Chroniques anachroniques - Le stoïcisme au quotidien 

Texte :

À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.

Qui ne déplore pas chaque jour (et de plus en plus ?) les agressions de la vie en société, et notamment de la vie urbaine, au travail, en voiture, au supermarché, dans la rue, voire chez soi… : impolitesses, incivilités, incorrections de tout acabit. Serait-ce réconfortant  de constater que ces désagréments ne sont pas nouveaux dans notre Occident, puisque l’empereur romain, philosophe, Marc-Aurèle (121-180), lui-même, le déplore déjà il y a 2000 ans dans ta eis heauton, soit Écrits pour soi-même, insuffisamment traduit par Pensées, néanmoins avec des conclusions qui vous surprendront !

Ἕωθεν προλέγειν ἑαυτῷ· συντεύξομαι περιέργῳ, ἀχαρίστῳ, ὑβριστῇ, δολερῷ, βασκάνῳ, ἀκοινωνήτῳ· πάντα ταῦτα συμβέβηκεν ἐκείνοις παρὰ τὴν ἄγνοιαν τῶν ἀγαθῶν καὶ κακῶν. Ἐγὼ δὲ τεθεωρηκὼς τὴν φύσιν τοῦ ἀγαθοῦ ὅτι καλόν, καὶ τοῦ κακοῦ ὅτι αἰσχρόν, καὶ τὴν αὐτοῦ τοῦ ἁμαρτάνοντος φύσιν ὅτι μοι συγγενής, οὐχὶ αἵματος ἢ σπέρματος τοῦ αὐτοῦ ἀλλὰ νοῦ καὶ θείας ἀπομοίρας μέτοχος, οὔτε βλαβῆναι ὑπό τινος αὐτῶν δύναμαι· αἰσχρῷ γάρ με οὐδεὶς περιβαλεῖ· οὔτε ὀργίζεσθαι τῷ συγγενεῖ δύναμαι οὔτε ἀπέχθεσθαι αὐτῷ. Γεγόναμεν γὰρ πρὸς συνεργίαν ὡς πόδες, ὡς χεῖρες, ὡς βλέφαρα, ὡς οἱ στοῖχοι τῶν ἄνω καὶ τῶν κάτω ὀδόντων. Τὸ οὖν ἀντιπράσσειν ἀλλήλοις παρὰ φύσιν· ἀντιπρακτικὸν δὲ τὸ ἀγανακτεῖν καὶ ἀποστρέφεσθαι.

Dès l’aurore, dis-toi d’avance : je rencontrerai un indiscret, un ingrat, un insolent, un fourbe, un envieux, un égoïste. Tous ces vices ont été causés en eux par l’ignorance des biens et des maux. Mais moi, ayant observé que la nature du bien, c’est le beau, et que celle du mal, c’est le honteux, et que la nature du pécheur lui-même est d’être mon parent, qui participe, non du même sang ou de la même semence, mais de l’intelligence et d’une parcelle de la divinité, je ne puis subir un dommage d’aucun d’eux, car il ne saurait me couvrir de honte. Je ne puis non plus me fâcher contre mon parent ni le haïr, car nous sommes faits pour coopérer, comme les pieds, les mains, les paupières, les deux rangées de dents, celle d’en haut et celle d’en bas. Agir en adversaires les uns des autres est donc contre nature. Or c’est traiter quelqu’un en adversaire que de s’emporter contre lui ou de s’en détourner.

Marc-Aurèle, Pensées, II, 1

Texte établi et traduit par A. I. Trannoy, Paris, Les Belles Lettres, 1964

Les Pensées n’ont comme seul thème la philosophie, qui s’applique à décrire une manière de vivre et à proposer un modèle d’homme de bien idéal, et énonce des dogmes, vision du monde et disposition intérieure fondamentale. Ces dogmata se cristallisent autour de 3 règles de vie, 3 disciplines de vie qui concernent le jugement (maîtriser ses représentations et penser avec rectitude), le désir (accepter les événements qui ne dépendent pas de nous et se soumettre au destin) et l’impulsion à l’action (agir avec justice à l’égard des autres hommes). Après avoir énuméré les dettes qu’il a envers les personnes qui l’ont construit dans tout le livre I, Marc-Aurèle rassemble sous forme brève, dans ce texte, une suite de têtes de chapitres (kephalaia) qui synthétisent, pour la première fois, des points fondamentaux pour accroître leur efficacité psychique. En effet, le texte de Marc-Aurèle conçoit l’écriture comme un exercice spirituel, une véritable thérapeutique qui réactualise, ravive, et met en ordre un discours intérieur pour faire face à l’adversité. C’est ainsi que la vie de tous les jours lui remémore ces principes, qui définissent le bien et le mal, mais aussi la communauté entre les hommes. Un tel examen de conscience jour après jour est l’ancêtre du journal intime, où l’on prétend écrire pour soi seul. Appartenant au même intellect divin que nos congénères, nous ne subissons, selon lui, aucun dommage des fâcheux du quotidien et nous ne pouvons nous mettre en colère contre eux. La grandeur stoïcienne consiste à reconnaître dans les menteurs et les injustes leur essence raisonnable et leur désir inconscient du bien qu’elle porte. Il faut vraiment être stoïcien pour parvenir à un tel tour de force, même si chaque jour nous offre l’occasion de nous y exercer ! En tout état de cause,  la puissance de la doctrine stoïcienne rend inutile l’évasion dans une zénitude d’Extrême-Orient qui est étrangère à notre culture. Soyons stoïciens !

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