Mètis – Sur les homonymes avec ou sans consonnes géminées

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Tous les mois, Michel Casevitz (professeur émérite de philologie grecque) traite d’une étymologie susceptible de présenter un intérêt méthodologique pour saisir le véritable sens d’un mot français ou en rectifier l’étymologie généralement admise.

Naguère, nous avions relevé dans un article d’un « grand journal du soir » une erreur bizarre[1] : on y lisait le verbe déferrer (« ôter le fer » du sabot d’un cheval) alors que l’article traitait de justice, où le fer n’avait rien… à faire. On avait confondu les dérivés du nom fer et du verbe fero, fers, tuli, latum « porter[2] ». Le dérivé déférer est un terme technique, d’emploi récent quand il concerne la procédure judiciaire : un accusé mis en « garde à vue » sous surveillance policière est déféré devant un procureur de la république ou un juge qui, si les charges paraissent établies, l’inculpe (pour parler à l’ancienne : aujourd’hui, pour ne pas préjuger du jugement, on parle de mise en examen).

De ces deux verbes, le plus ancien est le dérivé à géminées ; déferrer est attesté depuis le 12e siècle, au sens d’« enlever un ou plusieurs fers  [protégeant ses sabots] à une bête de somme » (TLFi, s.u.), d’où ôter les fers d’une personne pour libérer ses mouvements, libérer un prisonnier. Dans la langue familière vieillie, au sens figuré, c’est « décontenancer quelqu’un, le démonter » ou « se déconcerter ». À l’origine, le verbe appartient à la langue technique, celle du maréchal ferrant, mais aussi des marins, si l’on en croit le Littré (« abandonner le fer ou les fers d’un navire, son ancre ou les ancres, en coupant les câbles » mais cette définition est vieillie et les dictionnaires usuels ne la mentionnent pas). Le verbe est composé du préfixe de- et du verbe ferre, dérivé du nom fer, lui-même issu du latin ferrum,-i, neutre (sans pluriel) « fer, tout objet de fer », sans étymologie certaine (en tout cas le fer n’est pas connu dans le monde indo-européen, cf. Ernout-Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Histoire des mots, 4e éd. révisée par J. André et plusieurs fois retirée, Paris, 1985, s.u. fer). Le verbe ferrer (attesté depuis le 12e siècle) « mettre un fer à un cheval, à un équidé), issu du latin ferrare, lui-même créé à partir de ferratus, s’emploie au sens figuré « donner des connaissances à un individu », notamment au participe passé ferré employé comme adjectif (depuis le 15e siècle) au sens de « habile, sage, cultivé, expert en un domaine » (cf. TLFi, s.u. ferrer). Les formes géminées dans la famille de déferrer dérivent donc immédiatement du latin.

Le verbe déférer (descendant du composé defero,-fers, -ferre,- tuli,-latum « porter, transporter de haut en bas », avec le préverbe de-, il n’a pas plus de consonne géminée que n’en ont les autres composés issus de fero) est soit transitif soit intransitif. L’emploi transitif est le plus récent. L’emploi intransitif est attesté depuis le 13e siècle (avec cependant l’orthographe avec géminées deferrier) au sens de « s’en remettre à quelqu’un pour juger quelque chose », et est employé actuellement pour  « se conformer au désir de quelqu’un , céder à son âge, à son renom » d’où le participe présent employé comme adjectif déférant ou déférent, d’où la déférence à l’égard de quelqu’un, respect ou obéissance. Le sens de déférer transitif appartient aujourd’hui au vocabulaire juridique, depuis le 19e siècle : on défère un accusé devant un tribunal (ecclésiastique ou civil), ou au tribunal, au Conseil d’État. Au sens de dénoncer, le verbe est vieilli.

Le nom instrumental déferrement (attesté depuis le 19e siècle, synonyme de déferrage et de déferrure) dérive donc évidemment de déferrer, tandis que défèrement (absent du TLFi ainsi que du Petit Larousse illustré de 2022), terme récent, dérive de déférer et ne s’emploie que dans la procédure judiciaire.

Nous pouvons ajouter quelques couples de mots avec ou sans géminées : ainsi le récolement n’a rien à voir avec le recollement[3]. Le récolement « opération de vérification d’objets répertoriés dans un inventaire » est formé sur le verbe récoler « inventorier, répertorier » (nom et verbe attestés depuis le 14e siècle), lui-même issu de recolo,-is,-ere  « cultiver à nouveau » (composé de colo,-is, -ere « cultiver »), tandis que le recollement (synonyme recollage) dérive du verbe recoller « coller à nouveau », composé du verbe coller, dénominatif de colle, nom provenant du grec κόλλα,-ης, féminin, via le latin vulgaire colla (le verbe grec dénominatif κολλάω est à l’origine de coller). Signalons qu’à côté de décoller (depuis le 14e siècle) « détacher ce qui était collé » il y a un décoller (depuis le 10e siècle), issu du latin decollare « détacher la tête du cou, décapiter », dérivé du cou, du col (provenant du latin collum,-i, neutre)[4].

Il y a réchapper et rechaper : le premier (rescaper au 13e siècle) est usuel dans la langue courante : on réchappe d’un accident, d’un danger (composé de échapper[5] avec le préfixe qui marque l’aboutissement) ; le second appartient au vocabulaire technique concernant le pneu, donc il n’apparaît pas avant le 20e siècle : c’est « reconstituer la chape  de caoutchouc d’un pneu usé » (TLFi s.u.). Le rechapage est devenu un mot courant.

Terminons cette collection incomplète en mentionnant le couple balade/ballade : Le premier mot, familier, est récent (attesté depuis le milieu du 19e siècle), le second, dans la langue technique de la musique ou de la poésie est attesté depuis le 13e siècle. Balade désigne une promenade libre, une excursion avec ou sans but précis ; le mot est dérivé du verbe balader (attesté depuis le 15e siècle), dont la parenté originelle avec le sens de ballade est avérée : on chantait des ballades, on allait les chanter en balade… Le mot ballade est emprunté à l’ancien provençal ballada « pièce vocale destinée à la danse », dérivé de ballar « danser », ancien français baller « danser » (l’ancien balletes a été remplacé par ballade). Le baladin (mot attesté depuis le 16e siècle) désignait à l’origine un danseur ambulant (le mot n’a qu’un -l-, cf. la balade : il y a mouvement et déplacement ; mais il a pu aussi s’écrire avec deux -l-) et dès le début a servi à désigner un saltimbanque, un bateleur[6].

Évoquons enfin un ancien couple, fame / femme, aujourd’hui disparu : Il existe toujours des remèdes de bonne femme, et beaucoup de bonnes âmes croient que ce sont des remèdes recommandés par de bonnes rebouteuses ; or c’étaient à l’origine des remèdes de bonne fame, c’est-à-dire de bonne renommée (du latin fama,-ae, féminin). Le couple s’est dissous quand fame, qui n’était plus compris, a été réinterprété et récrit comme femme (cf. TLFi s.u.  famé, malfamé).

La langue écrite a souvent distingué les couples que la prononciation confondait le plus souvent ; mais parfois, c’est le préfixe qui distingue les membres du couple : ainsi pour récolement face à recollement, pour réchapper face à rechaper. Mais qu’il y ait un ou deux -r-, on prononcera toujours de la même façon déferer et déferrer. Ne pas chercher une logique contre toute raison.

 


[1] Voir la chronique dans La vie des classiques, Mètis « Pataquès sur le défèrement », mise en ligne le 27/05/2018.

[2] À l’origine la racine * bher- « porter », qui a fourni le grec φέρω [ferō], le sanscrit bharāmi et de nombreuses formes dans diverse langues indo-européennes. On ne confondra pas le verbe ferō avec le verbe défectif feriō,-is,-ire « frapper » à partir duquel est formé l’ancien participe passé  devenu adjectif féru,-e « épris de ». Mais l’adjectif ferrugineux, dérivé de fer, contient normalement deux -r- (comme ferroviaire, par exemple).

[3] Mauvais choix d’orthographe dans Le Monde (daté des 14-15 juillet 2023), p. 22, dernière colonne.

[4] Le nom d’action formé sur décoller est décollation, terme technique ; la décapitation (« séparation de la tête et du cou ») a été plus employée dans la langue courante.

[5] Du latin vulgaire excappare, « quitter la cape, ou sortir de la chape en la laissant aux mains des poursuivants », dérivé du bas latin cappa « manteau de chœur des ecclésiastiques » (TLFi, s.u. chape et cape).  Le verbe échapper est attesté depuis le 12e siècle.

[6] Le féminin baladine est attesté au 19e siècle.

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