Anthologie – Homère, Iliade, Chant I

27 septembre 2016
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Homère, Iliade, Chant I, texte établi et traduit par P. Mazon, avec la collaboration de P. Chantraine, P. Collart et R. Langumier (CUF).

Chante, déesse, la colère d’Achille, le fils de Pélée; détestable colère, qui aux Achéens valut des souffrances sans nombre et jeta en pâture à Hadès tant d’âmes fières de héros, tandis que de ces héros mêmes elle faisait la proie des chiens et de tous les oiseaux du ciel – pour l’achèvement du dessein de Zeus. Pars du jour où une querelle tout d’abord divisa le fils d’Atrée, protecteur de son peuple, et le divin Achille.

Qui des dieux les mit donc aux prises en telle querelle et bataille ? Le fils de Létô et de Zeus. C’est lui qui, courroucé contre le roi, fit par toute l’armée grandir un mal cruel, dont les hommes allaient mourant; cela, parce que le fils d’Atrée avait fait affront à Chrysès, son prêtre. Chrysès était venu aux fines nefs des Achéens, pour racheter sa fille, porteur d’une immense rançon et tenant en main, sur son bâton d’or, les bandelettes de l’archer Apollon ; et il suppliait tous les Achéens, mais surtout les deux fils d’Atrée, bons rangeurs de guerriers:

« Atrides, et vous aussi, Achéens aux bonnes jambières, puissent les dieux, habitants de l’Olympe, vous donner de détruire la ville de Priam, puis de rentrer sans mal dans vos foyers ! Mais, à moi, puissiez-vous aussi rendre ma fille ! et, pour ce, agréez la rançon que voici, par égard pour le fils de Zeus, pour l’archer Apollon. »

Lors tous les Achéens en rumeur d’acquiescer: qu’on ait respect du prêtre ! que l’on agrée la splendide rançon ! Mais cela n’est point du goût d’Agamemnon, le fils d’Atrée. Brutalement il congédie Chrysès, avec rudesse il ordonne :

« Prends garde, vieux, que je ne te rencontre encore près des nefs creuses, soit à y traîner aujourd’hui, ou à y revenir demain. Ton bâton, la parure même du dieu pourraient alors ne te servir de rien. Celle que tu veux, je ne la rendrai pas. La vieillesse l’atteindra auparavant dans mon palais, en Argos, loin de sa patrie, allant et venant devant le métier et, quand je l’y appelle, accourant à mon lit. Va, et plus ne m’irrite, si tu veux partir sans dommage. »

Il dit, et le vieux, à sa voix, prend peur et obéit. Il s’en va en silence, le long de la grève où bruit la mer, et, quand il est seul, instamment le vieillard implore sire Apollon, fils de Létô aux beaux cheveux:

« Entends-moi, dieu à l’arc d’argent, qui protèges Chrysé et Cilla la divine, et sur Ténédos règnes souverain ! Ô Sminthée, si jamais j’ai élevé pour toi un temple qui t’ait plu, si jamais j’ai pour toi brûlé de gras cuisseaux de taureaux et de chèvres, accomplis mon désir : fassent tes traits payer mes pleurs aux Danaens!»

Il dit : Phœbos Apollon entend sa prière, et il descend des cimes de l’Olympe, le cœur en courroux, ayant à l’épaule, avec l’arc, le carquois aux deux bouts bien clos; et les flèches sonnent sur l’épaule du dieu courroucé, au moment où il s’ébranle et s’en va, pareil à la nuit. Il vient se poster à l’écart des nefs, puis lâche son trait. Un son terrible jaillit de l’arc d’argent. Il s’en prend aux mulets d’abord, ainsi qu’aux chiens rapides. Après quoi, c’est sur les hommes qu’il tire et décoche sa flèche aiguë; et les bûchers funèbres, sans relâche, brûlent par centaines.

Neuf jours durant, les traits du dieu s’envolent ainsi à travers l’armée. Le dixième jour, Achille appelle les gens à l’assemblée. La déesse aux bras blancs, Héré, vient de lui mettre au cœur cette pensée. Elle a souci des Danaens à les voir mourir de la sorte. Lors donc que tous sont là, formés en assemblée, Achille aux pieds rapides se lève et leur dit :

« Fils d’Atrée, j’imagine que nous allons bientôt, rejetés loin du but, retourner sur nos pas – du moins si nous pouvons échapper à la mort : guerre et peste frappant ensemble finiront par avoir raison des Achéens ! Allons, interrogeons un devin ou un prêtre – voire un interprète de songes : le songe aussi est message de Zeus. C’est lui qui nous dira d’où vient ce grand courroux de Phœbos Apollon, s’il se plaint pour un vœu, une hécatombe omise ; et nous verrons alors s’il répond à l’appel du fumet des agneaux et des chèvres sans tache, et s’il veut bien, de nous, écarter le fléau. »

Il dit et se rassied. Et voici que se lève Calchas, fils de Thestor, de beaucoup le meilleur des devins, qui connaît le présent, le futur, le passé, et qui a su conduire les nefs des Achéens jusques à Ilion par l’art divinatoire qu’il doit à Phœbos Apollon. Sagement il prend la pa-role et dit :

« Achille, cher à Zeus, tu veux qu’ici j’explique le courroux d’Apollon, le seigneur Archer : eh bien ! je parlerai. Mais toi, comprends-moi bien, et jure-moi d’abord de m’être un franc appui, en paroles et en actes. Je vais, j’imagine, irriter quelqu’un dont la puissance est grande parmi les Argiens, à qui obéissent tous les Achéens. Un roi a toujours l’avantage, quand il s’en prend à un vilain. Il peut bien pour un jour digérer sa colère : il n’en garde pas moins pour plus tard sa rancune au fond de sa poitrine, jusqu’à l’heure propice à la satisfaire. Vois donc si tu es prêt à garantir ma vie. »

Achille aux pieds rapides alors lui répond :

« Rassure-toi, et, en toute franchise, dis-nous ce que tu sais être l’arrêt des dieux. Non, par Apollon cher à Zeus, à qui, Calchas, va ta prière, lorsque tu veux aux Danaens révéler les arrêts du ciel, non, tant que je vivrai, tant qu’ici-bas j’aurai les yeux ouverts, nul, près de nos nefs creuses, ne portera sur toi sa lourde main, nul entre tous les Danaens, quand tu nommerais même ici Agamemnon, qui aujourd’hui se flatte d’être de beaucoup le premier dans ce camp. »

Le devin sans reproche lors se rassure et dit :

« Ce n’est pas pour un vœu, une hécatombe omise, qu’ici se plaint le dieu. C’est pour son prêtre, à qui Agamemnon a fait affront naguère, en refusant de délivrer sa fille et d’agréer une rançon. Voilà pourquoi l’Archer vous a octroyé des souffrances et vous
en octroiera encore. Des Danaens il n’écartera pas le fléau outrageux, avant qu’ils n’aient à son père rendu la vierge aux yeux vifs, sans marché, sans rançon, et mené à Chrysé une sainte hécatombe. Ce jour-là seulement, nous le pourrons apaiser et convaincre. »

Il dit et se rassied. Et voici que se lève le héros, fils d’Atrée, le puissant prince Agamemnon. Il est des plus chagrins ; terriblement ses entrailles se gonflent d’une noire fureur ; ses yeux paraissent un feu étincelant. Et, d’abord, sur Calchas dardant un œil mauvais, il dit :

« Prophète de malheur, jamais tu n’as rien dit qui fût fait pour me plaire. En toute occasion, ton cœur trouve sa joie à prédire le malheur. Mais, de bonheur, jamais tu n’en annonces, jamais tu n’en amènes. Et tu viens en-core aujourd’hui déclarer, au nom des dieux, à la face des Danaens, que, si l’Archer leur cause des souffrances, c’est parce que j’ai, moi, refusé d’agréer la splendide rançon de cette fille, Chryséis. Il est vrai : j’aime mieux, de beaucoup, la garder chez moi. Je la préfère à Clytemnestre même, ma légitime épouse. Non, elle ne lui cède en rien, pour la stature ni le port, pour l’esprit ni pour l’adresse. Et, malgré tout cela, je consens à la rendre, si c’est le bon parti : j’aime mieux voir mon armée saine et sauve que perdue ! Mais alors, sans retard, préparez-moi une autre part d’honneur, pour que je ne sois pas, seul des Argiens, privé de telle part : ce serait malséant. Et – vous le voyez tous – ma part, à moi, s’en va ailleurs. »

Lors le divin Achille aux pieds infatigables dit :

« Illustre fils d’Atrée, pour la cupidité, tu n’as pas ton pareil ! Et comment les Achéens magnanimes pourraient-ils te donner semblable part d’honneur ? Nous n’avons pas, que je sache, de trésor commun en réserve. Tout ce que nous avons tiré du sac des villes a été partagé : sied-il que les gens de nouveau le rapportent à la masse ? Quitte, pour l’instant, cette femme au dieu, et nous, les Achéens, nous te la revaudrons au triple et au quadruple, si Zeus nous donne un jour de ravager Troie aux bonnes murailles. »

Le roi Agamemnon en réponse lui dit :

« Non, non, ne cherche pas, pour brave que tu sois, Achille pareil aux dieux, à me dérober ta pensée : je ne me laisserai surprendre ni séduire. Prétends-tu donc, quand toi, tu garderas ta part, qu’ainsi je me morfonde, moi, privé de la mienne ? et est-ce là pourquoi tu m’invites à rendre celle dont il s’agit? Si les Achéens magnanimes me donnent une part d’honneur en rapport avec mes désirs et égale à ce que je perds, soit ! Mais, s’ils me la refusent, c’est moi qui irai alors prendre la tienne, ou celle d’Ajax, ou celle d’Ulysse – la prendre et l’emmener. Et l’on verra la fureur de celui chez qui j’irai!… Mais à cela nous songerons plus tard. Pour l’instant, allons ! à la mer divine tirons la nef noire ; formons une équipe choisie de rameurs ; puis embarquons une hécatombe ; faisons monter à bord la jolie Chryséis; enfin qu’un chef soit pris parmi ceux qui ont voix au conseil, Ajax, Idoménée, ou le divin Ulysse – ou toi-même, toi, le fils de Pélée, l’homme entre tous terrible, pour accomplir le sacrifice par lequel tu sauras apaiser le Préservateur. »

Achille aux pieds rapides sur lui lève un œil sombre et dit :

« Ah ! cœur vêtu d’effronterie et qui ne sais songer qu’au gain ! Comment veux-tu qu’un Achéen puisse obéir de bon cœur à tes ordres, qu’il doive aller en mission ou marcher à un franc combat ? Car, enfin, ce n’est pas à cause de ces Troyens belliqueux que je suis venu, moi, me battre ici. À moi, ils n’ont rien fait. Jamais ils n’ont ravi mes vaches ou mes cavales ; jamais ils n’ont saccagé les moissons de notre Phthie fertile et nourri-cière: il est entre nous trop de monts ombreux, et la mer sonore ! C’est toi, toi, l’effronté, que nous avons suivi, pour te plaire, pour vous obtenir aux frais des Troyens une récompense, à vous, Ménélas et toi, face de chien ! Et de cela tu n’as cure ni souci ! et tu viens, de ton chef, me menacer maintenant de m’enlever ma part d’honneur, la part que j’ai gagnée au prix de tant de peines et que m’ont octroyée les fils des Achéens ! Jamais pourtant ma part n’est égale à la tienne, lorsque les Achéens ravagent quelque bonne ville troyenne. Dans la bataille bondissante, ce sont mes bras qui font le principal ; mais, vienne le partage, la meilleure part est pour toi. Elle est mince au contraire – et j’y tiens d’autant plus – la part, que, moi, je rapporte à mes nefs, quand j’ai assez peiné à la bataille. Mais, cette fois, je repars pour la Phthie. Mieux vaut cent fois rentrer chez moi avec mes nefs recourbées. Je me vois mal restant ici, humilié, à t’amasser opulence et fortune! »

Agamemnon protecteur de son peuple, répond :

« Eh ! fuis donc, si ton cœur en a telle envie. Ce n’est pas moi qui te supplie de rester ici pour me plaire. J’en ai bien d’autres prêts à me rendre hommage, et, avant tous, le prudent Zeus. Tu es bien pour moi le plus odieux de tous les rois issus de Zeus. Ton plaisir toujours, c’est la querelle, la guerre et les combats. Pourtant, si tu es fort, ce n’est qu’au Ciel que tu le dois… Va-t’en chez toi, avec tes nefs, tes camarades ; va régner sur tes Myrmidons : de toi je n’ai cure et me moque de ta rancune. Entends pourtant ma menace. Si Phœbos Apollon m’enlève Chryséis, je la ferai mener par une nef et des hommes à moi ; mais, à mon tour, en personne, j’irai jusqu’à ta baraque, et j’en emmènerai la jolie Briséis, ta part, à toi, pour que tu saches combien je suis plus fort que toi, et que tout autre à l’avenir hésite à me parler comme on parle à un pair et à s’égaler à moi devant moi.»

Il dit, et le chagrin prend le fils de Pélée, et, dans sa poitrine virile, son cœur balance entre deux desseins. Tirera-t-il le glaive aigu pendu le long de sa cuisse ? du même coup, il fait lever les autres, et lui, il tue l’Atride. Ou calmera-t-il son dépit et domptera-t-il sa colère? Mais, tandis qu’en son âme et son cœur il remue ces pensées et qu’il tire déjà du fourreau sa grande épée, Athéné vient du ciel. C’est Héré qui la dépêche, la
déesse aux bras blancs, qui en son cœur les aime et les protège également tous deux. Elle s’arrête derrière le Péléide et lui met la main sur ses blonds cheveux – visible pour lui seul : nul autre ne la voit. Achille est saisi de stupeur ; il se retourne et aussitôt reconnaît Pallas Athéné. Une lueur terrible s’allume dans ses yeux, et, s’adressant à elle, il dit ces mots ailés :

« Que viens-tu faire encore, fille de Zeus qui tient l’égide? Viens-tu donc voir l’insolence d’Agamem-non, le fils d’Atrée ? Eh bien ! je te le déclare, et c’est là ce qui sera : son arrogance lui coûtera bientôt la vie. »

La déesse aux yeux pers, Athéné, lui répond :

« Je suis venue du ciel pour calmer ta fureur : me veux-tu obéir ? La déesse aux bras blancs, Héré, m’a dépêchée, qui, en son cœur, vous aime et vous protège également tous deux. Allons! clos ce débat, et que ta main ne tire pas l’épée. Contente-toi de mots, et, pour l’humilier, dis-lui ce qui l’attend. Va, je te le déclare, et c’est là ce qui sera : on t’offrira un jour trois fois autant de splendides présents pour prix de cette insolence. Contiens-toi et obéis-nous. »

Achille aux pieds rapides lors lui répond ainsi :

« Un ordre de vous deux, déesse, est de ceux qu’on observe. Quelque courroux que je garde en mon cœur, c’est là de bon parti. Qui obéit aux dieux, des dieux est écouté. »

Il dit, et, sur la poignée d’argent, il retient sa lourde main, puis repousse la grande épée dans son fourreau, docile à la voix d’Athéné, tandis que la déesse s’en va vers l’Olympe et vers le palais de Zeus porte-égide retrouver les autres dieux.

Cependant, le fils de Pélée de nouveau, en mots insultants, interpelle le fils d’Atrée et laisse aller sa co-lère :

« Sac à vin ! œil de chien et cœur de cerf! Jamais tu n’as eu le courage de t’armer pour la guerre avec tes gens, ni de partir pour un aguet avec l’élite achéenne : tout cela te semble la mort ! Certes il est plus avantageux, sans s’éloigner du vaste camp des Achéens, d’arracher les présents qua reçus à quiconque te parle en face. Ah ! le beau roi, dévoreur de son peuple ! il faut qu’il commande à des gens de rien : sans quoi, fils d’Atrée, tu aurais aujourd’hui lancé ton dernier outrage. Eh bien ! je te le déclare, et j’en jure un grand serment. – Ce bâton m’en soit témoin, qui jamais plus ne poussera ni de feuilles ni de rameaux, et, maintenant qu’il a quitté l’arbre où il fut coupé dans la montagne, jamais plus ne refleurira ! Le bronze en a rasé le feuillage et l’écorce, et le voici maintenant entre les mains des fils des Achéens qui rendent la justice et, au nom de Zeus, maintiennent le droit. Ce sera là pour toi le plus sûr des serments. – Un jour viendra où tous les fils des Achéens sentiront en eux le regret d’Achille ; de ce moment-là, malgré ton déplaisir, tu ne pourras plus leur être en rien utile, quand, par centaines, ils tomberont mourants sous les coups d’Hector meurtrier. Alors, au fond de toi, tu te déchireras le cœur, dans ton dépit d’avoir refusé tout égard au plus brave des Achéens. »

Ainsi dit le fils de Pélée et, jetant à terre le bâton percé de clous d’or, il s’assied. De son côté, l’Atride est rempli de colère. Mais voici que Nestor se lève, Nestor au doux langage, l’orateur sonore de Pylos. De sa bouche ses accents coulent plus doux que le miel. Il a déjà vu passer deux générations de mortels, qui jadis, avec lui, sont nées et ont grandi dans Pylos la divine, et il règne sur la troisième. Sagement il prend la parole et dit :

« Las ! le grand deuil qui vient à la terre achéenne ! Quel plaisir pour Priam et les fils de Priam ! et quelle joie au cœur pour les autres Troyens, s’ils savaient tout ce qui en est de cette lutte entre vous, vous, les premiers des Danaens au Conseil comme à la bataille ! Allons ! écoutez-moi tous deux : aussi bien suis-je votre aîné. J’ai déjà été, moi, le compagnon d’hommes plus braves encore que nous, et jamais ils ne firent fi de moi. Pourtant, je n’ai pas vu encore – et jamais je ne verrai – d’hommes tels que Pirithoos, ou Dryas le pasteur d’hommes – Cénée, Exadios, le divin Polyphème –, ou Thésée, fils d’Égée, semblable aux Immortels ! C’étaient des hommes forts, entre tous ceux qui ont grandi sur cette terre, et, forts entre tous, ils luttaient contre adversaires forts entre tous, les Monstres de la montagne – et ils en firent un horrible massacre. Pour les rejoindre, j’avais quitté Pylos, là-bas, terre lointaine. Ils m’avaient appelé, et je me battais pour mon compte. Ah ! contre ceux-là nul aujourd’hui ne pourrait plus lutter des mortels d’ici-bas. Eh bien ! ces hommes-là méditaient mes avis et écoutaient ma voix. Allons ! écoutez-la aussi : qui l’écoute prend le bon parti. Pour brave que tu sois, renonce donc, toi, à lui prendre la fille. Quitte-la-lui, comme la part d’honneur que lui ont tout d’emblée donnée les fils des Achéens. Et toi, fils de Pélée, ne t’obstine donc pas à quereller un roi en face : l’honneur n’est pas égal, que possède un roi porte-sceptre, à qui Zeus a donné la gloire. Tu es fort, une déesse fut ta mère; mais il est, lui, plus encore, puisqu’il commande à plus d’hommes. Toi, fils d’Atrée, arrête ta fureur ; c’est moi qui t’en supplie, relâche ton courroux, aie égard à Achille: les Achéens n’ont pas de plus ferme rempart contre la guerre cruelle. »

Le roi Agamemnon lors lui répond ainsi :

« Tout ce que tu dis là, vieillard, est fort bien dit. Mais cet homme prétend être au-dessus de tous, de tous être le maître, de tous être le roi, à tous donner des ordres : je crois savoir quelqu’un qui n’obéira pas. Si les dieux toujours vivants ont fait de lui un guerrier, lui donnent-ils donc mission pour cela de ne s’exprimer qu’en injures ? »

Et le divin Achille brusquement lui réplique :

« On me dirait vraiment lâche et homme de rien, si je t’allais céder en tout au premier mot. Commande ainsi à d’autres, et ne viens pas me donner d’ordres, à moi : car je crois que, de ce jour, je ne t’obéirai plus. Mais j’ai encore quelque chose à te dire : mets-le-toi bien en tête. Pour la fille, mes bras ne se battront pas, ni contre toi ni contre un autre: vous me l’aviez donnée, vous me la reprenez… Mais, de tout le reste de ce que j’ai à moi, près de ma rapide nef noire, tu n’emporteras rien, en me l’enlevant malgré moi. Tiens ! fais-en donc l’épreuve, et ceux-ci verront : le sang noir vite giclera tout autour de ma javeline. »

Cet assaut terminé de brutales répliques, ils se lèvent tous deux, rompant l’assemblée, près des nefs achéennes et, tandis que le fils de Pélée regagne ses baraques et ses bonnes nefs, escorté du fils de Ménœtios et de ses compagnons, le fils d’Atrée fait tirer à la mer une fine nef ; il y met vingt rameurs choisis, il y embarque une hécatombe au dieu, il y conduit et installe lui-même la jolie Chryséis. Enfin, montant à bord, l’industrieux Ulysse prend le commandement.

C’est ainsi qu’on embarque, et l’on vogue bientôt sur les routes humides. L’Atride cependant ordonne à ses guerriers de purifier leurs corps. Ils se purifient donc, puis vont jeter leurs souillures aux flots. Ils sacrifient ensuite à Apollon des hécatombes sans défaut de taureaux et de chèvres, au bord de la mer infinie ; et la graisse en monte au ciel dans des spirales de fumée.

Voilà comme on s’occupe au camp. Mais Agamemnon ne révoque pas pour cela le défi qu’il a dès l’abord lancé à Achille. Il s’adresse donc à Talthybios et à Eurybate, qui lui servent de hérauts et de diligents écuyers :

« Allez tous deux à la baraque d’Achille, le fils de Pélée, puis prenez par la main la jolie Briséis et emmenez-la. S’il vous la refuse, j’irai la lui prendre moi-même, en plus nombreuse compagnie, et il lui en coûtera plus cher ! »

Sur ces mots, il les congédie, avec rudesse il or-donne. Ils s’en vont à regret et, suivant le rivage de la mer infinie, ils arrivent aux baraques et aux nefs des Myrmidons. Ils trouvent là Achille, près de sa baraque et de sa nef noire, assis ; et la vue des hérauts ne le réjouit guère. Tous deux, devant le roi, pris de crainte et pleins de respect, s’arrêtent, sans un mot, sans une question. Mais, en son âme, il comprend et il dit :

« Salut ! hérauts, messagers de Zeus et des hommes. Approchez : vous ne m’avez rien fait. Agamemnon est le seul en cause, qui vous envoie quérir la jeune Briséis. Allons ! divin Patrocle, fais sortir la fille et donne-la-leur: qu’ils l’emmènent ! Mais qu’eux-mêmes en revanche me servent de témoins, devant les Bienheu-reux, et devant les mortels, et devant ce roi intraitable, si une fois encore on a besoin de moi pour écarter des autres le fléau outrageux ! Son cœur maudit est en fureur, et il n’est pas capable de voir, en rapprochant l’avenir du passé, comment les Achéens pourront près de leurs nefs combattre sans dommage. »

Il dit ; Patrocle obéit à son compagnon. De la baraque il fait sortir la jolie Briséis ; il la leur donne : qu’ils l’emmènent ! Et ils s’en vont le long des nefs des Achéens. La femme les suit à regret. Lors Achille brusquement se met à pleurer, et, s’écartant des siens, il va s’asseoir au bord de la blanche mer, les yeux sur le large aux teintes lie de vin ; et, instamment, il implore sa mère, mains tendues :

« Ô mère, si tu m’as enfanté pour une vie trop brève, que Zeus Olympien qui tonne sur les cimes me donne au moins la gloire ! Or, à cette heure, pour moi, il n’a pas le moindre égard ; car voici le fils d’Atrée, le puissant prince Agamemnon, qui vient de me faire affront : il m’a pris, il me retient ma part d’honneur ; de son chef, il m’a dépouillé. »

Ainsi dit-il, tout en larmes, et sa mère auguste l’entend, du fond des abîmes marins, où elle reste assise auprès de son vieux père. Vite, de la blanche mer, elle émerge, telle une vapeur ; elle s’assied face à son fils en larmes, elle le flatte de la main, elle lui parle, en l’appelant de tous ses noms:

« Mon enfant, pourquoi pleures-tu? quel deuil est venu à ton cœur ? Parle, ne me cache pas ta pensée ; que nous sachions tout tous les deux ! »

Avec un lourd sanglot, Achille aux pieds rapides dit:

« Tu le sais ; à quoi bon te dire ce qui t’est connu ? Nous nous en sommes allés à Thèbes, la ville sainte d’Éétion, et, après l’avoir détruite, nous en avons tout emmené. Les fils des Achéens se sont ensuite, ainsi qu’il convenait, partagé le butin, et ils ont mis à part, pour le fils d’Atrée, la jolie Chryséis. Mais alors Chrysès, prêtre de l’archer Apollon, est venu jusqu’aux fines nefs des Achéens à la cotte de bronze. Pour délivrer sa fille, il apportait une immense rançon et tenait en mains, sur son bâton d’or, les bandelettes de l’archer Apollon ; et il suppliait tous les Achéens, mais surtout les deux fils d’Atrée, bons rangeurs de guerriers. Lors tous les Achéens en rumeur d’acquiescer : qu’on eût respect du prêtre ! qu’on agréât la splendide rançon ! Mais cela n’était pas du goût d’Agamemnon, le fils d’Atrée. Il congédiait brutalement Chrysès, avec rudesse il ordonnait. Le vieillard est parti en courroux, et Apollon, qui l’aime chèrement, a entendu sa prière. Il a, sur les Argiens, décoché un trait cruel, et, les uns sur les autres, les hommes ont péri, tandis que les flèches du dieu partaient ainsi de tous côtés par la vaste armée achéenne. Le devin qui sait tout nous expliquait alors les arrêts divins de l’Archer ; et c’est moi, le premier, qui ai, sans retard, donné le conseil d’apaiser le dieu. Là-dessus, la colère s’empare de l’Atride ; brusquement il se lève et lance une menace aujourd’hui accomplie : à cette heure, les Achéens aux yeux vifs, à bord d’une fine nef, mènent Chryséis à Chrysé et portent des offrandes à sire Apollon; cependant que des hérauts viennent de quitter ma baraque, emmenant avec eux la fille de Brisès, que m’avaient octroyée les fils des Achéens. À toi donc, si tu peux, de venir en aide à ton vaillant fils. Va vers l’Olympe et supplie Zeus, si aussi bien tu as jadis, par parole ou par acte, servi ses désirs. Dans le palais de mon père, souvent je t’ai ouïe t’en glorifier. Tu disais comment, seule entre les Immortels, tu avais, du Cronide à la nuée noire, écarté le désastre outrageux. C’était au temps où les dieux de l’Olympe prétendaient tous l’enchaîner – Héré et Poseidon et Pallas Athéné. Mais toi, tu vins à lui ; tu sus, toi, déesse, le soustraire à ces chaînes. Vite, tu mandas sur les cimes de l’Olympe l’être aux cent bras que les dieux nomment Briarée et tous les mortels Égéon, et qui, pour la force, surpasse son père même. Il vint s’asseoir aux côtés du Cronide, dans l’orgueil de sa gloire. Les Bienheureux, à sa vue, prirent peur, et plus ne fut question de chaînes. Rappelle-lui tout cela aujourd’hui, en t’asseyant à ses côtés, en pressant ses genoux : ne daignera-t-il pas porter aide aux Troyens, et acculer à leurs poupes, à la mer, les Achéens décimés, afin qu’ils jouissent, tous, de leur roi et que le fils d’Atrée lui-même, le puissant prince Agamemnon, comprenne enfin ce que fut sa folie, le jour qu’il a refusé tout égard au plus brave des Achéens? »

Thétis alors, pleurante, lui répond :

« Ah ! mon enfant, pourquoi t’ai-je élevé, mère infortunée ? Que n’es-tu donc resté, assis près de tes nefs, ignorant des pleurs et des peines, puisque ton destin, au lieu de longs jours, ne t’accorde qu’une vie trop brève. Te voilà aujourd’hui non seulement voué à une prompte mort, mais encore misérable entre tous. Ah ! pour quel triste destin t’aurai-je donc jadis donné le jour en ma demeure ! Eh bien ! j’irai moi-même vers l’Olympe neigeux porter ta plainte à Zeus Tonnant ; je verrai s’il l’écoute. Garde donc ta colère contre les Achéens et, assis près des nefs rapides, sans réserve, renonce au combat. Zeus est parti hier du côté de l’Océan prendre part à un banquet chez les Éthiopiens sans reproche, et tous les dieux l’ont suivi. Dans douze jours il retournera dans l’Olympe. Je prendrai alors la route de son palais au seuil de bronze, j’embrasserai ses genoux et je crois qu’il m’écoutera. »

Elle dit, et s’en va, et le laisse là, l’âme en courroux, pensant à la captive à la belle ceinture qu’on vient de lui ravir, de force, malgré lui. Ulysse cependant arrive à Chrysé conduisant la sainte hécatombe. Sitôt franchie l’entrée du port aux eaux profondes, on plie les voiles, on les range dans la nef noire ; vite, on lâche les étais, on amène le mât jusqu’à son chevalet, et on se met aux rames, pour gagner le mouillage. On jette les grappins et on noue les amarres. Après quoi, on descend sur la grève; on y débarque l’hécatombe que l’on destine à l’archer Apollon, et Chryséis sort de la nef marine. L’industrieux Ulysse la conduit à l’autel et la remet aux mains de son père en disant :

« Chrysès, Agamemnon, protecteur de son peuple, ici m’a dépêché pour te mener ta fille et offrir à Phœbos une sainte hécatombe au nom des Danaens. Nous voulons apaiser le dieu, qui vient de lâcher sur les Argiens des angoisses lourdes de sanglots. »

Il dit et met la fille aux mains de son père ; et celui-ci la reçoit avec joie. Alors, sans retard et en ordre, pour le dieu, ils disposent l’illustre hécatombe, autour d’un bel autel. Ils se lavent les mains, ils prennent les grains d’orge, et Chrysès, à voix haute, prie pour eux, mains tendues au ciel :

« Entends-moi, dieu à l’arc d’argent, qui protèges Chrysé et Cilla la divine, et sur Ténédos règnes souverain ; tu as déjà naguère entendu mes vœux ; tu m’as rendu hommage, en frappant lourdement l’armée des Achéens. Cette fois donc encore, accomplis mon désir : des Danaens écarte le fléau outrageux. »

Il dit ; Phœbos Apollon entend sa prière. La prière achevée, les orges répandues, on relève les mufles, on égorge, on dépèce ; on découpe les cuisses ; des deux côtés on les couvre de graisse ; on dispose au-dessus les morceaux de chair crue ; après quoi, le vieillard les brûle sur des bûches, et sur elles répand le vin aux sombres feux, tandis qu’à ses côtés des jeunes ont en mains les fourchettes à cinq dents. Puis, les cuisseaux brûlés, on mange la fressure ; le reste, on le débite en menus morceaux ; on enfile ensuite ceux-ci sur des broches, on les rôtit avec grand soin, on les tire enfin tous du feu. L’ouvrage terminé, le banquet apprêté, on festoie, et les cœurs n’ont pas à se plaindre d’un repas où tous ont leur part. Lors donc qu’on a chassé la soif et l’appétit, les jeunes gens remplissent jusqu’au bord les cratères, puis à chacun, dans sa coupe, ils versent de quoi faire libation aux dieux. Et, tout le jour, en chœur, les fils des Achéens, pour apaiser le dieu, chantent le beau péan et célèbrent le Préservateur. Et lui, se plaît à les ouïr.

Le soleil plonge et l’ombre vient. On s’étend le long des amarres ; puis, quand, au matin, paraît Aurore aux doigts de rose, on prend le large, pour regagner le vaste camp des Achéens. Apollon le Préservateur envoie la brise favorable. On dresse alors le mât, on déploie la voilure blanche. Le vent gonfle la toile en plein, et, tandis qu’autour de l’étrave en marche, le flot bouillonne et siffle bruyamment, la nef va son chemin, courant au fil du flot. Ils arrivent ainsi au vaste camp des Achéens ; là, pour mettre à sec la nef noire, ils la halent, puis, sur le sable, la redressent, enfin l’étayent de longs accores. Après quoi, ils se dispersent par les baraques et les nefs.

Pendant ce temps, assis près de ses nefs agiles, le divin Péléide, Achille aux pieds rapides, est toujours en courroux. Il ne hante ni l’assemblée, où l’homme acquiert la gloire, ni le combat : il consume son cœur à demeurer là, dans le regret de la huée, de la bataille !

Mais, quand après cela vient la douzième aurore, alors les dieux toujours vivants s’en retournent dans l’Olympe, tous ensemble, et Zeus à leur tête. Thétis
alors n’a garde d’oublier les instances de son fils. Elle émerge du flot marin et, à l’aube, monte vers l’Olympe et le vaste ciel. Elle y trouve le Cronide à la grande voix, assis à l’écart sur le plus haut sommet de l’Olympe aux cimes sans nombre. Elle s’accroupit à ses pieds, de sa gauche saisit ses genoux, de sa droite le prend au menton, et, suppliante, parle ainsi à sire Zeus, fils de Cronos:

« Ô Zeus Père ! si je t’ai jamais, entre les Immortels, servi par acte ou parole, accomplis ici mon désir. Honore mon enfant, entre tous voué à une prompte mort. À cette heure, Agamemnon, protecteur de son peuple, lui a fait un affront : il lui a pris, il lui retient sa part d’honneur ; de son chef, il l’a dépouillé. À toi de lui rendre hom-mage, ô sage Zeus Olympien : donne la victoire aux Troyens, jusqu’au jour où les Achéens rendront hommage à mon enfant et le feront croître en renom. »

Elle dit ; l’assembleur de nuées, Zeus, ne réplique rien. Il reste toujours muet sur son trône. Thétis, qui, dès l’abord, a saisi ses genoux, insistante, les presse et de nouveau supplie :

« Ah ! je t’en conjure, donne-moi une véridique promesse, et appuie-la d’un signe de ton front. Ou dis-moi non : tu n’as, toi, rien à craindre ; et je saurai, moi, à quel point je suis méprisée entre tous les dieux. »

L’assembleur de nuées, Zeus, alors violemment s’irrite et répond :

« Ah ! la fâcheuse affaire, si tu me dois induire à un conflit avec Héré, le jour qu’elle me viendra provoquer avec des mots injurieux ! Même sans cause, elle est toujours à me chercher querelle en présence des dieux immortels, prétendant que je porte aide aux Troyens dans les combats. Mais, pour l’instant, retire-toi : qu’Héré ne te voie pas. C’est à moi de veiller à accomplir ton vœu. Allons ! pour toi, j’appuierai ma promesse d’un signe de mon front. Ainsi tu me croiras : c’est le plus puissant gage que je puisse donner parmi les Immortels. Il n’est ni révocable ni trompeur ni vain, l’arrêt qu’a confirmé un signe de mon front. »

Il dit, et, de ses sourcils sombres, le fils de Cronos fait oui. Les cheveux divins du Seigneur voltigent un instant sur son front éternel, et le vaste Olympe en frémit.

S’étant concertés, ils se quittent. Elle, du haut de l’Olympe éclatant, saute dans la mer profonde ; Zeus s’en va vers sa demeure. Tous les dieux de leurs sièges se lèvent ensemble, afin d’aller au-devant de leur père : aucun n’ose attendre sa venue sur place : il les trouve tous debout devant lui. Sur son trône il s’assied ; mais Héré ne s’y méprend pas : elle voit le plan qu’avec lui a comploté Thétis aux pieds d’argent, la fille du Vieux de la mer ; et, aussitôt, à Zeus, fils de Cronos, elle adresse ces mots mordants :

« Avec quel dieu encore viens-tu de comploter, perfide ? Tu te plais toujours, loin de moi, à décider d’un cœur secret ; et jamais encore tu n’as daigné me dire de toi-même à quoi tu songeais. »

Le Père des dieux et des hommes lors lui répond ainsi :

« Héré, n’espère pas connaître tous mes desseins. Même toi, mon épouse, tu auras fort à faire pour y parvenir. S’il en est qu’il sied que tu saches, nul dieu, nul homme ne les connaîtra avant toi. Sur ceux, en revanche, à qui je veux songer à l’écart des dieux, ne fais jamais de question ni d’enquête. »

L’auguste Héré aux grands yeux lui répond :

« Terrible Cronide, quels mots as-tu dits là ? Certes, jusqu’à ce jour, tu n’as de moi subi ni question ni en-quête, et je te laisse en paix méditer tout ce qu’il te plaît. Mais aujourd’hui j’ai terriblement peur dans le fond de mon âme que la fille du Vieux de la mer, Thétis aux pieds d’argent, ne t’ait su séduire. Elle est venue, à
l’aube, s’accroupir à tes pieds ; elle a pris tes genoux, et j’imagine que, d’un signe de tête, tu lui auras donné l’infaillible promesse d’honorer Achille et d’immoler près de leurs nefs les Achéens par milliers. »

L’assembleur des nuées, Zeus, ainsi lui réplique :

« Ah ! pauvre folle, toujours prête à imaginer ! De moi rien ne t’échappe. Mais tu auras beau faire : tu n’obtiendras rien, si ce n’est d’être de plus en plus loin de mon cœur, et il t’en coûtera plus cher. S’il en est comme tu le dis, c’est sans doute que tel est mon bon plaisir. Assieds-toi donc en silence, et obéis à ma voix. Tous les dieux de l’Olympe ne te serviront guère, si je m’approche et si sur toi j’étends mes mains redoutables. »

Il dit, et l’auguste Héré aux grands yeux prend peur et s’assied, muette, faisant violence à son cœur. Dans le palais de Zeus, les dieux issus de Ciel commencent à s’irriter. Alors Héphæstos, l’illustre Artisan, se met à leur parler ; il veut plaire à sa mère Héré aux bras blancs:

« Ah ! la fâcheuse, l’insupportable affaire, si, pour des mortels, vous disputez tous deux ainsi, et menez tel tumulte au milieu des dieux ! Plus de plaisir au bon festin, si le mauvais parti l’emporte ! Moi, à ma mère, pour sage qu’elle soit, j’offre ici un conseil : qu’elle cherche à plaire à Zeus, afin que notre père n’aille plus, en la querellant, troubler notre festin. Et si l’Olympien qui lance l’éclair éprouvait seulement l’envie de la précipiter à bas de son siège !… Il est de beaucoup le plus fort. Allons ! va, cherche à le toucher avec des mots apaisants; et aussitôt l’Olympien nous deviendra favorable.»

Il dit, et, sautant sur ses pieds, il met la coupe à deux anses aux mains de sa mère, en disant :

« Subis l’épreuve, mère ; résigne-toi, quoi qu’il t’en coûte. Que je ne te voie pas de mes yeux, toi que j’aime, recevoir des coups ! Je ne pourrais lors t’être utile, en dépit de mon déplaisir. Il est malaisé de lutter avec le dieu de l’Olympe. Une fois déjà, j’ai voulu te défendre : il m’a pris par le pied et lancé loin du seuil sacré. Tout le jour je voguais ; au coucher du soleil, je tombai à Lemnos : il ne me restait qu’un souffle. Là, les Sintiens me recueillirent, à peine arrivé au sol. »

Il dit et fait sourire Héré, la déesse aux bras blancs ; et, souriante, elle reçoit la coupe que lui offre son fils. Lui, cependant, à tous les autres dieux, va sur sa droite versant le doux nectar, qu’il puise dans le cratère. Et, brusquement, un rire inextinguible jaillit parmi les Bienheureux, à la vue d’Héphæstos s’affairant par la salle !

Ainsi donc, toute la journée et jusqu’au coucher du soleil, ils demeurent au festin ; et leur cœur n’a pas à se plaindre du repas où tous ont leur part, ni de la cithare superbe, que tiennent les mains d’Apollon, ni des Muses, dont les belles voix résonnent en chants alternés.

Et, quand enfin est couché le brillant éclat du soleil, désireux de dormir, chacun rentre chez soi, au logis que lui a construit l’illustre Boiteux, Héphæstos aux savants pensers. Et Zeus Olympien qui lance l’éclair prend le chemin du lit où sa coutume est de dormir, à l’heure où vient le doux sommeil. Il y monte et il y repose, ayant à ses côtés Héré au trône d’or.