Mètis - Mauvais garçons de Paris et d’ailleurs

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Tous les mois, Michel Casevitz (professeur émérite de philologie grecque) traite d’une étymologie susceptible de présenter un intérêt méthodologique pour saisir le véritable sens d’un mot français ou en rectifier l’étymologie généralement admise.

 

Il y a des lieux à Paris où l’on peut se promener tranquillement à certains moments et qu’on préfère éviter à d’autres moments, où ils sont excessivement achalandés[1], comme on dit au Québec : parmi ces lieux, la rue de Lappe est un bon sujet d’étude. Elle ne paie pas de mine : elle n’est large que de 10 mètres et sa longueur de quelque 260 mètres atteste sa modestie. Mais il ne faut pas s’y fier, ce n’est pas n’importe quelle rue : calme dans la journée, elle est très animée le soir et jusque tard dans la nuit, car elle offre beaucoup de commerces et de boutiques, notamment des hôtels, des cafés, bars, des restaurants et des salles de bal[2].

Alors, en m’y promenant, j’ai cru faire de mauvaises rencontres, voir les mauvais garçons, amateurs de mauvais coups, surgir de chaque maison, en quête de rapines[3] ; je me souvins du dernier assassinat commis dans cette rue, en 2014, vers 4 h du matin, quand une certaine Shéhérazade, âgée de 22 ans, « a reçu un coup de tournevis qui s’est enfoncé de près de 5 cm dans son crâne[4]. » Et je me rappelais l’histoire de cette rue, partant de la rue de la Roquette à la rue de Charonne, dans le quartier de la Bastille (la Bastoche en argot), et qui porta au 17e siècle le nom du maraîcher propriétaire de jardins à cet endroit, Gérard (ou Girard) de Lappe[5], avant de prendre le nom de Louis-Philippe, en souvenir d’une visite du roi[6]en décembre 1830, jusqu’en 1848 ; un arrêté lui rendit son nom initial en 1867. Dans la deuxième moitié du 19e siècle, des Bretons et des Auvergnats y installèrent des mastroquets « bois et charbons[7]. » Dès la fin de ce siècle, des bals musette y furent créés.

La rue de Lappe devint peu à peu un lieu particulièrement mal famé[8] de ce quartier populaire de la Bastille, et les mauvais garçons y furent nombreux. Leurs dénominations sont aussi nombreuses et pour la plupart anciennes ; elles ont varié au cours des temps et on peut en dresser une liste - non exhaustive - par ordre croissant de malfaisance, autant que possible : pour des jeunes voyou, vaurien, sacripant, chenapan, petite frappe ; et pour les moins jeunes arsouille, racaille, canaille, crapule, truand, pilleur, bagarreur, filou, malfrat, apache, gouape, nervi, malandrin, sbire, séide ; plus récemment hooligan, loubard et loulou, blouson noir pour des jeunes zonards, souvent considérés comme des casseurs .

Le voyou est à l’origine (le mot est attesté depuis le 19e siècle, cf. le Trésor de la langue française informatisé [TLF], s.u.[9]) « un gamin qui court les voies, les rues », en particulier un mal élevé, et, plus généralement, un jeune, un adulte, sans foi ni loi[10]. Le vaurien, mot attesté depuis le 16e siècle, désigne, dans le langage familier, une personne qui ne vaut rien, en particulier un gamin effronté[11].

Le sacripant est le nom d’un roi de Circassie, faux brave, appelé Sacripante dans Roland amoureux, poème épique posthume inachevé de Boiardo (1441-1494), paru en 1495 et continué par l’Arioste (1474-1533) dans Roland furieux (1516-1532) ; le nom est devenu nom commun en italien dans le vocabulaire familier puis en français (depuis le début du 17e siècle), où, après avoir désigné un mauvais sujet, il est employé pour un jeune vaurien amateur de mauvais coups.

Le chenapan est un homme plutôt jeune, à la moralité peu assurée, capable de mauvais coups ; le mot apparaît au milieu du 15e siècle, sous la forme snaphaine à Liège, snaphan  (schnaphan en français à la fin du 17e siècle) signifiant «détrousseur, voleur de grand chemin » sévissant dans les Pays-Bas et l’Allemagne. Le mot est emprunté, via le néerlandais snaphaan,  à l’allemand Schnapphahn « bandit, voleur de grand chemin », composé du radical du verbe schnappen « attraper » et du nom Hahn « coq » : le mot signifierait « il vole un coq[12] », pour un pillard vagabond. En français, le mot désigne aujourd’hui dans le langage familier un jeune garçon un peu voleur.

La petite frappe[13] désigne un jeune voyou ; c’est un des deux noms féminins de notre liste, avec racaille.

La prochaine chronique étudiera les autres mots indiqués ci-dessus.

 


[1] L’adjectif achalandé a conservé au Québec son sens originel « plein de chalands », c’est-à-dire de personnes intéressées (du verbe ancien chaloir dont il subsiste l’expression peu me chaut), de clients. En France, depuis le 20e siècle, on emploie le mot au sens de « plein de marchandises. »

[2] Outre le célèbre Balajo (créé en 1936, ce bar dansant a fêté ses 80 ans en 2017) au numéro 9, mentionnons le Sahara et Heather au 8, le Monde des grillades au 4, le Sushi Club au 5, le Tortilla au 10, le Tribar-restaurant (dit karaoké)-club au 20, le Barbat au 23, le Red Factory au 25, l’hôtel-restaurant Les sans-Culottes au 27, le bar-restaurant Chez Pierrot au 33,  le Street Art, café-restaurant au 37, etc.

[3] Le mot, attesté depuis le 12e siècle, dérive du latin rapina,-ae « vol, pillage » (employé au pluriel dans la langue classique), dérivé du verbe rapio, rapui, raptum, -ere « emporter, enlever, voler, piller. »

[4] Le Figaro, 26/12/2014. https://www.lefigaro.fr/actualite-france/2014/12/26/01016-20141226ARTFIG00154-la-jeune-femme-agressee-a-coups-de-tournevis-a-paris-est-morte.php (consulté le 27/1/2022). Le meurtrier, âgé de 25 ans au moment des faits, fut condamné en 2017 à 18 ans de prison.

[5] Selon J. Hillairet, Dictionnaire historique des rues de Paris, tome 2, (7ème édition, Paris, 1979), p. 21, la rue porta aussi le nom de Gaillard, nom de l’abbé fondateur « d’une communauté pour instruire les enfants pauvres du faubourg Saint-Antoine. »

[6] Mot familier, vieilli, abrégé souvent en troquet, désignant un café, un bar.

[7] Ces commerces parisiens, bistros (ou bistrots) distributeurs de combustibles, furent appelés des bougnats.  

[8] Mal famé signifie « qui a mauvaise réputation » (du latin fama,-ae, renom, réputation, bruit, cf. grec dorien φάμα [phama], ionien-attique φήμη [phèmè]), en latin verbe fāri, en grec verbe φημί, φάναι [phèmi, phanai], « dire » ; de nos jours, on ne prend famé qu’en mauvaise part (au 19e siècle, on trouve bien ou mieux famé).

[9] Il entre dans le Dictionnaire de l’Académie française dans l’édition de 1878. Le mot est substantif ou adjectif.

[10] Le féminin voyouse ou voyoute n’est plus guère employé.

[11] Mais sur mer, le Vaurien (créé en 1951, cf. TLF, s.u. vaurien2) est un navire de plaisance, léger, ainsi nommé parce qu’il ne vaut pas cher, pour ainsi dire rien.

[12] Il y a plusieurs autres explications, cf. TLF, s.u.

[13] Frappe est issu par apocope de frapouille, qui contient le suffixe péjoratif -ouille, attesté au 18e siècle ; le mot, qui ne s’emploie plus guère, signifiait dans les anciens emplois « guenille, vieux vêtement, chiffon » (TLF, s.u.) et, en argot, c’était le synonyme de fripouille. Frapouille provient peut-être d’un mot savoyard frappa « ruban » ou d’un mot du centre de la France frapa « guenille » (TLF, ibidem). Fripouille, attesté à la fin du 18e siècle, désigne « un propre à rien, un vaurien » ; le mot provient de fri(p)e « chiffon, guenille », mot attesté au 14e siècle,  du bas latin faluppa, « petits débris sans valeur. »

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