'attentat de Nice, le rédacteur en chef du Monde prit en juillet 2016 l'engagement de ne plus publier de photographies des auteurs de tueries, pour éviter d'éventuels effets de glorification posthume. D'autres médias, comme le journal La Croix, s'engagèrent à ne pas livrer leur nom. Ces prises de position suscitèrent tout un débat au sein des différents organes de Presse, dans les jours qui suivirent. Dans son discours d'hommage aux Invalides après l'attentat de Trèbes, le chef de l'État faisait observer : « Alors que le nom de l'assassin sombrait déjà dans l'oubli, le nom d'Arnaud Beltrame devenait celui de l'héroïsme français. » À la notoriété provisoire des Érostrate de tout poil, s'oppose en effet la gloire du vrai héros. C'est ainsi qu'une tradition rapportée par Plutarque fait naître Alexandre la nuit même de l'incendie du Temple d'Artémis, comme pour mieux opposer les deux hommes. Le héros national apparaît bien comme l'antithèse rigoureuse d'Érostrate : au trépas ignominieux de celui-ci, soumis à la torture, s'oppose la mort glorieuse du guerrier tombé au service de la cité – les deux ayant pour effet de resserrer symétriquement les liens de la communauté : le premier la recrée par son expulsion symbolique, le second la soude autour des honneurs officiels qui lui sont rendus. J-P Vernant rappelle comment on célébrait en Grèce « la belle mort, pour lui donner le nom dont la désignent les oraisons funèbres athéniennes. (…) Pour toute la durée des temps à venir elle fait accéder le guerrier disparu à l'état de gloire ; et l'éclat de cette célébrité, kleos, qui s'attache désormais à son nom et à sa personne, représente comme le terme ultime de l'honneur[4]» L'univers épique est bien éloigné de nous, mais nous gardons une nostalgie de ses héros, et le terme, qui a gardé sa connotation virile, sinon guerrière, témoigne d'un obscur besoin de modèles présentés à notre admiration, voire à notre imitation. L'héroïsme, aujourd'hui comme hier, suppose la conjonction de trois éléments : un courage hors du commun, des circonstances exceptionnelles, et cette grande cause sans quoi l'exploit accompli ne susciterait guère plus d'admiration que celle qu'on accorde aux pratiquants des sports extrêmes. Mais il ne s'enracine plus, comme dans l'épopée homérique « dans la volonté d'échapper au vieillissement et à la mort[5] ». Arnaud Beltrame n'a pas choisi de mourir, comme Achille. Il a cherché simplement, et au-delà de la norme, à aller jusqu'au bout de son devoir.

Dieu merci, la plupart d'entre nous échappent aux circonstances exceptionnelles qui permettraient de tester leur capacité d'héroïsme. Aussi bien, les modèles les plus opposables aux émules d'Érostrate, aujourd'hui,  ne sont-ils  pas tant les auteurs d'actes extraordinaires que ces gens qu'on nomme parfois – d'un terme impropre mais suggestif – « les héros du quotidien » (ce qu'était au fond Arnaud Beltrame, avant que des circonstances dramatiques ne le propulsent vers l'éclat de son destin) : tous les obscurs, les sans-grades, hommes et femmes qui occupent vaillamment le poste où ils ont été placés, animateurs socioculturels de quartiers défavorisés, infirmières qui s'épuisent au service des malades, ouvriers mal payés pour des tâches harassantes, petits commerçants qui maintiennent la vie de zones déshéritées, et l'on peut allonger la liste... Loin de songer à détruire des temples pour une célébrité chimérique, ce sont eux au contraire qui permettent à l'édifice social de tenir, dans leur dévouement anonyme.

J-P P.

 


[1] Valère Maxime, Dits et faits mémorables (VIII, 14, 5).

[2] Lucien, La mort de Pérégrinus, §22

[3] Voir L’Obs n°2786, page 41. Lucien raconte de même que Pérégrinus, devenu chrétien,  est relâché par le gouverneur de Syrie,  qui avait compris que son prisonnier voyait dans la mort un moyen de  passer à la postérité (§ 14).

[4] Jean-Pierre Vernant, « La belle mort et le cadavre outragé », in  L’individu, la mort, l’amour, Folio Histoire

[5] J-P Vernant, op. cit.

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