Anthologie — Des baisers

23 février 2016
Texte :

EXTRAITS DE Séduire comme un dieu. Leçons de flirt antique, Laure de Chantal & Karine Descoings. Les Belles Lettres, 2e tirage (2008), 2014.

« Vous avez l’art des baisers » chuchota Juliette à Roméo quand au lieu d’effleurer sa main il prit sa bouche. Avant-goût des étreintes à venir, le baiser est promesse de jouissances délicieuses… Ou non. Qui révèlera jamais les méfaits d’un premier baiser raté ? Tantôt volé, tantôt esquivé, souvent mendié et difficilement accordé, le premier baiser est un geste décisif. Audacieux ou timoré, hésitant ou savant, il permet aux amants d’éprouver leurs sentiments mais aussi leur savoir-faire. L’amoureux doit déployer des trésors de persuasion pour arracher le droit de caresser des lèvres les lèvres aimées. Il faut représenter, comme Cyrano à Roxane, qu’un baiser, à tout prendre, c’est bien peu de chose : « un secret qui prend la bouche pour oreille,/ un instant d’infini qui fait un bruit d’abeille,/ une communion ayant un goût de fleur,/ une façon d'un peu se respirer le coeur,/ et d’un peu se goûter, au bord des lèvres, l’âme ! » Les Romains étaient si fascinés par le baiser qu’ils possédaient trois mots pour désigner trois sortes d’embrassements : osculum, le « bisou », basium, le « baiser » et suauium, le « baiser avec la langue[1] ». Tous ces baisers se prêtent au jeu des diminutifs (basiolum, suauiolum) pour mieux évoquer la violence des sensations. Les plus célèbres sont ceux que Catulle réclama inlassablement à sa chère Lesbie : ils inspireront même un recueil de Baisers à un poète de la Renaissance, Jean Second, et les poèmes « Baise m’encore », « Douce et belle bouchelette », « Les baisers de Cassandre » à Louise Labé, Rémy Belleau et Pierre de Ronsard.

ACHILLE TATIUS

PREMIER BAISER

Il se trouvait que la veille, vers midi, alors que la jeune fille touchait de la cithare, Clio était avec elle et assise à ses côtés, tandis que je me promenais de long en large, moi ; soudain, une abeille qui s’était envolée de je ne sais où piqua Clio à la main. Elle poussa un cri et Leucippé ne fit qu’un bond ; après avoir posé sa cithare, elle observa la blessure et, en même temps, réconforta Clio en lui disant de n’avoir aucun tourment, car elle ferait cesser sa douleur en chantant deux incantations qu’elle avait apprises d’une Égyptienne, contre les blessures de guêpes et d’abeilles. Et, en même temps, elle fit ces incantations ; et Clio dit, peu après, qu’elle allait mieux. C’est alors que le hasard voulut qu’une abeille ou une guêpe, qui bourdonnait autour de mon visage, se précipita sur moi ; je saisis ce prétexte et, ayant porté la main à mon visage, je fis semblant d’avoir été piqué et d’avoir mal. Leucippé s’approcha, retira ma main et me demanda où j’avais été piqué. « À la lèvre, répondis-je, mais que ne fais-tu pas ton incantation, ma chérie ? » Elle s’approcha, posa sa bouche comme pour faire l’incantation et murmura quelque chose, en effleurant mes lèvres. Je lui donnai, en silence, de tendres baisers en tentant de dissimuler le bruit de mes baisers ; et elle, ouvrant puis fermant les lèvres en les rapprochant pour murmurer son incantation, la changeait en baisers. À ce moment, l’ayant serrée dans mes bras, je lui donnai ouvertement des baisers ; mais elle, s’étant dégagée, dit : « Que fais-tu ? Toi aussi tu fais une incantation ? – C’est l’ensorceleuse que j’embrasse, répliquais-je, parce que tu as guéri ma douleur. » Et comme elle avait compris ce que je voulais dire et avait souri, je dis, plein de confiance : « Hélas, ma chérie, je suis blessé de nouveau, et plus gravement, car ma blessure s’est glissée vers le cœur et recherche ton incantation. En vérité, toi aussi tu portes une abeille sur la bouche car tu es pleine de miel et tes baisers blessent. Mais, je t’en supplie, fais l’incantation une fois encore, ne dis pas trop vite ton charme, et n’aggrave pas de nouveau, ma blessure. » Et, tout en parlant, je la serrais plus fortement dans mes bras et je l’embrassais plus librement ; elle le supporta, en résistant, du moins en apparence.

Le Roman de Leucippé et Clitophon, II, VII

APULÉE

MISE EN BOUCHE

Au supplice, ne pouvant me tenir face à ce tableau si subliment voluptueux, je me penchai vers elle et appliquai sous le retroussis des cheveux un baiser plus doux que le miel le plus doux. Tournant la tête vers moi elle me lança un clin d’œil en coin et me mit en garde : Attention petit garçon, tu goûtes d’un apéritif doux-amer, méfie-toi bien que le trop de douceur de son miel ne t’écœure pas à la longue d’amertume et de fiel ! – Comment ça, répondis-je, mais, petite fête de mon cœur, pour que d’un seul baiser tu me fasses renaître je suis prêt à rôtir allongé sur ton réchaud, et ce disant je la serrai bien fort et la couvris de baisers. Au souffle de cinname qu’exhalaient ses lèvres ouvertes, aux aguichantes agaceries dont me titillait sa langue de nectar, à la douceur avec laquelle elle s’abandonnait dans mes bras, je sentais s’allumer chez elle une ardeur d’amour égale et monter un désir jumeau du mien. Je meurs, lui dis-je alors, non, je suis déjà mort, si tu ne te laisse rendre propice. M’embrassant derechef : Affermis ton cœur, me répondit-elle, je suis ton bien de par notre consentement mutuel, et notre plaisir ne sera pas différé au-delà du premier flambeau, heure à laquelle je serai dans ta chambre. Va, prépare-toi, la lutte sera chaude, je me battrai de tout cœur, toute la nuit.

Les Métamorphoses ou l’Âne d’or, II, 10

ANTHOLOGIE GRECQUE

CATALOGUE DES BAISERS

DE RUFIN

Le baiser d’Europê, quand il atteint les lèvres, est doux, ou quand il effleure seulement la bouche. Mais ce n’est pas du bout des lèvres qu’elle embrasse : elle attire votre bouche et c’est votre âme qu’elle aspire alors, jusque des ongles.

DE MÉLÉAGRE

Ton baiser est de la glu et tes yeux, Timarion, sont du feu : si tu nous regardes, tu nous brûles ; si tu nous touches, tu nous tiens enchaînés.

DE PAUL LE SILENTIAIRE

Longs sont les baisers de Galatée et sonores, doux ceux de Démô ; ceux de Dôris, des morsures. Quels sont les plus émoustillants ? Ce n’est point aux oreilles à juger des baisers ; quand j’aurai goûté aux lèvres sauvages, j’exprimerai mon suffrage... Tu te fourvoyais, ô mon cœur : l’expérience est faite des doux baisers de Démô et de la rosée de ses lèvres de miel ; tiens-t’en à ceux-là : à elle la palme, sans qu’elle ait à l’acheter. Qu’un autre ailleurs trouve son plaisir, on ne m’arrachera pas de Démô.

DU MÊME

J’ai vu, moi, des amants bien épris ; avec une frénésie impatiente, tenant longtemps leurs deux bouches collées, ils ne pouvaient se rassasier d’un amour sans réserve ; désireux, si possible, de pénétrer chacun dans le cœur de l’autre, ils soulageaient tant soit peu les tortures de leur impuissance en échangeant entre eux leurs souples vêtements. Et lui, ainsi, ressemblait tout à fait à Achille, tel que se montrait ce héros dans le palais de Lycomède ; quant à la jeune fille, enveloppée d’une tunique qui descendait jusqu’à son blanc genou, elle reproduisait la silhouette de Phébé. Et de nouveau leurs lèvres se pressaient, car, dévorant leur chair, une soif d’amour incessant les tenait. Plus facilement délierait-on la tortueuse étreinte de deux ceps de vigne grandis ensemble dans un long enlacement que ces amants nouant dans des embrassements mutuels les souples liens de leurs membres. Trois fois heureux, amie, celui que de tels nœuds ont enchaîné, trois fois heureux ! Mais nous, loin l’un de l’autre, nous nous consumons.

Épigrammes, V, 14, 96, 244, 255

CATULLE

INSATIABLE

Vivons, ma Lesbia, aimons-nous et que tous les murmures des vieillards moroses aient pour nous la valeur d’un as[2]. Les feux du soleil peuvent mourir et renaître ; nous, quand une fois est morte la brève lumière de notre vie, il nous faut dormir une seule et même nuit éternelle. Donne-moi mille baisers, puis cent, puis mille autres, puis une seconde fois cent, puis encore mille autres, puis cent. Et puis, après en avoir additionné beaucoup de milliers, nous embrouillerons le compte si bien que nous ne le sachions plus et qu’un envieux ne puisse nous porter malheur, en apprenant qu’il s’est donné tant de baisers[3].

Poésies, 5


[1] Servius, un commentateur de Virgile, glose le baiser de Jupiter à Vénus (Énéide, I, 256) en précisant « on donne un osculum à ses enfants, un basium à son épouse, un sauium à une catin ». Sur ce sujet, voir dans la bibliographie en fin d’ouvrage « Pour aller plus loin », l’article cité de Jean Lecointe.

[2] Autant dire : qu’ils soient sans valeur.

[3] La croyance au mauvais œil (fascinum) était générale à cette époque (cf. 7, 12). On était convaincu que tout bonheur par lui-même attirait l’envie, à plus forte raison celui qui dépassait la commune mesure. Les gens heureux doivent se tenir en garde contre les jeteurs de sorts. Compter ses biens, en savoir exactement le nombre, c’était prendre conscience de son bonheur et augmenter par là le danger ; on avait plus de chances d’y échapper si on s’abstenait de préciser.