Mètis – Des bruits et des rumeurs

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Tous les mois, Michel Casevitz (professeur émérite de philologie grecque) traite d’une étymologie susceptible de présenter un intérêt méthodologique pour saisir le véritable sens d’un mot français ou en rectifier l’étymologie généralement admise.

Le bruit est un mot de sens général qui s’oppose au silence[1]. Naguère, bruits passant de l’un à l’autre, les rumeurs circulaient, plus ou moins rapidement, par voie orale, de bouche à oreille[2]. Aujourd’hui, avec l’essor et le triomphe de l’internet, par les prétendus « réseaux sociaux », elles se propagent par écrit et chacun les reçoit et peut les transmettre instantanément ou tranquillement : ne faisant face qu’à l’écran, il peut s’adresser - sans les affronter - à tous, dans la solitude et l’anonymat, et la rumeur peut prospérer sans encombre. Chacun peut ainsi être loué ou accusé sans qu’il sache d’où provient la rumeur, en particulier si elle est diffamatoire.

Attesté depuis le 12e siècle, le mot rumeur provient du latin classique rumor,-oris, masculin, « bruits vagues d’origine incertaine et non fiable, rumeur publique », mot isolé peut-être onomatopéique[3] ; à noter que le mot est proche de fama,-ae, féminin[4], « bruit colporté, voix publique, renommée » (César, Guerre des Gaules, 6, 20, parle d’un fait parvenu rumore aut fama « par bruits vagues ou par la voix publique »).

Il y a beaucoup de synonymes, tous péjoratifs. Ainsi un on-dit[5] , substantivation de la proposition on dit (attesté depuis le 17e siècle) insiste sur l’origine incertaine et donc invérifiable du contenu de cet on-dit (voir les exemples cités par le Trésor de la langue française informatisé [TLF]).

Un ragot (employé parfois au pluriel) est un propos désobligeant, malveillant et même parfois diffamatoire qu’on a ramassé on ne sait où, de source non recommandable en tout cas, et qu’on transmet à tout venant si l’on veut nuire à son tour. Le mot, attesté depuis le 18e siècle, est déverbal du verbe ragoter, attesté depuis le 17e siècle[6].

Le commérage (attesté au sens de bavardage depuis le 18e siècle[7]) est le fait des commères, qui bavardent sur divers sujets, souvent futiles et minimes.

Le racontar (souvent au pluriel) est un mot récent (attesté depuis la seconde moitié du 19e siècle), familier, formé sur raconter avec suffixe péjoratif -ard altéré (la finale elle-même traduit peut-être la négligence du propos que le verbe indique déjà) : le mot désigne un contenu peu fiable.

Le potin (mot familier attesté depuis le 19e siècle, souvent aussi au pluriel[8]) est fait de propos plus ou moins faux, en tout cas non vérifiés, plus ou moins médisants, sensationnels ou scandaleux, tels que les commères en échangent. Le mot doit être déverbal de potiner « bavarder » comme faisaient les femmes normandes réunies pour les veillées d’hiver en apportant leur potine « chaufferette » (dérivé de pot)[9] pour faire des potinages.

Le cancan (attesté depuis le 16e siècle, écrit d’abord quanquan) est employé surtout au pluriel pour désigner « des propos malveillants, bavardages médisants qu’on répand en société » (TLF). Le mot provient de la conjonction de subordination latine quamquam « quoique », mot qui revenait souvent dans les discussions pédantes. Au singulier (vieilli), le cancan désigne du bruit fait pour un sujet qui ne le mérite pas[10].

Terminons par le bobard (mot apparu aux alentours de 1900), mot dit « très familier » dans le TLF; il désigne un propos mensonger et en particulier une vraie fausse nouvelle que l’on répand pour cacher la vérité à nos troupes ou démoraliser l’ennemi. Le bobard fait partie de moyens utilisé par les autorités pour dissimuler la vérité. En temps de guerre les bobards se sont multipliés (ils font partie des bourrages de crâne que dénonçait le Canard enchaîné, créé en 1915 pour dénoncer la censure et les bobards). À l’origine le mot devait évoquer, avec le suffixe péjoratif -ard, un bredouillis incompréhensible, une bêtise (voir les hypothèses relatées par le TLF s.u.

D’autres expressions, plus ou moins savoureuses, désignent les bruits qui circulent, souvent sans qu’il soit possible d’en savoir la source. Les bavardages  sont le propre, si l’on peut dire, des bavards qui ne cessent de … baver, c’est-à-dire de médire : ils ont la langue bien pendue, ils font courir des bruits de couloir, ils lancent des ballons d’essai… Beaucoup de parleurs, beaucoup d’anonymes et …beaucoup de fake news, pardon : d’infox.

 


[1]  Bruit, attesté depuis le 12e siècle, est déverbal du verbe bruire (du latin brugitum, participe passé neutre du verbe du latin vulgaire brugere, même sens, issu du croisement entre rugire, employé pour un lion mais aussi pour un âne, et bragere, verbe du latin populaire signifiant « crier » qui a donné braire (en parlant de l’âne), cf. Bloch-Wartburg,  Dictionnaire étymologique de la langue française, 6e éd., Paris, 1975, s.u.). Le silence  (attesté depuis le 12e siècle) est l’antonyme de bruit ; il dérive du latin silentium, dérivé du participe présent silens du verbe sileo « être silencieux .»

[2]  Qu’on se souvienne de « la rumeur d’Orléans », étudiée notamment dans un volume dirigé par Ed. Morin et publié à Paris (éd. du Seuil) en 1969.

[3]  Le radical *ru- se retrouve en sanskrit ráuti  et ruváti  « il crie » et en grec dans le verbe à prothèse ὠρύομαι [ōruomai], « rugir, hurler » (cf. Ernout-Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Histoire des mots, 4e éd. retirée avec additions et corrections par J. André, Paris, 2001, s.u. rumor ; et P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Histoire des mots, 2e éd. , Paris, 2009, s.u  ὠρύομαι).

[4]  Le mot fama correspond exactement au grec φήμη [phèmè](dorien φάμᾱ [phama]) comme le verbe fāri « dire » est l’équivalent du grec φημί [phèmi] (dorien φαμί [phami]).) À noter que le mot femme dans l’expression remède de bonne femme provient de fama « (bonne) renommée. » Dans une société qui pratiquait le sexisme avant même que le mot n’existât, la renommée (fama) a été dévaluée pour devenir une simple croyance, un remède presque digne d’une sorcière.

[5]  Avec ou sans tiret, on dit est invariable.

[6] Le verbe ragoter dérive d’un radical onomatopéique rag- employé pour un cri (une glose latine mentionne un verbe ragio,-is,-ere pour le cri du poulain). Le TLF indique aussi un ragot, issu de même radical, désignant un animal, sanglier ou cheval, et par analogie une personne « petite et grosse ». P. Guiraud, dans le Dictionnaire des étymologies obscures (Paris, 1982), p. 452-453, distingue deux familles, l’une « se rattache à un < verbe > roman ragere « gronder », l’autre « désigne des objets, animaux, personnes ‘courts et trapus’… dérivés de radere « retrancher. » 

[7] Attesté depuis le 16e siècle au sens de baptême (TLF s.u. commérage), aujourd’hui disparu. Rappelons que la commère n’était pas un terme péjoratif à l’origine, il désignait simplement la marraine.

[8] Il existe aussi un potin dans le domaine de la dinanderie depuis le 14e siècle, désignant un alliage, soit de cuivres, jaune et rouge, soit de laiton et de plomb ou d’étain. Dérivé de pot avec suffixe -in (ou -ain, cf. étain), cf. TLF s.u. potin2.

[9] On a connu en Auvergne le cantou, cheminée constituant le centre de la maison, où se regroupaient pour les veillées famille et voisins.

[10] La danse appelée cancan (apparue au 19e siècle) fait allusion au dandinage du canard en marche (can, radical de canard dupliqué).

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